Le Film Noir

NIGHTMARE ALLEY (Le Charlatan) – Edmund Goulding (1947)

Dans la structure narrative hollywoodienne, le héros surmonte les obstacles pour parvenir à la réussite. C’est le mythe de l’homme parti de rien popularisé par Horatio Alger, l’incarnation du rêve américain : la conquête de la richesse matérielle, de la femme et du statut social grâce à des efforts et à un travail acharnés. Ce mythe est enraciné dans la Déclaration d’indépendance des États-Unis, selon laquelle « tous les hommes sont créés égaux » et sont « dotés par leur Créateur de certains droits inaliénables », parmi lesquels « la vie, la liberté et la poursuite du bonheur ».

NIGHTMARE ALLEY (Edmund Goulding, 1947)

Nightmare alley (Le Charlatan) suit l’ascension sociale de Stanton Carlisle, alias « Stan » (Tyrone Power), dans sa poursuite du rêve américain. D’abord forain, puis illusionniste dans un hôtel de Chicago, puis soi-disant spirite, il commence par divertir la classe ouvrière pour quelques sous et finit par arnaquer la haute société pour des milliers de dollars. Mais en fin de compte, tous ces « pigeons » veulent savoir la même chose : s’ils vont gagner de l’argent et si leurs morts reposent en paix.

NIGHTMARE ALLEY (Edmund Goulding, 1947)

La réussite de Stanton repose entièrement sur ses relations avec les femmes. Sa liaison avec la très maternelle Zeena (Joan Blondell) lui permet d’apprendre les secrets de son numéro d’illusionniste, mais il lui faut pour cela provoquer la mort accidentelle de Pete (Ian Keith), son mari alcoolique. Stanton se familiarise avec les ficelles du métier avec l’aide de la jeune et impressionnable Molly (Coleen Gray), qui devient sa partenaire sur scène comme dans la vie. Enfin, il passe de l’illusionnisme au spiritisme grâce à la complicité de Lilith Ritter (Helen Walker), psychanalyste peu scrupuleuse qui lui fournit des informations sur ses patients, Mrs. Peabody (Julia Dean) et Ezra Grindle (Taylor Holmes), pour qu’il puisse prétendre entrer en contact avec leurs chers disparus.

NIGHTMARE ALLEY (Edmund Goulding, 1947)

Nonobstant cette fulgurante ascension sociale, le film semble imprégné d’un mauvais pressentiment. Le terme « Geek » (ici, dans le sens de phénomène de foire) figure sur une pancarte au milieu de l’écran dès le premier plan du film afin que le spectateur comprenne d’emblée que tous les efforts de Stanton sont condamnés à l’échec. Le geek est la forme la plus vile des spectacles forains (un alcoolique qui arrache la tête des poulets avec les dents en échange d’une bouteille et d’un coin pour dormir), mais c’est également l’attraction la plus populaire. « Comment peut-on tomber aussi bas ? », demande Stanton. Le film répond à cette question par une série d’indices visuels et sonores récurrents. La nuit où Stanton contribue accidentellement à la mort de Pete, le mot « Geek » apparaît sur une pancarte à l’arrière-plan. Se sentant coupable d’avoir profité de ce décès, il entend les cris du phénomène de foire durant les moments de stress. Cela le conduit jusqu’au divan de Lilith, où il révèle ses failles psychologiques, failles qu’elle utilisera pour le détruire.

NIGHTMARE ALLEY (Edmund Goulding, 1947)

Dans l’ensemble, Stanton est un personnage plutôt sympathique. Malgré ses déboires, il ne s’en prend qu’à lui-même et parvient toujours à rebondir. Il reconnaît qu’il est égoïste, mais n’est pas conscient de ses motivations. « Je ne sais pas pourquoi », confie-t-il à Zeena. Tyrone Power nous livre ici l’une des meilleures prestations de sa carrière. Selon The New York Times, « M. Power tient un rôle juteux dans lequel il mord à pleines dents, faisant preuve d’une polyvalence et d’un pouvoir de persuasion considérables ».

