Histoire du cinéma

La découverte du cinéma japonais

L’arrivée sur les écrans occidentaux, au début des années 50, d’un certain nombre de films japonais allait susciter un intérêt considérable pour une production jusqu’alors presque ignorée.

L’Intendant Sansho (山椒大夫, Sanshô dayû) de Kenji Mizoguchi (1954)

Mis à part un ou deux films muets, projetés brièvement, comme Carrefours (Jujiro, 1928) de Kinugasa, la découverte d’une production cinématographique japonaise ne date que de la fin des années 30 ; en 1938, Cinq de la patrouille (Gonin No Sekkohei) de Tomotaka Tasaka fit l’admiration du Festival de Venise et reçut une des nombreuses coupes décernées cette année-là. En 1939, Tomu Uchida, un des maîtres du cinéma nippon qui s’inscrit dans le courant du nouveau réalisme, obtint à son tour succès et récompense avec La Terre (Tsuchi). En juin 1944 sortit en salles à Paris, sous le titre Les Volontaires de la mort, un film que les comptes rendus d’époque nous permettent d’identifier comme étant La Guerre navale de Hawaii à la Malaisie (1942) de Kajiro Yamamoto, qui fut le maître d’Akira Kurosawa.

Akira Kurosawa

Il fallut pourtant attendre le début des années 50 et la présentation à Venise et à Cannes de plusieurs films de grande valeur pour assister à la véritable reconnaissance du cinéma japonais.

Les Amants crucifiés (近松物語, Chikamatsu monogatari) de Kenji Mizoguchi (1954)

En 1951, Akira Kurosawa remportait, à Venise, le Lion d’or avec Rashomon (Rashomon, 1951) tandis que Kenji Mizoguchi se voyait décerner, au cours des festivals suivants, le Lion d’argent pour trois de ses films : La Vie d’O-Haru, femme galante (Saikaku Ichidai Onna, 1952), Les Contes de la lune vague après la pluie (Ugetsu Monogatari, 1953) et L’Intendant Sansho (Sansho Dayu, 1954). En 1954, Teinosuke Kinagusa remportait la Palme d’or à Cannes avec La Porte de l’enfer (Jigokumon, 1953). En présence de telles œuvres, l’Occident réalisait qu’il lui fallait désormais compter avec le cinéma japonais.

La Ballade de Narayama (Narayama bushikō (楢山節考) de Shōhei Imamura (1983), adapté de la nouvelle de Shichirō Fukazawa. Ce film a obtenu la Palme d’or au festival de Cannes 1983.

Plusieurs raisons peuvent expliquer qu’il ait fallu attendre près de cinquante ans pour que le public occidental découvre enfin la valeur et le raffinement du cinéma japonais. L’isolement géographique et culturel du Japon, aggravé par l’indifférence, voire l’ostracisme, dont l’Occident fait montre à l’égard de civilisations trop différentes de la sienne, a sans doute joué un grand rôle dans cette longue ignorance.

Dobu (どぶ) de Kaneto Shindo (1954)

Dans son ouvrage fondamental, « Pour un observateur lointain. Forme et signification dans le cinéma japonais » (Éditions Gallimard, Paris, 1982, traduction de Jean Quéval), le critique Noel Burch, spécialiste américain du cinéma nippon, estime que l’âge d’or de cette production remonte précisément à l’époque où le Japon était le plus protégé des influences étrangères, notamment des valeurs culturelles véhiculées par Hollywood ou par les cinémas européens, ce qui lui permettait de formuler et de développer sa propre esthétique. Le long oubli dans lequel le cinéma japonais a été tenu peut aussi s’expliquer par l’altérité, par rapport à l’art occidental, de tout un ensemble de conventions et de traditions qui touchaient aussi bien à la réalisation d’un film qu’à la façon dont le public japonais réagissait au spectacle cinématographique.

Rashōmon (羅生門) d’Akira Kurosawa (1950)

A cet égard, il convient de souligner la très grande importance de la tradition du benshi, le commentateur : ses longues explications, son interprétation des thèmes narratifs et ses inflexions mélodramatiques accompagnaient en effet la plupart des films muets japonais.

