1844. Miranda Wells (Gene Tierney) quitte sa famille du Connecticut pour rejoindre son riche cousin Nicholas Van Ryn (Vincent Price) qui vit avec sa femme dans la sombre demeure de Dragonwyck. Van Ryn traite ses métayers avec la dureté de ses ancêtres et souffre parallèlement du fait que sa femme, Johanna (Vivienne Osborne), a été incapable de lui donner un héritier mâle. Johanna tombe bientôt malade et meurt. Peu de temps après, Nicholas demande à Ephraim Wells (Walter Huston), le père de Miranda, la main de sa fille…

Curieusement, le premier film mis en scène par Joseph L. Mankiewicz ne devait pas l’être par lui mais par Ernst Lubitsch. « Le roman Dragonwyck, racontait Mankiewicz, m’avait été soumis dans les tous premiers jours de mon contrat à la Fox. Presque tous les romans, en fait chaque bout important de texte, qu’il soit dans un magazine, un livre ou une pièce de théâtre, qu’il soit français, espagnol ou de toute autre nationalité, étaient « couverts » par les « lecteurs » qui les envoyaient à différents studios et, naturellement, un roman populaire comme « Dragonwyck », qui est ce que vous appelez un « roman », vous savez, quelque chose qu’on prend pour lire dans le train, nous fut envoyé. Je le lus et pensai que c’était un texte ordinaire imitant le roman gothique, avec une pointe de mélodrame, et j’y renonçai. Je ne désirais pas y travailler.» Il déclarait, à propos de l’histoire : « L’histoire d’amour est particulièrement insatisfaisante dans sa conclusion. Le jeune médecin ne peut être moitié moins séduisant et intéressant que son rival assassin. Je ne peux pas imaginer une femme susceptible de préférer le héros à ce méchant, que ce soit au lit ou pour prendre le petit déjeuner. Ce mélodrame souffrira inévitablement de la comparaison avec Rebecca ou Soupçons. Les implications politiques et sociales demeurent naïves, simplistes et sans intérêt par rapport à l’époque où nous vivons. » Et il continuait à expliquer comment il en était venu à réaliser son premier film : « C’est alors que mon… comme je vous le disais : mon maître, mon patron que j’admirais beaucoup, Ernst Lubitsch, vint à la Fox en tant que producteur, et ne voilà-t-il pas qu’il désire faire Dragonwyck. Qu’est-ce qui attirait Lubitsch dans Dragonwyck ? Je ne le saurai jamais : mais il voulait faire ce film ; il me demanda d’en écrire le scénario et de le mettre en scène. Alors j’avais le droit de mettre en scène à la Fox. Ainsi l’occasion m’était donnée de mettre en scène mon premier film avec Lubitsch comme producteur. Et j’aurais mis en scène n’importe quoi, même l’annuaire du téléphone, avec Lubitsch comme producteur, et j’aurais même écrit l’annuaire du téléphone s’il me l’avait demandé. Aussi écrivis-je le scénario, essayant d’y mettre autant que possible des choses qui pourraient m’intéresser, sur ces gens que je ne connaissais pas réellement. Le propriétaire terrien, le « seigneur » hollandais de la rivière Hudson, qui apparaît tôt dans l’histoire de l’Amérique, ne m’intéressait pas réellement. Néanmoins, je l’écrivis du mieux que je pus.» [Joseph L. Mankiewicz – Patrick Brion – Editions La Martinière (2005)]

