Le Film français

LA MAISON DU MALTAIS – Pierre Chenal (1938)

LA MAISON DU MALTAIS – Pierre Chenal (1938) avec Marcel Dalio et Viviane Romance

Un soir de mai 1937, Pierre Chenal se trouvait  Aux Deux Magots en compagnie de J.B. Brunius, J.G. Auriol, les frères Prévert et Roger Blin. Soudain, un personnage se planta à ses côtés. Sans saluer ses amis – qu’il connaissait tous – il lui lança : « Il faut que je te parle, viens ! » Il ne pouvait commettre l’imprudence de ne pas obtempérer aux ordres de l’imprévisible Michel Koustoff ! Une fois sortis, ils s’installèrent à la terrasse et lui lâcha tout de go : «Tu tournes La maison du Maltais avec Viviane Romance.» «Ah, bon ? C’est quoi l’histoire ? » Il sortit un bouquin signé Jean Vignaud de sa poche et lui tendit : «J’ai pas lu, lire me fait chier. S’il te botte, pointe-toi demain à Gladiator Films, j’y serai.» «Tu prends un verre ?» «Pas le temps ! Salut !» Il se leva et lui fit avec un sourire ironique. «Si tu fais l’affaire tu m’invites au Poisson d’Or… Ça te coûtera un maximum, je viendrai avec la smala! »

Chenal appris qu’il existait déjà une version muette de ce mélo à faire pleurer Margot. La lecture du roman ne l’emballa pas : « une prostituée encloquée par son amant de cœur se marie pour donner un père (riche) à sa progéniture. Ce n’est pas rien ! » «Pourquoi accepter de tourner des histoires qui, au départ, ne vous enchantent pas ? » Pourtant il a proposé des dizaines, des cinquantaines de scénarii époustouflants et de livres exceptionnels à des producteurs qui, pour une raison quelconque, ne s’y intéressèrent pas. Duvivier lui dit un jour : « Mon vieux, tourne ! Même si ton dernier film est un chef-d’œuvre, à force de refuser des trucs, tu finis par ne plus rien réaliser. Au bout de deux ans, trois maximum tu es cuit ! Les bonnes âmes feront courir le bruit que si ton dernier film a eu un succès critique, ça a été un bide commercial, même si tu as battu des records de recettes ! Je parle en connaissance de cause ! »

LA MAISON DU MALTAIS – Pierre Chenal (1938) avec Viviane Romance

Pierre Chenal hésita : la capiteuse Viviane Romance – la plus cotée des vedettes de l’époque – dans la distribution, ce n’était pas rien non plus. Bien sûr, il se souvient du Martyre de l’obèse (1932), roman qui ne présentait pas grand intérêt pour lui, il s’en était plutôt bien tiré. « J’en conclus que la façon dont on traite le sujet, le style donné au récit sont dans certains cas aussi importants que l’histoire elle-même ; que l’humour peut gommer le côté mélo, donner de l’éclat au récit, par exemple, en créant un personnage (sorte de meneur de jeu) pour Jouvet, et du poids, en faisant appel au remarquable Pierre Renoir. C’était évidemment une question d’imagination, un exercice de haute voltige ! »

LA MAISON DU MALTAIS – Pierre Chenal (1938) avec Jany Holt, Fréhel et Viviane Romance

Lors d’une promenade au bord de la mer à Juan-les-Pins Jacques Companeez et Pierre Chenal tentent de trouver une solution à un problème « Nous ne disions pas un mot, raconte Chenal. Nous merdoyions depuis trois jours car nous étions tombés sur un « os », Parce que la bien-aimée de Matteo, Safia, s’était enfuie de Sfax avec un homme dont il ignorait le nom et l’adresse. Seul élément dont il disposait sans certitude : le couple vivait à Paris. Comment retrouver la trace de Safia ? Le quatrième jour, très hésitant et pas très fier, je dis à Jacques : «Je crois tenir une solution, j’inverse le problème: c’est elle qui, apprenant que Matteo est à Paris, prend peur et part à sa recherche. Mais j’ai l’impression de forcer la main au hasard et ça fait un peu conte oriental, genre Mille et une Nuits. » « C’est pas mal, les Mille et une Nuits, un peu long peut-être … » ironisa Jacques, «dis toujours!» «Bon imagine Matteo dans un jardin public à Paris, assis sur un banc, paumé, presque clochard. Des gosses de riches l’entourent, l’examinant comme une bête curieuse. Se trouvant devant un auditoire, Matteo se met à leur raconter des histoires comme il le faisait dans les souks. L’enfant de Safia se trouve parmi les mômes. Sa gouvernante la ramène à la maison. Pendant le dîner, la gosse raconte à ses parents la fable de la Perle Blanche et de la Perle Noire. Safia comprend que le monsieur du banc est Matteo.» « Laisse-moi réfléchir, »me dit Companeez. Après un moment, il ajoute: «Je pense que nous pouvons nous remettre au travail… »