La Vie d’O’Haru femme galante (西鶴一代女, Saikaku ichidai onna) de Kenji Mizoguchi (1952)

Le rôle du benshi

Faisant figure de vedette, le commentateur était souvent une attraction supplémentaire du film, rivalisant parfois avec les acteurs les plus connus sur le plan du cachet. Le benshi répondait au souci, spécifiquement japonais, de comprendre les choses jusque dans les moindres détails. Il est d’ailleurs significatif qu’une de ses tâches ait consisté, au début, à expliquer au public les techniques de la projection cinématographique. Le benshi prêtait sa voix, aussi fidèlement que possible, aux personnages masculins et féminins et fournissait des informations complémentaires sur l’action qui se déroulait sur l’écran; mais il lui arrivait aussi de broder sur l’intrigue en l’enrichissant d’inventions de son crû. Ses commentaires contribuaient en outre à traduire en termes facilement compréhensibles tout ce qui aurait pu dérouter les spectateurs japonais, notamment ceux qui assistaient aux westerns hollywoodiens.

Une Auberge à Tokyo (Tokyo no yado) de Yasujirō Ozu (1935)

Aujourd’hui encore, le cinéma japonais doit beaucoup à la tradition du benshi, même si cette profession a bien sûr décliné après l’arrivée du sonore vers le milieu des années 30. La volonté de tout expliquer et la tendance à lever toute ambiguïté se manifestent encore de nos jours: les Japonais veillent en effet à pourvoir les films étrangers de légendes et de sous-titres destinés à préciser les détails.

Le Château de l’araignée (蜘蛛巣城, Kumo no Sujō) d’Akira Kurosawa (1957)

Les grands réalisateurs

Rashomon d’Akira Kurosawa ne fut pas considéré par les critiques de son pays comme un produit purement japonais. Dans le film, quatre versions d’un même fait – la rencontre violente dans la forêt d’un bandit (Toshiro Mifune) et d’un couple (Masayuki Mori et Machiko Kyo) – nous sont racontées par une série de flashbacks, selon les différents points de vue des trois personnages (le samouraï assassiné, son épouse et le bandit) et d’un bûcheron de passage. La structure narrative, si peu conventionnelle constituait à maints égards une sorte de défi lancé aux spectateurs japonais, ainsi d’ailleurs qu’aux spectateurs européens et américains. On dit même que certains responsables de l’industrie cinématographique japonaise, inquiets devant un film si peu orthodoxe, exhumèrent la figure anachronique du benshi pour commenter le film et donner quelques explications sur sa signification. Avec son intrigue située dans la lointaine époque Heian (794-1185), Rashomon est le deuxième film de Kurosawa qu’on peut classer à juste titre dans le genre « drame historique », ou jidai-geki. Le cadre historique et l’exotisme violent de ce film plurent tant au public occidental qu’il est permis de supposer que les films de Mizoguchi présentés au Festival de Venise vers le milieu des années 50 ont été réalisés en fonction du marché occidental.

Les Contes de la lune vague après la pluie (雨月物語, Ugetsu monogatari) de Kenji Mizoguchi (1953)

La Vie d’O’Haru, femme galante conte l’histoire du déclin d’une belle courtisane du XVIIe siècle, tandis que Les Contes de la lune vague après la pluie se passent à une époque encore plus reculée de l’histoire japonaise. Les deux films réalisés en 1954 par Mizoguchi, L’Intendant Sansho (Sansho Dayu) et Les Amants crucifiés (Chikamatsu Monogatari), qui se déroulent respectivement au XIe et au XVIIe siècle, illustrent la puissance du système féodal.

L’Élégie d’Osaka (浪華悲歌, Naniwa erejî) de Kenji Mizoguchi (1936).

La Porte de l’enfer, de Kinugasa, situait à la même époque le récit d’un conflit entre passion et devoir. Selon le scénariste Yoshikata Yoda, Mizoguchi décida de tourner La Vie d’O’Haru, femme galante à la fois pour satisfaire la demande du marché étranger et pour rivaliser avec Kurosawa. La mode des films jidai-geki ramenait sur le devant de la scène un genre qui avait été très populaire à l’époque du muet, notamment grâce aux films de Masahiro Makino et de Daisuke Ito, tous deux réalisateurs d’une des multiples versions des fameux 47 Rônin.

Une Poule dans le vent (Kaze no naka no mendori) Yasujirō Ozu (1948)

Les films tournés par Mizoguchi dans les années 50 se caractérisent par une synthèse parfaite entre la tradition japonaise du keikoeiga, « film psychologique » et du shakai-mono « Film sur la société », d’une part, et celle du genre historique des jidai-geki, de l’autre. La Vie d’O-Haru, femme galante apparaît ainsi comme une démonstration féministe, d’une grande actualité malgré – ou peut-être grâce à – la période historique choisie. La Porte de l’enfer, film idéologiquement assez avancé pour le Japon, remporta l’Oscar du meilleur film étranger Etats-Unis pour l’utilisation de la couleur. La Daiei,  la compagnie qui avait produit le film, avait envoyé deux de ses techniciens à Hollywood. Ils y restèrent trois ans, pendant lesquels ils étudièrent et expérimentèrent les procédés de la couleur.