NIGHTMARE ALLEY (Edmund Goulding, 1947)

À son retour de la Seconde Guerre mondiale, Power, las des rôles de jeune premier, est déterminé à montrer son immense talent à l’écran. Après avoir tourné avec le réalisateur Edmund Goulding dans The Razor’s Edge (Le Fil du rasoir, 1946) – œuvre métaphysique qui remporte un immense succès -, il rachète les droits du best-seller de William Lindsay Gresham, Nightmare alley, en vue d’interpréter le personnage central. Malgré l’opposition de Darryl F. Zanuck, directeur de production à la 20th Century Fox, Power obtient gain de cause et tourne à nouveau avec Goulding, bien que l’histoire soit édulcorée pour respecter le code Hayes. Le scénariste Jules Furthman, auteur de To have and have not (Le Port de l’angoisse, 1944) et du The Big sleep (Le Grand Sommeil, 1946), fait de Stanton un personnage moins avare et atténue l’opposition entre le « bon » prolétariat de la fête foraine et le matérialisme corrompu de la haute société. Il conserve en revanche le pouvoir implicite des cartes de tarot.

NIGHTMARE ALLEY (Edmund Goulding, 1947)

Au début du film, Zeena lit dans les cartes que Pete va « disparaître » et c’est qu’il advient par la main de Stan. Par la suite, Zeena conseille à Stan de renoncer à ses projets d’arnaque, mais il l’ignore, convaincu que le tarot, le spiritisme et la psychanalyse sont des « idioties ». Lorsque sa combine pour escroquer Grindle est déjouée par Molly, Lilith le trahit et il ne lui reste plus qu’à prendre ses jambes à son cou. Le chemin qui le conduit à sa perte est rapide et irrévocable. Devenu alcoolique, il tombe si bas qu’il en est réduit à se faire embaucher comme geek. « Monsieur, j’ai toujours été fait pour ça », dit-il au patron de la fête foraine. Le dénouement, ajouté à la demande de Zanuck, montre les retrouvailles de Stan et Molly, mais leur relation fait écho à celle de Zeena et de Pete, dont on sait comment elle s’est achevée. [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]


NIGHTMARE ALLEY (Edmund Goulding, 1947)

« C’est moi, déclarait le producteur George Jessel, qui ai donné naissance au film. J’ai lu une critique du roman Nightmare Ailey, et je me suis précipité chez Zanuck pour lui demander d’en acheter les droits. Lorsque Zanuck eut lui-même le livre en main, il me dit : « Vous n’avez même pas lu le livre. Il y a dedans plein de choses qui poseront des problèmes de censure. » Je l’ai reconnu, ajoutant que ce n’était pas ces choses-là qui m’intéressaient. Ce qui me fascinait était l’histoire de ce forain de carnaval découvrant qu’il était capable d’hypnotiser des paysans et décidant de devenir un faux spirite, se moquant de Dieu et étant puni pour son insolence. »

NIGHTMARE ALLEY (Edmund Goulding, 1947)

Nightmare alley est une adaptation faite par Jules Furthman du roman de William Lindsay Gresham qui fut toujours fasciné par la face sombre de l’univers du divertissement. Il écrivit beaucoup sur les foires et les cirques et finit par se suicider. Le film est un tableau des foires itinérantes, « les bas-fonds » du show-business en quelque sorte. La peinture de ce milieu et la photographie aux éclairages sombres de Lee Garmes relèvent d’une esthétique expressionniste. Passant des coulisses misérables de la fête foraine aux salles luxueuses des boîtes de nuit élégantes, Stan est un homme piégé par un destin pervers. On soupçonne sa future déchéance dès le début du film lorsqu’il exprime son horreur pour le « geek », le monstre avaleur de poulets, qui est à l’échelon le plus bas de la hiérarchie foraine. Le rôle du « Grand Stanton », parfaite canaille qui en fait trop, était un véritable contre emploi pour Tyrone Power qu’on était habitué à voir dans des rôles de romantiques, approchant presque la sainteté dans Le fil du rasoir.

NIGHTMARE ALLEY (Edmund Goulding, 1947)

Les personnages sont des études intéressantes de types noirs vénaux, faciles à duper et obsédés par le succès à tout prix. Aux côtés – de Stanton ne craignant pas d’avoir recours aux trucages les plus grossiers, Lilith, sa complice psychologue, est dotée d’une intelligence glacée qui suggère la femme ambitieuse et sans âme. La musique de Cyril Mockridge souligne l’ambiance de bizarrerie terrifiante qui caractérise le film. [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]


NIGHTMARE ALLEY (Edmund Goulding, 1947)

Très inquiet à l’idée de voir la vedette numéro un de la Fox risquer de briser son image, Zanuck tenta de convaincre Tyrone Power par l’intermédiaire de Henry King de renoncer à ce projet. Tyrone Power refusa d’écouter ces conseils, déclarant plus tard : « Stan Carlisle me fascinait. Il était l’incarnation même de la canaille. J’étais fait pour ce rôle. » Tyrone Power obtint de Zanuck qu’Edmund Goulding, qui venait de le diriger avec beaucoup de talent dans The Razor’s Edge (Le Fil du rasoir) soit le metteur en scène du film. Soucieux des réactions du public, qui avait désapprouvé que Tyrone Power meure dans Blood and Sand (Arènes sanglantes) de Rouben Mamoulian, Zanuck insista pour que le personnage de Stan Carlisle ne subisse pas le même traitement dans Nightmare Ailey et que la fin sacrifie même au happy end traditionnel.

