Le Film français

JEAN GRÉMILLON : L’AMOUR DU VRAI

Le succès de Remorques, en 1941, devait constituer pour Jean Grémillon une revanche sur quinze ans de déboires. Les deux films qu’il tournera ensuite seront des chefs-d’œuvre. Curieusement, c’est au cœur d’une des périodes les plus noires de notre histoire, que ce « cinéaste maudit » va pouvoir le mieux s’exprimer, et dans l’œuvre de ce metteur en scène de gauche, s’il en fut, la période « vichyssoise » apparaît comme une trop brève saison privilégiée. Exemple d’un des nombreux paradoxes qui ne cessèrent d’illustrer la vie de Grémillon.  

Jean Grémillon
De la musique au cinéma

Il avait commencé comme musicien, après des études à la Schola cantorum de Vincent d’Indy. Cela le conduisit à devenir violoniste de cinéma, accompagnant la projection des films muets. De là, il passa à la réalisation de courts métrages industriels (une trentaine), dont il fit un montage d’extraits, essai de « rythme pur », dans le goût de l’avant-garde de l’époque, intitulé Photogénie mécanique (1924) et qui obtint un certain succès, dans les milieux spécialisés.

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Sur la lancée, Grémillon avait réalisé Tour au large (1926) « documentaire impressionniste, très surfait et artificiel en diable », s’il faut en croire Jean Mitry. Vint ensuite Maldone (1927), son premier film de fiction (scénario d’Alexandre Arnoux) interprété par Charles Dullin et Genica Athanasiou, que suivit Gardiens de phare (1928), d’après un scénario de Jacques Feyder, et qui fut son premier grand succès, en dépit de l’influence un peu trop sensible du cinéma soviétique.

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GARDIENS DE PHARE – Jean Grémillon (1929) “Grémillon est le cinéaste de l’instant d’après, lorsque le mal est fait et que l’être doit vivre avec. Le meurtre est à peine filmé dans Gardiens de phare, La Petite Lise et Gueule d’amour. Mais après la mort de son fils, dans Gardien de phare, le père regarde dans le vide, de profil, hagard, tandis que le vent fait claquer la porte devant lui. Dans le battement de la porte, maintenant en très gros plan, dans un effet de montage extrêmement moderne. Il regarde devant lui, absent, effrayé par l’acte qu’il vient d’accomplir.” ( Stéphane Delorne, Cahiers du Cinéma – 693)

Ainsi, à la fin du muet, Grémillon, issu de l’avant-garde, commençait à bénéficier du renom d’un artiste prometteur, et, à vingt-sept ans, faisait figure de future valeur sûre du cinéma français.

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LA PETITE LISE (1930)

L’apparition du parlant, et l’échec de sa première tentative dans ce domaine, vinrent ruiner cette réputation pour des années. En 1930, Grémillon l’abordait avec La Petite Lise, mélodrame un peu naïf, sur un scénario de Charles Spaak. Il y vit surtout l’occasion de recherches sur les rapports à établir entre l’image, le son, la parole et la musique, domaine qu’il était particulièrement qualifié pour explorer. Avec son ami, le compositeur Roland Manuel, il poussa dans cette direction, sans recueillir malheureusement le profit qu’il pouvait en espérer. Public et critique furent également déconcertés, et l’échec de La Petite Lise pesa lourd sur la suite de la carrière du cinéaste.

De 1930 à 1933, il réalisa que des films de commande : Dainah la métisse (1930), Pour un sou d’amour (1931), qu’il refusa de signer, Le Petit Babouin (1932) et Gonzague (1932), et deux courts sujets de fiction qu’il vaut mieux oublier. Dégoûté, Grémillon s’exila en Espagne de 1933 à 1935. Il n’y réalisa qu’un seul film, La Dolorosa (1934) opéra-comique absurde et parfois ridicule, dont on peut retenir quelques belles images d’extérieurs, où le cinéaste exprime ses nostalgies d’artiste.