Le Repas (めし, Meshi) de Mikio Naruse (1951)

Les genres du cinéma japonais

Avant la Seconde Guerre mondiale, les drames historiques représentaient pratiquement la moitié de la production cinématographique japonaise. Après la guerre, par contre, et conformément à normes imposées par les forces d’occupation américaines, on chercha à décourager la production des jidai-geki, sous prétexte qu’ils valorisaient des sociétés féodales et antidémocratiques, On favorisa donc les gendai-geki, « films d’inspiration contemporaine », qui constituèrent bientôt les deux tiers de la production japonaise.

La Porte de l’enfer (地獄門, Jigokumon) de Teinosuke Kinugasa (1953)

Les rumpen-mono ou « films sur le sous-prolétariat » découlent de Ningenku. (1923), réalisé par Kensaku Suzuki pour la Nikkatsu, maison de production dont le nom fut ensuite étroitement associé à ce genre (Ningenku est le premier film japonais comportant des scènes nocturnes tournées en extérieurs). Appartiennent aussi au même genre : Et pourtant, ils s’avancent (Shikamo Karera wa lku, 1931), de Mizoguchi, un film sur la vie misérable des prostituées de Tokyo ; Une auberge à Tokyo (Tokyo no Yado, 1935), de Yasujiro Ozu, histoire d’un vagabond et de ses deux enfants qui se lient d’amitié avec une veuve aussi pauvre qu’eux et L’Égout (Dobu, 1954) de Kaneto Shindo, étude de la vie dans les bas-fonds de Tokyo,

Le Château de l’araignée (蜘蛛巣城, Kumo no Sujō) d’Akira Kurosawa (1957)

La vie de la petite bourgeoisie est traitée dans toute une série de films appartenant au genre shomin-geki. Des réalisateurs comme Yasujiro Ozu, Heinosuke Gosho et Mikio Naruse s’y illustrèrent tout particulièrement. Il semble que le prototype du shomin-geki ait été une comédie datant de l’époque du muet et qui mettait en scène une fille de la campagne et un joueur de base-ball : Père (Chichi, 1924), de Yasujiro Shimazu, annonce indiscutablement des œuvres telles que La Fiancée du village (Mura no Hanayome, 1928), de Gosho, qui décrit les préjugés et la mesquinerie des habitants d’un petit village. La grande réussite d’Ozu, Gosses de Tokyo (Umarete wa Mita Keredo), film muet de 1932, est tout à fait représentative du shomin-geki. Le film met en scène un homme de la petite bourgeoisie des villes qui perd l’estime de ses enfants à cause de l’attitude servile qu’il adopte envers son patron. Jugé décadent, Élégie de Naniwa (Naniwa Ereji, 1936), de Mizoguchi, qui illustre les mésaventures d’une standardiste obligée de se soumettre aux désirs de son supérieur hiérarchique, fut interdit par la censure en 1940. Enfin, Le Repas (Meshi, 1951), de Naruse, a pour thème le mariage et l’échec d’un couple sans enfants.

Tōhō (東宝株式会社, Tōhō Kabushiki-gaisha) est l’une des plus grandes maisons de production de cinéma japonais à qui l’on doit notamment la fameuse série des Godzilla et autres créatures ainsi que plusieurs des films du réalisateur Akira Kurosawa.

Les femmes et la famille

Les films consacrés à la distribution des rôles au sein de la cellule familiale se partagent en deux grands genres : les haha-mono et les tsuma-mono, respectivement « films sur la mère» et «films sur l’épouse » ; ils s’inscrivent d’ailleurs dans une catégorie plus large : celle du kachusha-mono, par référence à Katioucha, l’héroïne de « Résurrection » de Tolstoï. Elle regroupe les films dont les héroïnes, d’une manière ou d’une autre, sont vouées à l’abnégation. Dans les haha-mono, ce sont les mères qui souffrent et se sacrifient pour leurs enfants. Parmi les actrices qui se spécialisèrent dans ce rôle, la plus célèbre fut Yuko Mochizuki, notamment grâce à ses interprétations dans La Tragédie japonaise (Nihon no Higeki, 1953), un semi-documentaire de Keisuke Kinoshita, et dans Le Riz (Kome, 1957), de Tadashi Imai. Autre film important relevant du même genre : La Mère (Okaasan, 1952) de Naruse.