Le 6 décembre 1944, Darryl F. Zanuck qui, en tant qu’ancien scénariste, se passionnait pour les scénarios des films qu’il produisait, lit avec son intelligence et son soin habituels le scénario proposé par Mankiewicz pour Dragonwyck, et il écrit à Lubitsch et à Mankiewicz : « Chers Ernst et Joe. Voici mes remarques sur le scénario de Dragonwyck. J’ai lu le scénario trois fois dimanche dernier et, revenant en arrière, j’ai lu un très bon synopsis du roman. Le scénario est trop long, mais il n’est pas trop long en raison de la présence de trop de séquences. Toutes les séquences sont pratiquement essentielles. Ce qui produit une trop grande longueur d’environ quarante pages est que nous avons trop dialogué – à mon avis – presque chaque scène du film. Les personnages parlent et parlent et parlent, et d’ailleurs ce qu’ils disent est très bien. Mais ils parlent tellement qu’il ne reste plus aucune surprise et qu’il n’y a plus de place pour leur manière d’agir. Ils disent tout ce qu’ils ressentent et il ne reste dès lors plus rien pour l’expression dramatique. Je sais qu’il s’agit d’un premier état et que mes critiques peuvent paraître brutales mais, à mon avis, le plus grand défaut de l’histoire réside à l’intérieur même de chaque scène. Je pense que les scènes manquent de suspense. Tout semble trop parfait et trop complet. Il y a juste un peu trop de tout dans chaque scène. Un regard et une ligne et un geste doivent donner l’idée au spectateur que le drame est imminent et que quelque chose va se produire. Je trouve que les longs passages dialogués expliquent tout si parfaitement au public que je deviens extérieur à l’histoire. Je sais ce qui va se passer ou je m’imagine ce qui va se passer, et l’histoire paraît toujours être quelques pages derrière moi. Je n’attends pas le souffle coupé la page suivante pour connaître ce qui va se passer. Je ne suggère pas du tout un « suspense criminel » ni une construction à la Laura, mais je pense qu’une utilisation partielle de ce style serait positive. Je suis absolument certain que chaque séquence du film, du début jusqu’à la fin, peut être renforcée dramatiquement à l’intérieur elle-même. C’est trop méthodique. C’est trop délibérément juste. Darryl. » [Joseph L. Mankiewicz – Patrick Brion – Editions La Martinière (2005)]

On redécouvre ici, une fois de plus, l’intelligence d’un producteur qui non seulement lit en détail les scénarios des films qu’il produit mais réfléchit à leur construction et fait une véritable analyse de leurs faiblesses. Darryl F. Zanuck sait que Mankiewicz a été un brillant scénariste, mais il tient ici à lui rappeler qu’il n’est plus uniquement le scénariste du film mais également son metteur en scène Il semble d’ailleurs que les remarques de Zanuck aient été jugées assez judicieuses par Mankiewicz pour qu’il en tienne compte et modifie le scénario dans ce sens. Le scénario définitif sera daté du 8 février 1945. [Joseph L. Mankiewicz – Patrick Brion – Editions La Martinière (2005)]

Comme le remarquait Mankiewicz, on peut se demander ce qui avait pu conduire Ernst Lubitsch à s’attacher à Dragonwyck, dont le thème, les personnages et l’absence totale d’humour et d’ironie correspondaient si peu à ses autres films. Même si Lubitsch était prêt à produire le film plus qu’à le réaliser personnellement, il demeure là un mystère puisqu’il est presque avéré que c’est pour lui et à sa demande que les droits du roman ont été achetés par la 20th Century-Fox, cela malgré les remarques négatives de Mankiewicz. [Joseph L. Mankiewicz – Patrick Brion – Editions La Martinière (2005)]

Épaulé par Lubitsch, Mankiewicz va donc assurer la mise en scène du film dont il a écrit le scénario. Interrogé sur ce qu’il a pu apporter de personnel au film, Mankiewicz reconnaissait : « C’était très difficile, dans une histoire romanesque de ce type, de trouver quelque chose de personnel chez des gens qui sont l’opposé de vous-même et de la vie telle que vous la voyez. Le personnage de Vincent Price dans ce film, par exemple, je pense que c’était la première fois qu’un film hollywoodien, un parlant, dépeignait un homme qui se réfugiait dans la drogue et se perdait dans les visions qu’elle procurait, développant sa mégalomanie et ses rêves au point qu’il ne pouvait trouver sa place dans la vie. Par rapport à la rébellion grandissante des paysans, lui continue à vivre dans son grenier où il n’est en conflit avec personne. Ceci n’était pas dans le roman ; c’est la seule chose personnelle que je pouvais mettre, et que j’y ai mise parce que, comme vous devez l’avoir entendu dire, j’opposai continuellement le monde imaginaire et le monde réel, intéressé que j’étais par l’affrontement à la réalité dont la vie se charge de modifier le scénario. » Il ajoutait ailleurs : « Dans Dragonwyck, ce qui m’a fasciné, moi, c’était la folie du personnage interprété par Vincent Price, cet homme qui se retire finalement dans une petite pièce, cet homme déphasé, déplacé dans le temps, isolé car d’une autre époque. » [Joseph L. Mankiewicz – Patrick Brion – Editions La Martinière (2005)]

