Le Film Noir

LEAVE HER TO HEAVEN (Péché mortel) – John M. Stahl (1945)

Le film qui a permis à l’actrice Gene Tierney de passer à la postérité auprès des amateurs de film noir est Leave her to heaven (Péché mortel), tour de force pour lequel elle a été sélectionnée aux Oscars. Leave her to heaven marque l’apothéose de sa carrière. Comme dans Shanghai Gesture (1941) et Laura (1944), Gene Tierney domine toutes les scènes où elle apparaît, tant par sa beauté physique que par son intensité émotionnelle. Alors que dans Shanghai Gesture, de Von Sternberg, elle affiche une hystérie volontairement stylisée pour projeter l’image d’une adolescente décadente et gâtée décidée à choquer puis à punir un père répressif et une mère libertine, elle adopte dans Leave her to heaven un jeu plus maîtrisé qui vire par moments au surnaturel.

Ce n’est pas un hasard si plusieurs des personnages, y compris son Richard (Cornel Wilde), parlent d’Ellen (Gene Tierney) en évoquant ses capacités psychiques ou font des allusions semi-humoristiques aux « sorcières de Salem ». Il y a manifestement quelque chose venu d’ailleurs dans cette femme autoritaire qui, comme le dit sa mère, a tendance à trop aimer.

Cette admirable et impérieuse créature apparaît pour la première fois dans le wagon-bar d’un train à destination du Nouveau-Mexique. C’est là qu’elle rencontre l’écrivain Richard Harland. Dès qu’elle le remarque, Ellen  le décontenance en le fixant sans ciller pendant près d’une minute, comme si elle essayait de sonder son âme. L’ayant ainsi mis mal à l’aise, elle lui dit qu’il ressemble à son père, pour lequel on découvrira par la suite qu’elle éprouve une fascination digne d’Électre. 

À cette rencontre envoûtante succède une autre scène révélatrice et quasi mythique. Richard se retrouve dans le même hôtel qu’Ellen et sa famille, venues répandre les cendres de son père. De bon matin, alors que retentit la musique mélodramatique et presque hystérique d’Alfred Newman (menée par le rythme entêtant des cymbales), Ellen se dresse sur son cheval telle une Amazone et, sous le regard ébahi de Richard, disperse les cendres de son père, qui se répandent sur elle et sur le sol désertique. Après ces deux scènes décisives, Richard se retrouve naturellement à sa merci. Elle s’empresse de rompre avec son fiancé Russell Quinton (Vincent Price), un avocat qui déclare qu’il ne cessera jamais de l’aimer et qui, par dévotion, poursuivra ensuite la pauvre Ruth (Jeanne Crain) pour le meurtre d’Ellen, et annonce son mariage avec Richard sans le consulter. Comme le notera par la suite un médecin, elle semble provoquer les événements par la seule force de sa volonté.

Déterminée à posséder Richard aussi pleinement qu’elle a possédé son père, Ellen défait un à un tous les liens émotionnels qui le rattachent à autrui, afin qu’il ne se consacre qu’à elle. Dans une scène relativement osée pour Hollywood au temps du code Hays. Ellen sort de son lit jumeau, entre dans celui de son mari et s’amuse à lui souffler sur le visage, à se blottir contre lui et à l’exciter sexuellement. L’érotisme de la situation est palpable. Aujourd’hui, il culminerait avec une scène d’amour passionnée, mais obéissant aux règles de la censure, le réalisateur détourne l’attention de Richard. Dans une autre chambre, il entend la voix de son frère handicapé, Danny (Darryl Hickman). Ellen, dont la mine renfrognée trahit la frustration, va entreprendre de régler le problème avec une sanglante détermination. 