NIGHTMARE ALLEY (Edmund Goulding, 1947)

Totalement à contre-emploi par rapport à ses rôles précédents, Tyrone Power interprète donc ici un jeune homme ambitieux, séducteur et dépourvu de tout scrupule. Se servant des femmes pour s’élever dans la hiérarchie sociale, il profite du véritable don d’hypnotisme et de persuasion qui est le sien pour mystifier ses semblables. À ce titre, la scène où Stan met à sa merci le shérif est un superbe moment. Du petit cirque minable du début avec ses bonimenteurs et ses badauds, ses attractions plus ou moins authentiques et son « geek », jusqu’à la haute société dans lequel va bientôt évoluer Stan, le film décrit un univers glauque, inquiet, insatisfait, dans lequel un charlatan trouve une place de choix. La rédemption finale demeure dès lors peu crédible. Zanuck profita de la sortie de Capitaine de Castille de Henry King, distribué quelques semaines après Nightmare AIley, pour tenter de redonner au personnage de Tyrone Power son style habituel et de faire oublier au plus vite l’expérience terrifiante qu’était le film de Goulding.

NIGHTMARE ALLEY (Edmund Goulding, 1947)

L’avenir a donné raison à Tyrone Power qui trouve ici un de ses rôles les plus stupéfiants, rompant volontairement avec tout ce qui avait contribué à forger son image de jeune premier. Face à Tyrone Power, Helen Walker compose un superbe personnage de psychanalyste corrompue, prête à spéculer sur les secrets de ses propres patients. Peu de films hollywoodiens des années quarante jouent autant sur la noirceur et le vice… [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]


NIGHTMARE ALLEY (Edmund Goulding, 1947)

L’interprétation de Power est éblouissante. Il fait de Carlisle l’un des personnages de film noir les plus intéressants, en s’appuyant sur les excellentes prestations de Joan Blondell, Coleen Gray et surtout Helen Walker. La scène où elle lui révèle que la froide psychologue cérébrale est en réalité une salope démoniaque et calculatrice suffit à vous dégoûter des psys. Le docteur Ritter est la méchante la plus glaciale et la plus crédible de tous les films des années 1940. [Dark City, Le monde perdu du film noir – Eddie Muller – Rivages Ecrits / Noirs (2015) ]

NIGHTMARE ALLEY (Edmund Goulding, 1947)
L’histoire (par Eddie Muller – Dark City, le monde perdu du film noir)

Nightmare Ailey est un film noir unique. Il n’y a ni coup de feu ni gangster, et son seul « crime » (la mort de Pete) est traité avec beaucoup d’ambiguïté (contrairement au roman, où Stan veut clairement l’empoisonner). Nightmare Ailey ressemble beaucoup dans son esprit à Force of Evil, autre esquisse sans concession des aspects sombres de la success story moderne. Si le film de Polonsky annonçait un monde de loteries contrôlées par la mafia et de gangrène criminelle à Wall Street, Nightmare Ailey présageait d’un futur de télévangélistes, de bonimenteurs à domicile par émissions interposées, de charlatans New Age et de réseaux de voyance téléphoniques.

Chaque année, lorsque le cirque se pointe sur l’emplacement vide qui lui est réservé à la périphérie de Dark City, vous pouvez rencontrer Stanton Carlisle, l’un des personnages les plus hallucinants que vous aurez jamais l’occasion de croiser en ville. Il s’appelait jadis Shanton le Magnifique et avait le monde à ses pieds. Mais sa chute fut encore plus fulgurante que son ascension. Son histoire torturée est racontée dans Nightmare Ailey.