Le tournage ne se déroulera pas avec la sérénité dont on a volontiers parlé par la suite. Ernst Lubitsch et Mankiewicz ont en effet des discussions de plus en plus orageuses. Assistant au tournage d’une scène, Lubitsch se serait ainsi retourné vers Gene Tierney en lui disant: « Qu’est-ce que j’ai fait ? Comment ai-je pu donner notre film à ce novice ? Il ne sait rien. » Mais, habitué aux plateaux de cinéma depuis près de vingt ans, surtout depuis qu’il était producteur, Mankiewicz n’était pas à même d’être intimidé et déconcerté par un tournage hollywoodien, même s’il paraît pourtant avoir eu au début quelques problèmes par rapport à la photographie : « J’avais préparé mon travail très précisément. Lors du premier jour de tournage, il était seulement trois heures de l’après-midi et j’avais terminé tout ce que j’avais prévu. Je ne savais plus quoi faire ; je me souviens alors m’être tourné automatiquement vers le chef opérateur Arthur Miller (un drôle de petit bonhomme qui avait travaillé avec Ford pour The Grapes of Wrath (Les Raisins de la colère) et je me souviens lui avoir dit, machinalement, comme un imbécile, je suppose : « Donnez-moi le viseur de la caméra ». Mais je regardai du mauvais côté, et donc ne pus rien voir (j’ai repris cette anecdote dans All About Eve, elle est authentique). Donc je regardais du mauvais côté du viseur ; tout le monde était là, debout en train de me regarder. Alors Arthur Miller vint vers moi et me donna le meilleur conseil que l’on puisse donner à un metteur en scène. Il me dit : « Regardez ! Vous avez écrit quelque chose ; vous souhaitez le mettre en scène comme vous le voyez, selon l’interprétation que vous souhaitez. D’accord. Mais ensuite, sachez interroger le cameraman. » Maintenant cet homme que vous avez envoyé chercher, il vous fait profiter non seulement de son propre talent mais de l’expérience de tous les grands réalisateurs avec qui il a travaillé, et vous lui dites : « Voici la manière dont je dirige, comment vois-tu cette importante prise de vue ? Et il vous l’explique. » À présent, il ne vous reste plus qu’à lui dire ce qui vous convient : c’est comme ça que je le voyais, je suis d’accord avec vous, et si ça ne vous convient pas, vous pouvez toujours dire non. Mais si vous ne lui demandez rien, si vous faites comme beaucoup de jeunes réalisateurs aujourd’hui qui disent au cameraman : « Donnez-moi un objectif de 80 ou de 100 et faites-moi une marque ici, une autre là! », vous châtrez le cameraman; vous effacez en lui tout ce qu’il a appris des autres réalisateurs. » [Joseph L. Mankiewicz – Patrick Brion – Editions La Martinière (2005)]

Mais au lieu d’être un producteur peu concerné, Lubitsch surveille attentivement le travail de Mankiewicz et s’oppose ainsi à lui à propos de la scène où Nicholas Van Ryn conduit Miranda dans sa chambre pour la réprimander. Voyant les rushes avec Vincent Price, Lubitsch s’exclama aussitôt que la scène devait être retournée. « Est-ce quelque chose que j’ai fait ? », questionna Vincent Price. Lubitsch lui répondit alors qu’il était inconcevable qu’un gentleman tel que Nicholas Van Ryn ne ferme pas la porte derrière lui et prenne ainsi le risque que les domestiques puissent entendre la discussion orageuse qu’il va avoir avec sa femme. Mankiewicz acceptera la remarque de Lubitsch et la scène sera modifiée, mais il déclarera par la suite : « L’argument invoqué était donc que j’avais eu tort de montrer un homme, aussi digne et aussi fier, oublier de fermer la porte derrière lui alors qu’il injuriait sa femme. C’est la seule fois où je fus en désaccord avec Lubitsch. Je traîne beaucoup de mythes à ce sujet. Il n’y eut jamais rien entre Ernst et moi, sinon un extraordinaire respect de ma part, et de la sienne. Il m’a toujours remis à ma place quand je le méritais. » [Joseph L. Mankiewicz – Patrick Brion – Editions La Martinière (2005)]