L’Intendant Sansho (山椒大夫, Sanshô dayû) de Kenji Mizoguchi (1954)

Le climat et les thèmes des tsuma-mono sont directement liés à la profonde mutation qui toucha le Japon de l’après-guerre. Le plus parfait exemple de cette production est sans nul doute Une poule dans le vent (Kaze no Naka no Mendori, 1948), d’Ozu : une femme se prostitue pour pouvoir payer les frais d’hospitalisation de son enfant malade, alors que son mari n’est pas encore revenu de la guerre. Les tsuma-mono, qui devinrent populaires au moment même où commença le déclin des haha-mono, furent associés, dans l’esprit des spectateurs, aux rôles interprétés par l’actrice Setsuko Hara.

Les Contes de la lune vague après la pluie (雨月物語, Ugetsu monogatari) de Kenji Mizoguchi (1953) d’après deux récits du recueil Contes de pluie et de lune d’Ueda Akinari et d’une nouvelle de Guy de Maupassant.

Les influences du No et du Kabuki

Outre le benshi, qui reprenait à l’écran la tradition théâtrale du commentateur, d’autres éléments empruntés à la scène mais aussi à la littérature allaient influencer le cinéma japonais. C’est ainsi qu’on retrouve dans Rashomon un personnage classique du théâtre No, la voyante, qui parle au nom du samouraï assassiné. L’excellente adaptation de « Macbeth» réalisée par Akira Kurosawa, Le Château de l’araignée (Kumonosu-jo, 1957), dont on dit qu’elle était le film préféré de Thomas S. Eliot, emprunte à la tradition du théâtre No le maquillage du visage de Lady Macbeth et l’accompagnement musical. Mais, d’une manière générale, l’influence du No sur le cinéma a été assez limitée.

La Porte de l’enfer (地獄門, Jigokumon) de Teinosuke Kinugasa (1953)

Le théâtre Kabuki, pour sa part, a fourni situations et intrigues à un certain nombre de jidai-geki (y compris au genre dérivé de ce dernier, le chambara, littéralement « film de combat à l’épée »). Le plus célèbre d’entre eux est l’histoire des 47 Rônin fidèles, qui donna lieu à plus de vingt adaptations cinématographiques. L’influence du Kabuki est par exemple visible dans La Ballade de Narayama (Narayamabushi-ko, 1958), de Kinoshita. Quand ils ne sont plus nécessaires à l’ensemble de l’histoire, certains éléments, notamment du décor, disparaissent purement et simplement ; l’éclairage baisse à la fin de certaines séquences, à l’imitation des techniques scéniques propres au Kabuki. L’exemple le plus connu de l’influence du Kabuki, on le trouve dans un film de Kon Ichikawa, La Vengeance d’un acteur (Yukinojo Henge, 1963), dans lequel Kazuo Hasegawa – comme il l’avait déjà fait dans la première adaptation de la même histoire, réalisée en 1935 par Kinugasa – jouait deux rôles : celui d’un bandit de petite envergure et celui d’un acteur de Kabuki, spécialiste des rôles féminins.

Chien enragé (Nora inu) d’Akira Kurosawa (1949)

L’influence de la littérature japonaise sur le cinéma est particulièrement sensible à travers les kodon et les naniwa-bushi, formes spécifiques de narration orale reposant sur des intrigues généralement connues du public. Il existe en outre un rapport direct entre le cinéma et l’utilisation dans le haïku – une des formes de la poésie classique japonaise – de métaphores visuelles très codifiées. Enfin, de nombreuses adaptations furent réalisées à partir de junbun-gaku (littérature « sérieuse ») ou de formes littéraires plus populaires, comme les romans policiers ou les romans feuilletons paraissant dans les quotidiens.

Yasujiro Ozu

L’emploi du rythme est aussi particulier que varié dans le cinéma japonais. Si l’on pense à la mobilité de la caméra dans les films de Kurosawa consacrés aux samouraïs ou, inversement, au calme tranquille d’un paysage ou d’un intérieur familial dans un film d’Ozu, on voit toute l’étendue des possibilités d’expression d’un cinéma que l’Occident commence à connaître. [La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas – 1982]

 

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