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L’histoire de Daïnah la métisse sent le soufre dans le paysage relativement aseptisé du cinéma français de l’époque : une jeune et belle métisse (Laurence Clavius), mariée à un Noir (Habib Benglia), sème le trouble parmi les passagers du paquebot de luxe qui fait le voyage entre la France et la Nouvelle-Calédonie. Sous le regard complaisant de son mari, elle se prête à la cour assidue d’élégants oisifs, pendant que les femmes médisent de sa conduite. Mais, bientôt lasse des hommages mondains, elle se laisse aborder par un homme d’équipage (Charles Vanel) qui tente de la violer. Elle le mord et s’enfuit, puis cherche à le revoir malgré ses menaces ; il se venge en la jetant par-dessus bord. Son mari, qui a deviné le drame, devant l’inertie des autorités du bord, décide de se faire justice lui-même et tue l’assassin de sa femme en le précipitant du haut de la salle des machines.   Le scénario est adapté par Charles Spaak d’après le roman de Pierre Day « La Métisse » et si le rôle titre est tenu par une jeune inconnue, Laurence Clavius, elle est épaulée par des acteurs confirmés comme Charles Vanel (depuis 1912, il a déjà tourné une quarantaine de films), Habib Benglia, Gaston Dubosc, et Gabrielle Fontan. Seule la version tronquée a pu être retrouvée, et sa présentation fin des années 1980 à la télévision confirme qu’il s’agit d’une œuvre mutilée et non d’une besogne alimentaire. L’audace du scénario, la beauté de la mise en scène permettent d’imaginer les qualités du long métrage détruit et les raisons de l’acharnement du producteur à le détruire, dans le but d’en faire un film de première partie. 

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Le choix des deux personnages principaux, métisse ou noir, est rien moins qu’innocent ; on sait en effet avec quelle extrême prudence le cinéma français a mis en scène la réalité coloniale, utilisée le plus souvent comme une toile de fond exotique, ou comme un faire-valoir pour le courage et l’esprit d’entreprise de nos compatriotes. Daïnah la métisse fait partie d’une sous-catégorie du film colonial : celui qui met en scène des « colonisés » dans un milieu français ; en petit nombre, ces films «fantasment sur l’homme (ou la femme) de couleur, porteurs d’un ailleurs lourd d’étrangetés raciales». Le film de Grémillon, en donnant à Habib Benglia, seul acteur de race noire du cinéma français, un des trois rôles principaux, et un statut social élevé qui en fait l’égal des riches passagers blancs, met à mal le présupposé idéologique sur la supériorité de la race blanche, d’autant plus que Charles Vanel joue un simple ouvrier de la salle des machines. Laurence Clavius une authentique métisse, transgresse également les tabous coloniaux par l’élégance de sa diction qui la désigne immédiatement comme appartenant à « la bonne société ». [Jean Grémillon, Le cinéma est à vous – Geneviève Sellier – Ed. Meridiens Klincksieck (1989)]

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A Berlin

En 1935, Raoul Ploquin, directeur de la production française de l’UFA, le fait venir à Berlin, où il va commencer à pouvoir remonter la pente. On peut passer rapidement sur Valse royale, version française d’une sucrerie austro-bavaroise, dans un genre alors florissant, ainsi que sur Les Pattes de mouche (1936), tiré d’une pièce de Victorien Sardou et dialogué par Roger Vitrac, rencontre qui laisse perplexe.

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VALSE ROYALE (1936)

Toujours en Allemagne, mais en version française seulement, Grémillon réalise un film très ambitieux et qui va lui permettre, enfin, de renouer avec le succès, Gueule d’amour (1937). Il y retrouvait Charles Spaak et y faisait la rencontre de Jean Gabin, qui interprétait un beau spahi amoureux et assassin. Même si le scénario est un peu conventionnel, Gueule d’amour reste une oeuvre importante dans la filmographie de Grémillon qui marqua pour lui la sortie du tunnel.

Aussi intéressant fut L’Étrange M. Victor, tourné la même année et dans les mêmes conditions, c’est-à-dire en Allemagne, en version française uniquement, Raoul Ploquin étant toujours directeur de production et Charles Spaak scénariste, mai en compagnie cette fois d’Albert Valentin et de Marcel Achard, ce dernier codialoguiste.