Lubitsch voyait-il déjà en Mankiewicz un rival potentiel ?… En tout cas, il verra aussi l’une des scènes qu’il préférait être coupée par Darryl F. Zanuck. Il s’agissait d’une longue séquence au cours de laquelle Nicholas Van Ryn étalait avec cynisme, devant le laurier qui lui avait permis de se débarrasser de sa femme, sa philosophie négative de la vie et son opinion sur les autres. « Lubitsch avait raison, dira Vincent Price, et le film à cause de cette stupide coupe n’a pas possédé la perfection promise. Joe Mankiewicz était pourtant un meilleur élève de Lubitsch que Preminger. » Vincent Price était à même de pouvoir juger le travail des deux cinéastes car il avait été l’un des interprètes de A Royal Scandal, mis en scène par Otto Preminger lorsque Ernst Lubitsch n’avait pu le tourner. Succédant à Gregory Peck, initialement prévu pour le rôle de Nicholas Van Ryn, Vincent Price reformera ici avec Gene Tierney le couple de Laura, rappelant par la suite que la romancière Anya Seton avait elle- même reconnu avoir eu comme inspiration les personnages du poème « Alone » d’Edgar Allan Poe. Vincent Price admirera aussi le décor du manoir de Van Ryn : « C’était un magnifique décor construit par Lyle Wheeler, sur l’un des plateaux de la Fox. C’était une superbe demeure. Vous pouviez vous y déplacer, et ils l’ont mis en pièces une semaine après la fin du tournage. L’extérieur de la maison était un verre peint, mais l’intérieur recréait l’intégralité d’une maison. » [Joseph L. Mankiewicz – Patrick Brion – Editions La Martinière (2005)]

Au lieu de n’être qu’un film de commande, adapté d’une histoire qu’il n’aimait pas, Dragonwyck va au contraire posséder quelques-uns des thèmes les plus chers à Mankiewicz. On trouve en effet ici, par exemple, pour la première fois le thème du rapport de classes. Tout semble opposer la famille d’Ephraim Wells, qui vit pauvrement en s’appuyant sur des préceptes religieux, à l’orgueilleux Nicholas Van Ryn, le « patron» qui cherche à régner sur ses métayers comme le firent toujours ses ancêtres. A Miranda qui lui demande s’il croit en Dieu, Nicholas se contente d’affirmer : « Je crois en moi-même et ne dépends que de moi. » Au fur et à mesure que l’histoire se déroule, l’apparence de Nicholas Van Ryn change et se dégrade. Le séduisant et suave aristocrate venu demander en mariage sa « cousine » devient peu à peu un authentique assassin, apparaissant en robe de chambre, le col ouvert et portant une barbe qui contribue à le rendre inquiétant. Devenu un drogué, il est désormais prêt à rivaliser avec Dieu en usant du droit de vie ou de mort.
[Joseph L. Mankiewicz – Patrick Brion – Editions La Martinière (2005)]