Bien qu’elle essaie d’abord de le plier à sa volonté, Danny ne se laisse pas convaincre d’aller en pension. Dans l’une des nombreuses scènes inquiétantes de ce film macabre, elle l’emmène donc se baigner au lac pour faire de la rééducation. Derrière ses lunettes de soleil en forme de cœurs, elle le regarde trop s’éloigner du bord et se noyer avec une expression impassible. Le calme olympien avec lequel elle l’observe tandis qu’il se débat pour ne pas couler révèle en elle l’une des femmes fatales les plus impitoyables de l’histoire du film noir

Un élément encore plus choquant, surtout pour le public de l’époque, est la fausse couche qu’Ellen s’inflige volontairement. Pour avoir Richard entièrement à elle, elle avorte de son propre enfant en se laissant tomber dans les escaliers. Cependant, la réaction de Richard à la perte de leur enfant est plus forte que prévu. C’est alors qu’il commence à se détacher peu à peu d’Ellen pour se tourner vers la magnanime Ruth, sa sœur adoptive. 

Quand Ellen comprend qu’elle est en train de perdre Richard, elle se suicide pour le séparer de Ruth, en tirant les ficelles même depuis l’au-delà. Pour y parvenir, elle laisse une lettre qui implique sa sœur dans son prétendu meurtre. La mort d’Ellen marque pourtant la fin du film. Et bien que ses créateurs n’aient pas eu le courage de s’arrêter là et aient ajouté un procès durant lequel Ellen est qualifiée de « monstre » et Richard tombe dans les bras de la paisible et quelque peu ennuyeuse Ruth, le dénouement tombe un peu à plat car la figure d’Ellen est si puissante et si transgressive que tous les autres personnages ne sont guère que des silhouettes dans son théâtre d’ombres, incapables de captiver comme elle l’attention du public. [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]


Leave her to heaven est le plus vivement coloré des films noirs. Certains diront que la couleur est contradictoire avec l’idée même du film noir qui exige une photographie en noir et blanc pour les rues sombres, lavées de pluie, et les jeux d’ombres. Les décors naturels et ouverts de Leave her to heaven sont inhabituels ; mais pour reprendre les mots d’un romancier populaire des années 1940, John Frank Bardin, « un je vous aime prononcé un soir d’été sur une terrasse baignée de soleil peut sceller une trahison ». Telle est précisément la source de l’extraordinaire tension qui habite Leave her to heaven : le thème noir d’une passion si brûlante et exclusive qu’elle finit par tout détruire dans le sang anime une intrigue qui se déroule sous un magnifique ciel bleu dans de somptueux paysages. La brillance de la nature fait écho aux costumes et maquillages soulignant le masque superbe de Gene Tierney et la beauté de l’ensemble rend d’autant plus monstrueux les actes d’Ellen.

Une nuance orangée domine la photographie de Leon Shamroy (ce fut apparemment sa couleur favorite tout au long de sa carrière) et produit un effet de corruption maladive équivalent aux forts contrastes du noir et blanc ; on retrouve d’ailleurs l’orange dans d’autres films noirs tournés en couleur, tel Slightly Scarlet (Deux rouquines dans la bagarre) photographié par John AIton. Contrastant avec les ombres bleutées et froides des extérieurs nuit, le chaud rougeoiement ambré de Leave her to heaven fut repris par les grands photographes qui travaillèrent à cette période du Technicolor (avant 1954) : il apporte une tonalité particulière qui peut être, dans le contexte, aussi menaçante que les gris et noirs des thrillers standards. [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]


Tourné la même année que Duel in the Sun (Duel au soleil), Leave her to heaven est au film noir ce que le film de King Vidor, produit par David O. Selznick, est au western : une œuvre passionnée et fulgurante qui utilise avec génie les tons du Technicolor de l’époque, devenus ici un élément dramatique indispensable. 

Pour la première fois de sa carrière, John M. Stahl, célèbre pour ses mélodrames – de Back Street (1932) à Imitation of Life (Mirage de la vie, 1934), de Only Yesterday (1933) à Magnificent Obsession (Le Secret magnifique, 1935) – fait appel à la couleur, se confiant à Leon Shamroy qui se verra justement récompensé par l’Oscar de la meilleure photographie en couleurs de l’année. La vision d’Ellen chevauchant et dispersant au vent les cendres de son père, le moment où, marmoréenne, elle laisse se noyer Danny, et la bouleversante séquence au cours de laquelle, en déshabillé bleu-vert, elle se met du rouge à lèvres et se jette dans l’escalier pour détruire l’enfant de Richard, trouvent, grâce aux tonalités du Technicolor, une intensité que le noir et blanc n’aurait que faiblement restituée. La splendeur des couleurs devient dès lors le symbole même de la passion qui brûle et consume Ellen, jalouse tout à la fois de sa cousine qu’elle croit être une rivale, de son beau-frère paralysé et de l’enfant qu’elle porte, chacun d’eux risquant de nuire au couple qu’elle forme avec son mari. 