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L’ETRANGE MONSIEUR VICTOR (1938)

Aux côtés de Raimu de divers bons acteurs, on remarquait sur Viviane Romance, qui commençait à s’affirmer. Ainsi remis en selle Grémillon put rentrer en France et s’attaquer à un grand projet… 

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On trouve dans le scénario de Gueule d’amour tous les ingrédients d’un bon drame des années 1930 : une complicité masculine brisée par l’irruption d’une femme (fatale forcément !), et le meurtre final qui plonge son auteur dans un enfer intérieur pire que la mort. Cette trame narrative est mise en scène à travers des décors et des situations qui renvoient à tous les grands genres populaires des années 1930 : le comique troupier et le drame militaire, le « boulevard » comique et sérieux, et le drame populiste, tout cela ponctué par des images de type documentaire qui les mettent en perspective. Bien que de telles ruptures de ton ne soient pas nouvelles chez Grémillon, elles acquièrent ici plus de force parce qu’elles ne sont pas assimilables à des « effets de style » chers aux cinéastes de l’avant-garde des années 20. Le « style » du Grémillon de 1937 est beaucoup plus « discret », c’est à dire respectueux d’un certain nombre de codes cinématographiques qui se sont imposés avec le parlant dans tout le cinéma narratif dominant.

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Gueule d’amour marque donc une étape décisive dans la position que Grémillon tente de se construire à l’intérieur du système de production des films : pour la première fois en effet, il utilise frontalement le « star system » à la française, avec le couple vedette GabinBalin ; mais, en les insérant dans une confrontation entre plusieurs genres très en vogue à l’époque, il fait apparaître leur caractère conventionnel et les enjeux idéologiques des images qu’à travers eux on donne à désirer aux spectateurs ; le moteur du récit peut s’analyser comme une déconstruction systématique de ces images que le film a d’abord présentées, dans la logique du cinéma dominant, comme éminemment désirables pour le spectateur. Le rappel constant à l’intérieur de l’histoire, du clivage central du dispositif cinématographique entre le spectateur et le spectacle, que le cinéma classique s’attache à occulter, se double d’une confrontation entre des images de studio et des images « du monde », qui tend à représenter à l’intérieur du texte filmique le principe que Godard rappelle au début du Mépris : « Le cinéma substitue à notre regard un monde conforme à nos désirs ». [Jean Grémillon, Le cinéma est à vous – Geneviève Sellier – Ed. Meridiens Klincksieck (1989)]

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« Remorques » : une revanche

Ce fut Remorques, adapté d’un roman de Roger Vercel par Charles Spaak et André Cayatte et dialogué par Jacques Prévert, auréolé de sa série de films avec Marcel Carné. Malheureusement, le film fut entrepris au cours de l’été 1939 et interrompu par la déclaration de guerre en septembre. Il ne put être repris qu’en mai 1940, de nouveau interrompu et finalement terminé en studio au cours de l’année 1941. Entre-temps, le producteur avait émigré aux Etats-Unis (c’était Lucachevitch), et le film fut distribué en France par la Tobis allemande.

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REMORQUES (1941)

Après dix-huit mois de vaches maigres, il fut particulièrement bien accueilli et le public retrouva avec joie le couple GabinMorgan. Quant à la critique de la presse « collaborationniste », elle fit une véritable fête à ce qui apparaissait comme la grande rentrée de ce cinéaste de gauche. Ainsi, dans « Je suis partout », Lucien Rebatet écrivait : « Je veux simplement dire aujourd’hui le plaisir que me fait le succès de Jean Grémillon. Je ne crois pas qu’il y ait un auteur de cinéma qui ait collectionné plus de malchances, davantage souffert de l’anarchie de notre ancien cinéma. N’est-il pas honteux que l’artiste qui a créé ce film robuste et d’un si beau métier ait été, pendant des années, contraint à des besognes anonymes et écœurantes chez des négriers de l’écran ? Je connais Grémillon de longue date, sa ténacité bretonne et ses dons. J’ai toujours pensé qu’il finirait par avoir une revanche.»

Remorques ne fut que le début de la revanche ; le film se ressentait un peu, malgré tout, des conditions de tournage et les tempêtes en studio firent l’objet de certaines critiques, de même que la fin un peu grandiloquente.

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REMORQUES (1941)

La revanche véritable serait pour 1942, avec Lumière d’été, qui demeure aujourd’hui, sans doute, le chef-d’œuvre de Grémillon. Pour ce film, Prévert avait écrit un de ses meilleurs scénarios, hormis ceux qu’il a fait pour Carné, et sa collaboration avec Grémillon apparaît ici bien plus convaincante que dans Remorques.

L’histoire comportait une part de satire sociale, assez virulente dans le climat de l’époque ; le film frôla du reste l’interdiction complète par la censure de Vichy. Il ne fut autorisé qu’à la suite d’une série d’incidents qui provoquèrent la démission du président de la Commission de censure qui n’était autre que l’écrivain Paul Morand.