À plusieurs reprises, aussi bien dans Five Fingers (L’Affaire Cicéron) que dans Sleuth (Le Limier), Mankiewicz s’est interrogé sur les rapports de classes. Face aux jeunes filles de la société américaine d’origine hollandaise, Miranda Wells – sans « Van », ainsi qu’elle le rappelle à ses interlocutrices – est une déclassée. Comme Jules César qui confie à Cléopâtre sa tristesse devant la stérilité de sa femme et plus tard son bonheur lors de la naissance de Césarion, à l’image du comte Torlato Favrini qui souffre de sa blessure de guerre qui ra rendu impuissant et stérile, Nicholas Van Ryn est obsédé par sa volonté d’avoir un héritier mâle, susceptible de lui succéder et de diriger à son tour les métayers. Il choisit de tuer sa première femme incapable de lui donner un fils et se prépare à faire de même avec Miranda après la mort de leur enfant mort-né. Il reportera à ce moment-là une partie de sa douleur, devenue de la haine, envers la servante estropiée de Miranda, lui disant : « Repoussante petite infirme, pourquoi vous a-t-on permis de vivre et non à mon fils ? Peu de temps auparavant, Nicholas avait déclaré à Miranda, toujours à propos de la malheureuse Peggy O’Malley : « Les corps déformés me dépriment. » Comme tant d’autres personnages de Mankiewicz Miranda a rêvé d’échapper à son milieu. De même que Diello n’a jamais oublié la vue d’un homme en veste de smoking blanc aperçu alors qu’il était mousse, Miranda avoue à sa mère lorsque Nicholas vient la chercher : « Mes rêves deviennent réalité, Maman. Ne peux-tu le voir ? Depuis que j’étais une petite fille et que je construisais un château dans le pommier. » Mais la sombre demeure de Dragonwyck, hantée par le souvenir d’Azilde – dont le portrait, symboliquement obsédant, s’accompagne parfois d’un air de clavecin annonciateur d’un drame familial -, est pourtant loin d’être un château de rêve… [Joseph L. Mankiewicz – Patrick Brion – Editions La Martinière (2005)]
On peut remarquer que le scénario de Mankiewicz modifie d’une manière sensible la fin telle qu’elle se présente dans le roman. Dans ce dernier, Jeff, le médecin, après s’être battu avec Nicholas, l’attache et part avec Miranda qu’il conduit à bord du Mary Clinton, un navire à vapeur qui appartient en partie à Nicholas Van Ryn. Jeff espère ainsi la ramener dans le Connecticut. Nicholas monte à bord à son tour. Le commandant du bateau se lance dans une course avec un autre navire pour impressionner Van Ryn et le Mary Clinton prend feu. Nicholas sauve alors la vie de Miranda et celle de deux autres personnes, disant : « Vous voyez que je peux aussi bien sauver des vies que les détruire. » Mankiewicz dirige ici pour la première fois sa future interprète de The Ghost and Mrs. Muir, Gene Tierney, à propos de laquelle il déclarait : « Dans Dragonwyck, elle était dans une phase différente de son état habituel, une période où elle ne savait plus rien, et il s’agissait plutôt de lui dire ce qu’il fallait faire, et l’aider à le faire. » Évoquant à son tour Dragonwyck, Gene Tierney reconnaît s’en souvenir surtout pour une raison extra-cinématographique, puisqu’elle rencontra à cette occasion le jeune John Fitzgerald Kennedy, le futur président des Etats-Unis : « Je me souviens de Dragonwyck pour une raison entièrement étrangère à ce qui se passe dans le film. Un jour, nous reçûmes une visite sur le plateau pendant que je tournais une scène avec Walter Huston, qui incarnait mon père. Avec la voix d’outre-tombe qui convenait, Walter lisait un passage de la Bible, lorsque le réalisateur, Joseph Mankiewicz, cria : « Gene! Tournez lentement et regardez droit dans l’objectif. » Je me retourne et mon regard plonge dans les plus beaux yeux bleus qu’il m’ait été donné de voir dans un visage d’homme. Il était debout à côté de la caméra, dans un uniforme de lieutenant de vaisseau. Il me sourit. Et je réagis exactement comme réagissent les héroïnes des romans d’amour. Mon cœur se mit à battre la chamade. John était grand et encore très mince : il avait passé des mois dans les hôpitaux de la Marine. Il possédait ce charme irlandais, naturel et badin, que les femmes ont tendance à trouver irrésistible. Il m’interrogea sur mon travail, et ses questions prouvaient qu’il avait déjà une bonne connaissance en ce domaine. Son père avait jadis investi dans l’industrie cinématographique, me raconta-t-il. Il ne précisa pas, mais je l’appris plus tard, que ce père avait un faible pour les comédiennes de son temps, Marion Davies et Gloria Swanson notamment. Nous avons dîné ensemble, une fois, deux fois, puis John dut repartir. Nous avions fait des projets pour nous revoir dans l’Est. Je devais finir Dragonwyck, qui ne fut pas un film inoubliable, sauf pour moi et Joe Mankiewicz, qui signa là son premier travail de réalisateur. » [Joseph L. Mankiewicz – Patrick Brion – Editions La Martinière (2005)]

Film ambitieux, film difficile aux yeux de la direction de la 20th Century-Fox qui savait souvent se contenter de tester de nouveaux cinéastes en ne leur confiant que des films de série B, Dragonwyck sera un relatif succès populaire. De quoi rassurer tous ceux qui pensaient qu’après avoir été scénariste et producteur, Joseph L. Mankiewicz pouvait également devenir un metteur en scène de talent ! [Joseph L. Mankiewicz – Patrick Brion – Editions La Martinière (2005)]