Accusant par-delà la mort sa cousine de l’avoir tuée – ce qui est une ultime preuve de sa jalousie maladive -, Ellen est en même temps un être fragile, trop attachée à ce mari qu’elle s’est choisi pour ne pas vouloir le garder à tout prix, quitte à tuer pour cela. Plus impétueuse que calculatrice, elle est l’une des figures les plus troubles du film noir hollywoodien et la composition volontairement retenue de Gene Tierney, constamment en retrait par rapport à des sentiments qu’elle aurait pu extérioriser, s’est révélée un choix surprenant et parfaitement réussi. Raison de plus pour regretter que Gene Tierney, nommée pour les Oscars, ait été battue in extremis par Joan Crawford, pour son interprétation dans Mildred Pierce (Le roman de Mildred Pierce).

Darryl F. Zanuck, qui avait personnellement choisi Gene Tierney pour le rôle d’Ellen Berent, avait une fois de plus vu juste et l’outrance de certaines scènes – par exemple, la séquence de la tempête où Ellen comprend que Richard et Ruth s’aiment contribua à faire du film un mélodrame lyrique aux fabuleuses couleurs, une œuvre hors des normes et des conventions propres au drame psychologique d’alors. 

Gene Tierney n’a jamais caché l’importance que représenta pour elle Leave her to heaven, écrivant dans son autobiographie : « Plus qu’aucun autre des rôles qui me furent confiés, celui-ci compte beaucoup pour moi en tant que femme. Ellen était jalouse sur le mode triste et destructeur. Je crois que la jalousie est le pire de tous les défauts parce qu’il transforme les deux parties en victimes. Malgré un traitement en finesse, dans le livre comme dans le film, Ellen était, sans l’ombre d’un doute, folle. Elle se croyait normale et s’employait à en convaincre ses amis. La plupart des personnes souffrant de troubles psychologiques passent par une phase analogue qui s’apparente au moment où l’alcoolique cache ses bouteilles. »

LEAVE HER TO HEAVEN (Péché Mortel) de John M. Stahl (1945) avec Gene Tierney

L’interprète de Laura ne pouvait en effet qu’être fascinée par le personnage de cette femme volontaire et passionnée, épousant un homme qui ressemblait à son propre père et prête à tout pour se l’approprier et le détruire par sa folle passion… [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]



LE FILM NOIR
Comment un cycle de films américains est-il devenu l’un des mouvements les plus influents de l’histoire du cinéma ? Au cours de sa période classique, qui s’étend de 1941 à 1958, le genre était tourné en dérision par la critique. Lloyd Shearer, par exemple, dans un article pour le supplément dominical du New York Times (« C’est à croire que le Crime paie », du 5 août 1945) se moquait de la mode de films « de criminels », qu’il qualifiait de « meurtriers », « lubriques », remplis de « tripes et de sang »… Lire la suite



L’histoire

Ellen Berent (Gene Tierney) se montre d’une jalousie maladive à l’égard de son mari, l’écrivain Richard Harland (Cornel Wilde), qui ressemble à son père décédé qu’elle idôlatrait. Pour être seule avec lui dans son chalet du Maine, Ellen renvoie son domestique, Thorne, ne fait pas un geste pour sauver de la noyade son jeune frère infirme, Danny (Darryl Hickman), et enfin se provoquera une fausse-couche en se jetant du haut de l’escalier. Ellen continue à craindre que Richard ne lui échappe et se sent menacée par la présence de sa sœur adoptive, Ruth (Jeanne Crain). Ellen, dans un accès d’hystérie, révèle à Richard qu’elle est à l’origine de tous ces accidents fatals. Il décide de la quitter mais Ellen se suicide par le poison de manière à faire accuser Richard et Ruth de sa mort. Ils sont innocentés mais Richard est condamné pour n’avoir pas révélé à la police les crimes d’Ellen. Lorsqu’il sort de prison, Ruth l’attend au chalet.