Les personnages inventés par Prévert avaient un relief étonnant, que soulignait encore une interprétation extraordinaire, dominée par un Pierre Brasseur des grands jours, aux côtés de qui Madeleine Renaud, Madeleine Robinson et Paul Bernard faisaient jeu égal, ce qui était méritoire. Bizarrement, le film fut attaqué surtout sur son scénario, pourtant le meilleur que Grémillon ait jamais tourné. L’opposition entre l’univers du chantier, qui exaltait le monde du travail, et celui des privilégiés oisifs et corrompus auquel appartenaient les principaux personnages, fut jugée sommaire, voire simpliste.

Il fallut attendre un article célèbre d’Henri Agel, en 1951, « Grémillon ou le tragique moderne », pour que justice soit complètement rendue au film, et Prévert et Grémillon associés dans un même éloge. Agel exprimait fort bien la signification de Lumière d’été : « Chaque groupe de personnages incarne ici – avec toute la complexité et le naturel qui conviennent – des réalités éthiques qui sont aussi symbolisées par les modalités du décor : santé, fraîcheur, don de soi, ouverture à la vie et au vrai chez les uns, perversité, dessèchement, repli sur soi, fuite de la vie, mensonge chez les autres… Aux moments les plus intenses de Lumière d’été, il ne s’agit plus seulement de l’issue d’un drame particulier, des forces affectives sont là qui s’affrontent et qui défient le destin.» Et plus loin, après avoir invoqué Sophocle et Euripide, Agel soulignait à juste titre : « Le drame ici, n’est pas abstrait, il prend un sens d’autant plus riche qu’il s’est incarné dans le tuf du monde moderne. »

L’anti-« Corbeau»?

En 1943, Grémillon aurait dû retrouver Prévert (et Brasseur) pour une adaptation de Sylvie et le fantôme, qui, au dernier moment, fut abandonnée (le film sera réalisé par Autant-Lara, en 1945, dans une adaptation différente). A la place de ce projet, Grémillon réalisa son troisième grand film de la période : Le Ciel est à vous (1943).

Il y retrouvait comme producteur Raoul Ploquin, son ancien « producer » de l’UFA, qui, après deux ans de fonctions officielles à la tête du C.O.I.C. (Comité d’Organisation de l’Industrie Cinématographique), organisme d’état vichyssois du cinéma, venait de démissionner, pour reprendre son ancien métier. Le scénario, d’Albert Valentin et Charles Spaak, s’inspirait d’une histoire vraie, celle d’une femme de garagiste de province qui, ayant appris à piloter, était devenue championne du monde d’aviation en battant un record de distance du vol en ligne droite. Après quoi, elle était rentrée chez elle et on n’en avait plus entendu parler.

De cette histoire sobre et exaltante, Grémillon fit un film très beau, d’une éloquence discrète qui emportait la conviction et qui fit l’unanimité. Mais, sans qu’il y fut pour rien, cette unanimité se fit dans la discorde, et Le Ciel est à vous devint l’enjeu d’une polémique mémorable et même historique. Le film fut présenté en février 1944, une des périodes les plus noires de la guerre et de l’occupation, alors que le sort basculait, mais que bien des incertitudes demeuraient. Il fut exceptionnellement bien reçu par la presse parisienne, et particulièrement par Lucien Rebatet qui, fait sans précédent, lui consacra deux grands articles consécutifs dans « Je suis partout », au risque de mécontenter certains lecteurs. L’un d’eux lui écrivit même : « Je ne comprends pas que vous aimiez un film aussi typiquement vichyssois. » Rebatet commenta avec humour : « Le trait, on le voit, est rude. » Puis il entreprit de démontrer en quoi le film n’avait rien de vichyssois, « au sens vigoureusement péjoratif, du moins où nous l’entendons », avant de conclure : « Les artistes dignes de ce nom ont le goût de la vérité. » Au même moment, Les Lettres françaises, résistantes et clandestines, qui menaient une violente campagne contre Le Corbeau de Clouzot, lui opposaient Le Ciel est à vous, « avec ses personnages pleins de sève française, de courage authentique, de santé morale où nous retrouvons une vérité nationale qui ne veut pas et ne peut pas mourir ». Et ailleurs : « Il remplace les lettres anonymes et leurs hideux ravages par des avions qui dessinent des arabesques de gloire dans le ciel ; les relents de freudisme par des cœurs ardents et simples, et la crotte par l’azur. »