L’histoire
1844. Greenwich (Connecticut). Riche propriétaire, Nicholas Van Ryn (Vincent Price) propose à sa cousine éloignée Abigail Wells (Anne Revere), une simple femme de fermier, d’accueillir l’une de ses filles.
C’est ainsi que Miranda Wells (Gene Tierney) se rend avec son père Ephraim (Walter Huston) à New York pour y retrouver Nicholas Van Ryn. Ce dernier leur révèle que sa famille règne depuis 1630 sur deux cents fermiers. Miranda et Nicholas Van Ryn prennent le bateau et atteignent Dragonwyck, une riche demeure austère où Nicholas Van Ryn vit en compagnie de sa femme Johanna (Vivienne Osborne), qui a trouvé dans la nourriture une raison de vivre.
Nicholas Van Ryn montre à Miranda le portrait de son arrière-grand-mère, Azilde, qui s’est tuée. La légende familiale veut que l’on entende – à condition que l’on soit un Van Ryn – Azilde jouer du clavecin et chanter juste avant qu’un drame frappe la famille.
Miranda joue le rôle d’une institutrice auprès de la jeune Katrine (Connie Marshall), la fille des Van Ryn. Celle-ci avoue ne pas aimer ses parents ; elle souffre du fait que Nicholas Van Ryn souhaitait un héritier mâle et que sa femme est désormais incapable d’avoir d’autres enfants. Au cours de la kermesse annuelle Miranda rencontre le docteur Jeff Turner (Glenn Langan) à qui elle semble beaucoup plaire.
Cependant, la réunion, également annuelle, au cours de laquelle les métayers de Nicholas Van Ryn donnent à leur maître une part de leur récolte, se passe mal. Klaus Bleecker refuse en effet de donner son dû à Van Ryn, exigeant de devenir propriétaire lui aussi. Il cherche à poignarder Nicholas Van Ryn, mais il est désarmé par le docteur Turner, qui n’a pourtant aucune sympathie pour Van Ryn. Au grand bal qui suit, Miranda est victime de la prétention et de l’ostracisme des familles des riches propriétaires d’origine hollandaise de la région. Miranda avoue à Nicholas qu’elle ne s’amuse pas. Il danse avec elle.
Johanna tombe malade. Pour lui faire plaisir, Nicholas lui apporte un laurier-rose. Le docteur lui donne des conseils, mais Johanna meurt. Nicholas dit alors à Miranda sa tristesse de ne pas avoir de successeur. Il lui avoue également le tendre sentiment qu’il éprouve pour elle. Miranda, à qui il n’est pas non plus indifférent, trouve qu’il est trop tôt pour parler de quoi que ce soit. Elle rejoint sa famille après avoir dit au revoir au docteur Turner qui espère la revoir.
Quelques mois plus tard, Nicholas Van Ryn vient voir les Wells et demande à Ephraim la main de sa fille : il a déjà tout organisé ! Le mariage a lieu dès le lendemain. Miranda engage comme servante Peggy O’Malley (Jessica Tandy), une jeune infirme dont la vue déplaît à Nicholas.
Ce dernier apprend par Miranda que les invités du bal annuel se décommandent les uns après les autres. Miranda lui révèle aussi qu’elle attend un enfant. Nicholas et elle s’affrontent à propos de la religion, Nicholas déclarant ne croire qu’en lui-même.
L’Etat de New York vote une loi autorisant les métayers à devenir propriétaires.
Nicholas Van Ryn fait appel au docteur Turner pour l’accouchement de Miranda, le docteur Brown étant déjà là. L’enfant naît, mais avec une malformation cardiaque. Miranda fait baptiser immédiatement l’enfant, qui meurt dans ses bras. Nicholas reproche à Peggy de vivre alors que son fils est mort. Il se retire dès lors dans la tour du manoir et s’y livre à la toxicomanie.
Peggy se confie au docteur Turner : elle craint pour la vie de Miranda et lui apprend que Nicholas a apporté une grande plante dans la chambre de Miranda. Nicholas entend bientôt un son de clavecin et une voix qui chante. Le docteur Turner arrive et accuse Nicholas d’avoir empoisonné Johanna avec le laurier. Les deux hommes se battent puis Nicholas va s’asseoir sur son siège de « patron » alors même qu’une foule, parmi laquelle se trouvent Miranda, Peggy et le docteur Turner apparaît. Le maire demande à Nicholas de le suivre. Celui-ci menace la foule avec un pistolet, mais un coup de feu parti de cette foule le blesse mortellement. [Joseph L. Mankiewicz – Patrick Brion – Editions La Martinière (2005)]
Les extraits
Fiche technique du film
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Catégories :Le Film étranger