Les extraits

LAURA – Otto Preminger (1944)
On ne peut pas citer Laura sans rendre hommage à Gene Tierney, l’une des comédiennes les plus belles et les plus sensibles de l’histoire du cinéma. Il faut aussi souligner le talent de Preminger, qui a traité cette histoire d’amour « noire » d’une façon totalement originale. La première scène d’amour n’est-elle pas celle de l’interrogatoire de Laura ? Plus le passé de Laura se dévoile, plus les questions de l’inspecteur, dont on devine la jalousie, deviennent violentes et cruelles. Le visage de Laura reste émouvant sous la lumière du projecteur. L’inspecteur finit par détourner cette lumière violente de son visage. Premier geste d’amour…

THE GHOST AND MRS. MUIR (L’Aventure de Mme Muir) – Joseph L. Mankiewicz (1947)
on Berkeley Square et The House on the Square. Il s’agit d’une nouvelle adaptation de la pièce de John L. Balderston Berkeley Square, inspirée par The Sense of the Past d’Henry James.

HEAVEN CAN WAIT (Le Ciel peut attendre) – Ernst Lubitsch (1943)
A travers ce portrait d’un Casanova infantile et attachant, Lubitsch brode une apologie de la félicité conjugale. Il traite de l’amour, du deuil, de la trahison, du plaisir et de la mort avec la pudeur de ceux qui connaissent la fragilité du bonheur. Le Ciel peut attendre n’est pas du champagne : c’est un alcool doux et profond. Avec ce film testament, Lubitsch gagna à coup sûr son billet pour le paradis.

DRAGONWYCK (Le Château du dragon) – Joseph L. Mankiewicz (1946)
1844. Miranda Wells (Gene Tierney) quitte sa famille du Connecticut pour rejoindre son riche cousin Nicholas Van Ryn (Vincent Price) qui vit avec sa femme dans la sombre demeure de Dragonwyck. Van Ryn traite ses métayers avec la dureté de ses ancêtres et souffre parallèlement du fait que sa femme, Johanna (Vivienne Osborne), a été incapable de lui donner un héritier mâle. Johanna tombe bientôt malade et meurt. Peu de temps après, Nicholas demande à Ephraim Wells (Walter Huston), le père de Miranda, la main de sa fille…

NIGHT AND THE CITY (Les Forbans de la nuit) – Jules Dassin (1950)
Harry Fabian (Richard Widmark, magistral) appartient à ce petit peuple d’escrocs dérisoires qui se débattent dans l’univers du film noir. Toujours en quête d’un ailleurs radieux et confus, de la combine parfaite pour y parvenir. Des projets, Harry, rabatteur dans un night-club londonien, en change comme d’œillet à sa boutonnière, et fait le désespoir de son amante, Mary, à laquelle Gene Tierney prête sa grâce aérienne. Cette fois, l’éternel perdant tente de « voler » le business des spectacles de lutte à la pègre locale. 

WHERE THE SIDEWALK ENDS (Mark Dixon, détective) – Otto Preminger (1950)
Le principe de l’intrigue de Where the sidewalk ends peut se résumer en quelques mots : un policier qui, lors d’un interrogatoire, a tué sans Le vouloir un suspect récalcitrant essaie d’effacer cette « bavure » (d’autant plus absurde qu’il entendait prouver l’innocence de ce suspect). Mais il convient d’ajouter que cette volonté de faire disparaître un passé récent a pour effet de faire remonter un passé ancien, et ce paradoxe, qui trouve des échos dans La personnalité même du réalisateur Otto Preminger, renvoie à certaines constantes de son œuvre et à la définition du genre dit du film noir. 



3 réponses »

  1. Pas sûr que ce soit vraiment un film noir (malgré sa catégorisation habituelle comme tel) et pas sûr qu’Ellen soit vraiment un personnage de femme fatale. C’est elle qui se détruit au final et pas l’homme et les paysages sont utilisés ici comme dans les mélodrames, ils servent de contrepoint. Je vois plutôt Ellen en héritière de certaines héroïnes malades et excessives du roman gothique anglais qui tentent d’inverser le cours des choses par delà la mort, et qui aiment par delà la mort.

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