Cette polémique d’époque, résistance ou révolution nationale, n’a plus qu’un intérêt historique et on adoptera la conclusion de Jacques Siclier dans « La France de Pétain et son cinéma » : « La vérité, une fois de plus, est dans le film lui-même : une œuvre de cinéma profondément française par son réalisme intimiste et psychologique, la limpidité, la beauté classique de son style, et aussi l’histoire d’une passion dans laquelle, thème cher à Grémillon, un être va jusqu’au bout de lui-même, se dépasse quoi qu’il puisse arriver. » Il faut ajouter que, malgré de grandes qualités et en dépit (ou à cause ?) des querelles qu’il provoqua, bien involontairement, Le Ciel est à vous n’eut pas un grand succès public. Un nouveau purgatoire allait commencer pour Grémillon. Après avoir pris une part active au mouvement de résistance du cinéma français, au sein du « Comité de libération du cinéma», il devait, une fois la Libération intervenue rencontrer une nouvelle série de déceptions et de projets avortés. C’est même à partir de ce moment que sa carrière prit un tour vraiment dramatique, jusqu’à sa disparition prématurée. 

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Les projets avortés

En 1944-1945, Grémillon réalise Le 6 Juin à l’aube, un documentaire de moyen métrage sur le débarquement anglo-américain en Normandie, dont il écrivit à la fois le commentaire et la musique et qui est un chef-d’œuvre du genre. Vient ensuite le temps des projets avortés, la série des grands films non réalisés. En 1945, c’est un film sur La Commune, dont Grémillon écrit lui-même le scénario. En 1946, nouveau scénario écrit par Grémillon, en collaboration, cette fois, avec Spaak. Sous le titre Le Massacre des innocents, il s’agit d’une trilogie contemporaine qui doit faire revivre la guerre d’Espagne en 1936, les événements de Munich (1938) à Paris et, enfin, le Paris de la Libération et des mois qui ont suivi. Le film est stoppé, au stade de la continuité, par le producteur, et comme le précédent, il ne verra pas le jour.

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Jean Grémillon (à gauche)

L’année suivante, c’est au stade – du dialogue qu’est interrompu un nouveau scénario de Spaak et Grémillon, La Commedia dell’arte, évocation conjointe de la comédie italienne au XVIe siècle et de la Saint-Barthélemy. Grémillon passe aussitôt à un autre projet, sur lequel il va travailler près d’un an et demi. Il s’agit d’une commande du ministère de l’Education nationale pour commémorer le centenaire de la révolution de 1848. Grémillon en écrit le scénario et les dialogues, ainsi que la musique. Léon Barsacq réalise une superbe série de maquettes pour les décors. Hélas, pas plus que les trois précédents, Le Printemps de la liberté ne verra le jour. Le texte du film sera publié en volume, et sa qualité fait regretter la non-réalisation de ce qui aurait été sans doute le plus grand film de Jean Grémillon. Ce dernier gardera toujours comme une blessure l’échec de ce projet qui lui tenait particulièrement à cœur, échec imputable à la défection, au dernier moment, du ministère commanditaire.

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Jean Grémillon
Son chant du cygne

En 1948, Grémillon peut enfin de nouveau réaliser un film, Pattes blanches. Il s’agit d’un scénario de Jean Anouilh qu’il comptait réaliser lui-même, avant d’en être empêché et d’être remplacé, presque au pied levé, par Grémillon.

Malgré cela, c’est tout de même un grand film de Grémillon, et sans doute un des plus méconnus. Il atteint à une sorte de curieuse poésie, et comme l’écrit Henri Agel, « avec ces personnages, féeriques en un sens comme ceux de Lumière d’été Grémillon dépasse le niveau social et accède au niveau des puissances secrètes de l’être, celles qu’a peintes Dostoïevski. » Le metteur en scène avait été bien servi par une interprétation remarquable, où se distinguaient Fernand Ledoux, Paul Bernard et surtout Suzy Delair, dans un rôle inhabituel. Et c’est avec raison que Jean Mitry note que les dernières séquences sont « d’une suprême beauté ».