LA MAISON DU MALTAIS – Pierre Chenal (1938) avec Louis Jouvet et Florence Marly

Dans La Maison du Maltais nouvelle mouture, Safia-Matteo sont un peu Tristan et Yseult à Sfax. Il fallait insuffler un peu de poésie au film. Pierre Chenal se souvient de la prostituée si merveilleusement mythifiée dans Maya, de Simon Gantillon. Je me félicitai d’avoir engagé celui-ci pour écrire les dialogues ainsi que Curt Courant comme premier opérateur. Il nimba cette histoire de sa lumière inimitable…

LA MAISON DU MALTAIS – Pierre Chenal (1938) avec Viviane Romance et Louis Jouvet

« Prendre Dalio pour interpréter un jeune Maltais séduisant, Il fallait oser, déclara Chenal, J’avoue que j’ai eu beaucoup de mal à le convaincre. A force de jouer les tarés, les pesonnages immondes, pourris et crachotants, il finissait par oublier que  dans la vie privée il avait une certaine beauté un peu orientale et une grande douceur. On peut donc comprendre sa réticence à incarner un poète, une sorte de mage capable d’émouvoir la plus belle prostituée de Sfax. C’était la première fois que j’utilisais un acteur à contre-emploi. Je ne l’ai pas regretté car le rôle de Matteo lui ouvrit les portes de Hollywood. »

LA MAISON DU MALTAIS – Pierre Chenal (1938) avec Marcel Dalio

Lorsque La Maison du Maltais sortit à Paris, en 1938, les merveilleux décors conçus par Wakhevitch pour reconstituer les souks de Sfax reçurent des éloges unanimes.
« A l’époque, raconte Pierre Chenal, il ne serait venu à l’idée de personne d’aller filmer sur place une scène où Safia se chamaille avec sa logeuse sur son balcon, puis, quand un coup de vent emporte son châle, dégringole les escaliers et se précipite dehors. Matteo, le raconteur d’histoires, ramasse le châle et le lui tend, Il est, comme tous les hommes qui l’entourent, fasciné par la beauté de Safia, à peine couverte d’un léger déshabillé. Il ne peut s’empêcher de fixer son décolleté. Elle se moque gentiment de lui : « Ça, mon petit, ce sont les grenades du jardin d’Allah !» Tourner cela dans les souks, c’était l’émeute, on me l’aurait kidnappée, je foutais mon film en l’air ! Cette histoire de décors en studio ou naturels a donné lieu à une polémique stérile pendant des années dans les revues spécialisées. Les films « modernes » devaient selon certains se réaliser dans des décors réels, le son être enregistré en direct, même s’il était inaudible. Dans La Rue sans nom, presque tout a été tourné en extérieur… parce que la production avait un budget plus que limité ! Normalement, j’aurais fait quelques plans généraux dans la rue et le reste en studio. Lorsque l’ex-nouvelle vague a commencé à faire des vagues, les décors en studio se facturaient à des prix exorbitants. C’est uniquement pour cette raison qu’avec leur matériel miniaturisé (aucun rapport avec nos caméras massives, nos grues, nos camions de son, nos groupes électrogènes, etc), les jeunes metteurs en scène purent, avec pas mal de difficultés techniques quand même, tourner en décors naturels. Constatons d’ailleurs qu’une fois parvenus à la célébrité, les Truffaut, Godard, Chabrol, etc. se sont empressés de reprendre le chemin du studio. Celui-ci est notre laboratoire. Nous évoluons dans le décor que nous avons imaginé ! Nous sommes maîtres de la lumière ! Nous disposons du recul nécessaire. Et surtout du silence (théoriquement)… »

LA MAISON DU MALTAIS – Pierre Chenal (1938) avec Pierre Renoir et Marcel Dalio

La Maison du Maltais sort sur les écrans le 22 septembre 1938. Une bien mauvaise période pour le cinéma… Le 12, dans un discours retentissant, Hitler annonçait son intention d’annexer au IIIème  Reich les Sudètes, province juridiquement rattachée à la Tchécoslovaquie. Difficiles négociations entre Allemagne, Grande-Bretagne et France : la guerre menace car ces deux derniers pays sont liés par traité avec la Tchécoslovaquie. Le 24 septembre, en France, un processus de mobilisation s’engage, avec rappel de certains réservistes. Temps d’incertitude : les cinémas se vident et le minimum historique de fréquentation est atteint le mardi 27 septembre. Le 28, c’est l’annonce des accords de Munich qui provisoirement, écartent les menaces de guerre. Dès le vendredi 30, les recettes remontent et le premier week-end d’octobre sera triomphal pour le cinéma… et pour La Maison du Maltais. [Pierre Chenal (Souvenirs du cinéaste) Pierrette Matalon, Claude Guiguet et Jacques Pinturault – Ed. Dujarroc (1987)]