Stan (Tyrone Power) est un jeune homme à la beauté saisissante qui apprend les dessous du milieu du cirque ambulant. Fasciné par ces endroits où les péquenots se rassemblent soir après soir, Stan s’intéresse à la nature humaine et particulièrement au geek  qui bouffe la tête des poulets vivants pour amuser la galerie. Il se demande comment un être humain jadis fier a pu tomber si bas. Le milieu alimente aussi son ambitieuse imagination. « Ça vous donne une espèce de sentiment de supériorité… comme si vous voyiez les choses de l’intérieur, et que tout le monde était enfermé à l’extérieur, et cherchait à entrer », dit-il à Zeena (Joan Blondell), sa maîtresse télépathe. Zeena n’a pas besoin de ses cartes de tarot pour percevoir sa dangereuse avidité. Elle transparaît dans son regard.

Stan recherche plus que les plaisirs de la chair en compagnie de Zeena. Il veut mettre la main sur le Code, un système compliqué de « télépathie » qu’elle a mis au point longtemps auparavant avec son mari Pete (Ian Keith) et qui les propulsa vers les sommets du business, avant que l’alcool ne mette Pete à genoux. Un soir, Stan remplace « accidentellement » l’alcool maison de Pete par une bouteille d’alcool de bois pur. Pete meurt et Zeena cherche un nouveau partenaire. Mais dès que Stan maîtrise le Code, il la lâche et s’associe avec Molly (Coleen Gray), jeune complice sexy et compagne de Bruno (Mike Mazurki), l’hercule de foire. Le joli couple fonce vers la gloire, et quitte le spectacle ambulant pour des clubs luxueux où Stanton le Magnifique divertit l’élite de Dark City avec ses surprenants exploits mentaux.

Stan trouve une âme sœur en la personne du docteur Lilith Ritter (Helen Walker), une éminente psychologue attirée par le côté bonimenteur éhonté de Carlisle, dont la combine pour escroquer ses riches clients la charme encore davantage. Grâce à des informations confidentielles que Lilith recueille durant ses séances, Stan parvient à persuader de nombreux personnages en vue de ses pouvoirs miraculeux. Il essaye de convaincre Molly de jouer le rôle de l’ancienne maîtresse de l’un de ses clients : le vieil excentrique est prêt à donner tout ce qu’il possède pour revoir sa douce une dernière fois. Molly hésite, craignant que Stan soit devenu un escroc exploitant la religion :
« Tout ce que tu dis et fais est si formidable, explose-t-elle, et tu en parles comme si c’était sacré et béni alors que la plupart du temps, c’est juste une plaisanterie pour toi. Tu te moques de ces pauvres types ! Tu penses que Dieu va être de ton côté ? Il va te foudroyer !
– J’ai rencontré plein de ces faiseurs d’apparitions, réplique Stan. Ils sont tous comme moi, des arnaqueurs. Je n’en ai vu aucun équipé de paratonnerre.
– Ils ne jouent pas la comédie comme tu le fais ! craque Molly. Ils ne parlent pas comme des pasteurs ! »

Mais Stan joue l’homme respectueux de la religion et finit par persuader Molly de participer à l’ultime mystification : il convainc leur victime divagante de l’existence de la vie après la mort en faisant flotter dans les airs autour de sa propriété une Molly accoutrée en conséquence. Le pauvre tombe à genoux en pleine extase, et Stan vit sa propre épiphanie en s’imaginant les montagnes de fric qu’il va pouvoir soutirer à cet abruti crédule. Mais la conscience de Molly est ravagée par les larmes de bonheur du vieil homme, et elle lui avoue la vérité. Dans la confusion qui s’ensuit, Stan frappe le vieillard et le tue accidentellement.

Il se précipite chez Lilith pour réclamer sa part de l’argent escroqué, se fait la malle mais revient tout aussi vite au bureau de Ritter en réalisant qu’elle a substitué des billets d’un dollar aux billets de cent. Stan s’est apparemment fait avoir par une experte. Lilith est même une véritable maîtresse chanteuse : elle a enregistré Stan lors de la séance où il admettait son implication dans la mort de Pete. Elle lui dit de mettre les voiles. Fauché comme les blés, la police aux trousses, Stan suit les voies ferrées et se met à téter la bouteille comme Pete avant lui. Il se retrouve bientôt à faire son numéro pour ses nouveaux associés… des clochards. Lorsqu’il essaye de reprendre du service au cirque, il ne reste qu’un seul boulot pour un bon à rien alcoolique au bout du rouleau.



3 réponses »

      • De rien, je suis cinéphile, mais ma vocation c’est technicien de surface 😉
        Je viens de lire le livre, et j’en suis raisonnablement dévasté. C’est vraiment hard-boiled. L’adaptation de 1947 est sans doute édulcorée par rapport à la crudité du roman, mais j’en suis curieux, plus que de celle de Guillermo del Rototo. Je vais regarder ça.

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