C’est un peu le chant du cygne de Grémillon, qui ne retrouvera plus jamais une pareille inspiration. En 1950, L’Etrange madame X, sorte de mélodrame bourgeois, souffrira surtout d’un scénario larmoyant et nourri de conventions venues d’un autre âge, destiné à fournir des rôles sur mesure au couple alors à la mode formé par Michèle Morgan et Henri Vidal. La beauté de Michèle Morgan, bien photographiée par Louis Page, est d’ailleurs la seule chose à retenir de ce film, un des moins bons de Grémillon depuis son retour d’exil.

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Beaucoup plus intéressant sera L‘Amour d’une femme (1953), dernier long métrage du réalisateur, dans lequel il retrouvait la Bretagne de ses débuts Ouessant exactement, où était située l’histoire d’une femme médecin à qui Micheline Presle donnait beaucoup de relief.

Cinq ans après Pattes blanches, Grémillon peut enfin réaliser un scénario qui lui tient particulièrement à cœur, puisqu’il en est l’auteur : L’Amour d’une femme reprend le thème des contradictions entre la vie professionnelle et la vie amoureuse et/ou conjugale, déjà développé dans Remorques ; mais le point de vue est cette fois-ci exclusivement féminin, et souligne, ce qui est parfaitement tabou dans la société française figée des années 1950, les difficultés propres des femmes dans la recherche d’un équilibre entre vie sociale et vie privée. Grémillon, aidé pour l’adaptation et les dialogues par R. Wheeler et R. Fallet, construit une sorte de fiction minimale : sur une île bretonne, une femme médecin rencontre un ingénieur ; ils s’aiment mais ils se quittent, de leur propre volonté. On peut voir dans cette recherche d’un « degré zéro » du romanesque, une réaction contre la très littéraire « qualité française » pour reprendre la formule consacrée.

Pour avoir les moyens de réaliser son film, Grémillon doit accepter les contraintes de la coproduction franco-italienne , avec une distribution bi-nationale et un doublage obligatoire pour les acteurs italiens. Massimo Girotti, visiblement mal à l’aise dans un personnage un peu schématique, ne fait pas le poids face à Micheline Presle. Après un court séjour sans éclat à Hollywood, l’actrice française cherche un second souffle, au-delà du succès scandaleux du Diable au corps (Claude Autant-Lara, 1947) ; Grémillon sera l’un des rares metteurs en scène à la sortir des rôles de « Parisienne un peu fofolle et frivole » où l’écran français la cantonne dans les années 1950.

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Après ce film, Grémillon a encore six ans à vivre, qu’il consacrera essentiellement à réaliser quelques courts métrages. Les charmes de l’existence (1950), satire humoristique de la peinture académique de l’époque 1900, lui avait déjà montré la voie. Sa dernière œuvre sera un documentaire, André Masson, consacré au grand peintre, réussite accomplie, dont une fois encore il écrit lui-même la musique. Pourtant, il ne fait aucun doute que Grémillon aurait préféré réaliser quelques-uns des grands films qu’il pouvait encore donner comme Caf’Conc’, autre projet abandonné, après avoir été poussé à un stade avancé de préparation.

Charles Vanel, Madeleine Renaud et Jean Grémillon (LE CIEL EST À VOUS, 1944)

Même amputée, tronquée des œuvres non réalisées, interrompue par une disparition prématurée (Grémillon n’avait que cinquante-huit ans quand il mourut), son œuvre existe bel et bien et constitue un des ensembles les plus riches du cinéma français de cette période. En dépit des nécessités et des contraintes, elle parvient, du moins pour les titres essentiels, à présenter l’unité d’inspiration et surtout de style qui permet de déceler, chez un cinéaste, la personnalité d’un artiste complet. Le cinéma de Grémillon est une des pièces maîtresses de ce courant réaliste français des années 1930 et 1940, qui constitue l’un des aspects les plus intéressants de la production nationale de ce temps. 