LA MAISON DU MALTAIS – Pierre Chenal (1938) avec Jany Holt et Viviane Romance

L’histoire

A Sfax, Matteo (Marcel Dalio), vagabond et conteur, s’éprend de Safia (Viviane Romance), une belle prostituée. Elle s’amuse de sa ferveur puis en est touchée et se donne à lui. Matteo veut garder Safia : Il l‘installe dans la maison de son vieux père, au bord du désert. C’est le bonheur. Comme un enfant va naître il cherche du travail. Mais un soir, Matteo, mêlé à des affaires de contrebande, ne rentre pas.
Le père de Matteo maudit Safia, la chasse. Désespérée, fuyant dans la nuit et la tempête de sable, elle est recueillie par un savant, Chervin (Pierre Renoir), revenant d’une expédition dans le sud du pays. Ce dernier propose à Safia de l’emmener à Paris. Elle hésite puis accepte. Matteo revient et, impuissant, voit partir le bateau de celle qu’il aime.
Trois ans plus tard, à Paris. Safia est devenue une autre femme et son enfant à un foyer. Matteo est dans la capitale, à leur recherche : en vain. Désespéré, il s’incorpore sans conviction à une bande de truands.
Par un hasard extraordinaire, Safia est informée de sa présence. Elle le revoit et lui joue la comédie se prétendant encore prostituée et sans enfant. Un maître chanteur, Rossignol (Louis Jouvet), se mêle de cette histoire, soutire de l’argent à Safia contre le silence de Matteo et brouille, en conséquence, Safia avec son mari. Mesurant la gravité de la situation, Matteo réconcilie Chervin et Safia, puis se suicide.

 

 

Témoignage de Marcel Dalio

« Quels rôles pouvais-je espérer au cinéma après La Grande Illusion ? Je tourne deux jours par-ci, huit jours par-là, quelques apparitions destinées à payer mon loyer et mon tailleur. Je joue aussi un photographe dans Naples au baiser de Feu une ineptie méditerranéenne avec Tino Rossi d’où seuls Michel Simon et Viviane Romance sortent indemnes.
Viviane, Je dois la retrouver dans La Maison du Maltais que prépare Pierre; Chenal. .Je ne l’ai pas rencontrée depuis Le Congrès s’amuse, une revue que nous avons jouée en 1933. Comme je lui en ai voulu à l’époque ! Un soir elle s’était permis de saluer des amis à elle, assis au premier rang, pendant ma meilleure scène ! Quel acteur pardonnerait cet affront ? Pas moi…
Viviane commençait à être célèbre. Elle aurait pu continuer à danser, mais quel eût été son avenir ? En 1929 elle en avait eu un aperçu. Girl au Casino de Paris, elle s’était disputée avec Mistinguett et l’avait giflée. La Miss, folle de rage, lui avait dit : « J’te  ferai rayer du métier. » J’ignorais si Mistinguett avait mis ses menaces à exécution, auquel cas je ne m’en plaignais pas, puisque j’avais Viviane pour partenaire.
Dans La Maison du Maltais, je dois jouer le secrétaire de Jouvet, mais Chenal qui cherche un jeune premier « genre Maltais » me fait faire des essais sur la proposition de Jeanson. Cher Henri : il m’a tellement aidé tout au long de ma carrière, qu’en réalité c’est lui et non pas mon agent qui aurait dû toucher un pourcentage sur mes cachets. Je lui dédie 10 % de ces souvenirs, c’est le moins que je puisse faire faire !
Les essais sont négatifs.
– Attendez ! s’écrie le chef opérateur, j’ai une idée.
Et il me fait couper les cheveux, maquiller en mauve et raser les sourcils !
– Tenez, me dit-il, regardez-vous : vous comprenez pourquoi Marlène Dietrich a du succès ?
Aurais-je été la Marlène française de cette époque ? C’est impossible, je l’aurais su, Gabin serait venu me faire la cour ! En réalité, je suis presque trop beau en jeune premier maltais. Un loukoum de luxe. Mais c’est ce que Chenal veut. Il me donne le rôle, et je partage la vedette du film avec Viviane, ce qui me permettra, après ce film, de tripler mon cachet. »
[Dalio « Mes années folles » Ed. JC Lattès (1976)]

Fiche technique du film

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