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L ‘histoire de Pattes blanches rappelle par certains aspects celle de Lumière d’été : une jeune femme, Odette (Suzy Delair), arrive dans un village de la côte bretonne, à l’invitation de l’aubergiste, Jock (Fernand Ledoux), dont elle est la maîtresse ; le châtelain du lieu, M. de Keriadec (Paul Bernard), qui vit seul dans la plus grande gêne, se laisse séduire par sa beauté, ainsi que son demi-frère, Maurice (Michel Bouquet), le fils d’une servante, qui est devenu un voyou. Mais Odette tombe amoureuse à son tour de ce jeune révolté, qui va l’utiliser pour se venger de son frère le châtelain. Celui-ci, malgré la dévotion de Mimi (Arlette Thomas), la petite servante, décide de vendre son château pour conquérir Odette. Mais la jeune femme entretemps a accepté d’épouser Jock l’aubergiste. Le jour du mariage, Maurice la force à aller humilier Keriadec en refusant son argent : le châtelain, furieux, la poursuit jusque dans la lande, l’étrangle et la jette du haut de la falaise. La petite servante, qui a tout deviné, se livre à la police pour éviter que le coupable ne soit arrêté ; mais le suicide de Jock fait croire à la responsabilité de l’aubergiste. Mimi, sortie de prison, trouve le châtelain sur le point de se suicider en provoquant l’incendie de son château; mais bouleversé par l’amour de Mimi, il décide d’aller se livrer, en lui confiant la garde du château.

Pattes Blanches est l’aboutissement d’une réflexion critique sur le « star system ». Prenant acte de l’impossibilité de faire un autre cinéma, malgré les espoirs qu’avait suscités la Libération, Grémillon renoue avec sa manière précédente, mais en exacerbant les contradictions jusqu’à donner au film une forme baroque, dissonante, qui traduit son malaise. Pour reprendre la comparaison avec Lumière d’été, tant sur le plan du scénario, plus dramatique, des personnages, plus violemment contrastés, de l’atmosphère, plus nocturne, du choix des acteurs, plus hétérogène, enfin du découpage, plus heurté, Pattes Blanches porte les oppositions et les conflits à un, degré tel que les notions de mesure et de bon goût se trouvent balayées, comme si le film traduisait aussi l’exaspération d’un talent frustré de toute expression pendant quatre ans, et contraint finalement de passer sous les fourches caudines d’un matériau fictionnel étranger à ses préoccupations du moment. Cette beauté aliénée et assassinée qu’incarne Suzy Delair, n’est-elle pas aussi la métaphore de la subjectivité du cinéaste ?  [Jean Grémillon, Le cinéma est à vous – Geneviève Sellier – Ed. Meridiens Klincksieck (1989)]

L’amour du vrai

Plus inspiré que Feyder, plus réaliste que Duvivier ou Carné, plus âpre que Becker et moins noir que Clouzot, c’est quelque part au milieu d’eux tous que Grémillon mérite d’être situé ; ses meilleurs films sont bien dignes de ces grands noms, ils sont l’œuvre d’un maître, à qui il aura manqué d’avoir un peu plus de chance et un peu plus de temps pour aller jusqu’au bout de son dessein. S’il fallait caractériser d’un mot son art, se serait sans doute « l’amour du vrai » qui serait le plus approprié. Grémillon a lui-même exposé sa conception du cinéma, notamment dans un texte intitulé : « Le Principal Moyen de connaissance du monde : cinéma et document. » Ce titre même est révélateur, et plus encore ces lignes tirées de la conclusion, où le cinéaste s’efforce de concilier ses exigences d’artiste scrupuleux et de témoin lucide : « Bref, le cinéma, dans sa nature la plus profonde, est et sera un document essentiel pour l’histoire de ce temps. Il ne s’agit ni de prouver, ni de démontrer, encore moins de prêcher ou de renoncer à la qualité d’art que le cinéma – on ne peut s’empêcher de l’espérer – (et si nombreuses que soient les preuves du contraire) a acquise et amplement méritée. Simplement de découvrir les lois propres du récit cinématographique, qui n’est pas une entité, un monde clos et autonome… » A ce vieux débat entre le fond et la forme, Grémillon avait trouvé une solution cinématographique, comme peuvent encore l’attester aujourd’hui Lumière d’été ou Le Ciel est à vous, et cela suffirait à lui assurer une place importante dans l’histoire du cinéma. [La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas (1982)]

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GUEULE D’AMOUR – Jean Grémillon (1937)
En attendant le feu vert pour L’Etrange Monsieur Victor, Jean Grémillon a eu le temps de réaliser Gueule d’amour, adapté par Charles Spaak d’un roman d’André Beucler. Nous sommes en 1937, et ce film qui devait être une parenthèse, une œuvre de circonstance, marquera au contraire un tournant dans la carrière du réalisateur : grâce au succès commercial qu’il obtient, il permet à Grémillon d’entamer la période la plus féconde de son œuvre et de produire régulièrement jusqu’en 1944, des films qui marquent une synthèse réussie entre ses exigences artistiques et les contraintes d’un cinéma populaire.

LUMIÈRE D’ÉTÉ – Jean Grémillon (1943)
Commençons par les femmes. Ni pin-up ni vamps chez Grémillon, mais des personnes à part entière, décidées, tourmentées. C’est vrai de Cri-Cri, ancienne danseuse devenue tenancière d’hôtel, ou de Michèle, jeune femme romantique venue là pour retrouver son amant. Ce marivaudage en altitude (les Alpes-de-Haute-Provence), hanté par le souvenir d’un crime, réunit des personnages à la dérive qui tentent de s’aimer.

PATTES BLANCHES – Jean Grémillon (1949)
Pattes Blanches, entrepris de façon quasi impromptue présente a priori tous les inconvénients d’une commande : le scénario d’Anouilh devait être réalisé par le dramaturge lui-même, s’il n’en avait été empêché par des problèmes de santé à la veille du tournage.

REMORQUES – Jean Grémillon  (1941)
Marin dans l’âme, Grémillon chérissait la mer, qu’il avait déjà célébrée dans Gardiens de phare en 1928. Remorques, situé à la pointe de la Bretagne, du côté de Crozon, fut un film compliqué à faire : scénario remanié, tournage interrompu à cause de la guerre, etc. Il tangue un peu comme un rafiot. On y retrouve néanmoins ce lyrisme sobre qu’on aime tant. Au fond, Remorques est l’envers de Quai des brumes, auquel on pense forcément : point de « réalisme poétique » ici, plutôt une poésie réaliste, sans effets ni chichis. 

L’AMOUR D’UNE FEMME – Jean Grémillon (1953)
Cinq ans après Pattes blanches, Grémillon peut enfin réaliser un scénario qui lui tient particulièrement à cœur, puisqu’il en est l’auteur : L’Amour d’une femme reprend le thème des contradictions entre la vie professionnelle et la vie amoureuse et/ou conjugale, déjà développé dans Remorques ; mais le point de vue est cette fois-ci exclusivement féminin, et souligne, ce qui est parfaitement tabou dans la société française figée des années 1950, les difficultés propres des femmes dans la recherche d’un équilibre entre vie sociale et vie privée.

LE CIEL EST À VOUS – Jean Grémillon (1944)
Le Ciel est à vous est le plus beau film d’un cinéaste un peu maudit, trop en avance sur son temps. Pionnier, Jean Grémillon l’était dans sa vision très moderne de l’amour, du couple. Et surtout de la femme, qui travaille activement dans cette histoire-ci, en assumant sa passion de l’aviation. Inspiré d’un exploit véridique de 1937, ce film tourné sous l’Occupation montre des gens simples qui se surpassent et s’accomplissent de manière audacieuse, en s’affranchissant de l’ordre moral. Sensible et optimiste, le film sait décoller du réalisme pour atteindre, avec sa poésie discrète, une forme de transcendance.



4 réponses »

  1. Très belle analyse et rétrospective, un grand merci.
    Dans  » Remorques », Michèle Morgan est habillée par Mademoiselle Chanel, et cela se voit, col blanc, ciré noir … indémodables
    Et dans  » Pattes blanches  » Michel Bouquet jeune et déjà inquiétant
    Amicalement
    France

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  2. Merci beaucoup pour cet article et toutes les illustrations ! Je me demande si ce n’est pas Raymond Pellegrin qui fait face à Micheline Presle sur la 30e photo (si je ne fais pas erreur), qui serait tirée du film « Les impures » plutôt que « L’amour d’une femme ». La vision du documentaire « Mes cinéastes de chevet » de Bertrand Tavernier m’a amenée à faire une recherche en ligne sur Jean Grémillon et à trouver deux dates de naissance le concernant : 3 octobre 1901 et 4 mars 1898 (sur IMdB). Que faut-il en penser ?

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    • Vous avez raison, la photo ne correspond pas au film, il s’agit bien des « Impures » de Pierre Chevalier, je l’ai donc remplacé. Quant à la date de naissance de Jean Grémillon, après avoir vérifier auprès de plusieurs sources c’est bien 1901. Merci pour votre message. Laurent

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