Le Film français

VOICI LE TEMPS DES ASSASSINS – Julien Duvivier (1956)

Dans Voici le temps des assassins, le personnage de Chatelin est l’occasion d’une grande composition pour Gabin, parfait en grand chef, permettant à Duvivier de donner à son film une épaisseur réaliste, dans laquelle il l’installe dès les scènes d’ouverture, où la caméra se déplace avec fluidité en accompagnant Gabin dans son travail (ouverture du restaurant, marché aux Halles, préparation des plats) tout en exposant les personnages et les situations. Danièle Delorme, pour sa part, est étonnante dans un rôle monstrueux à l’opposé des « femmes fatales » du cinéma français, et parvient à humaniser Catherine par des touches de souffrance, voire de dégoût d’elle-même. Le reste de la distribution est d’une grande cohérence prouvant que, sur le plan de la direction d’acteurs également, Duvivier est ici dans sa meilleure forme. [Julien Duvivier « Le mal aimant du cinéma français » Vol 2 : 1940 – 1967 –  Eric Bonnefille – Ed. L’Harmattan – 2002]

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1955 est une année douloureuse pour Julien Duvivier. Marianne de ma jeunesse, qui lui est chère, a rencontré une incompréhension tant critique que publique. Deux mois plus tard, son épouse Olga meurt, après presque trente ans de vie commune. Maurice Bessy se rend compte que ce drame conduit son ami à vivre « de plus en plus replié sur lui-même, isolé, solitaire et malheureux de l’être' ».
C’est par la rage, pourrait-on dire, que Duvivier va réagir à ce printemps  » difficile, en écrivant ce qui deviendra son film le plus noir, le plus sordide, en collaboration, justement, avec Maurice Bessy et avec Charles Dorat. [Julien Duvivier « Le mal aimant du cinéma français » Vol 2 : 1940 – 1967 –  Eric Bonnefille – Ed. L’Harmattan – 2002]

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Les trois hommes se retrouvent, à l’été 1955, à Saint- Tropez, autour du projet qu’a Duvivier de refaire un film avec Gabin, douze ans après The Impostor. L’acteur, ayant connu juste après la guerre une – relative – traversée du désert, en avait d’ailleurs conçu un peu d’amertume à l’encontre de Duvivier, lui reprochant de ne pas l’avoir alors engagé. Pour l’heure, on lui écrit un rôle sur mesure, celui d’un restaurateur du quartier des Halles, Chatelin, qui se laisse séduire par une jeune femme, Catherine, fille de son ancienne épouse, Gabrielle, tombée dans la drogue et la misère. Catherine, dont le but est d’exploiter Chatelin, se fait épouser par lui, le pousse à se quereller avec un de ses meilleurs amis, l’étudiant Gérard, qu’elle cherche par ailleurs à séduire, et projette de tuer Chatelin pour hériter. L’affaire tourne mal pour Catherine qui, après avoir tué Gérard, sera étranglée par Chatelin. Cette fin sera modifiée au tournage puisque c’est finalement au chien de Gérard que l’on laissera le soin de rendre justice en égorgeant Catherine – peut-être jugea-t-on préférable de ne pas faire de Gabin, à son tour, un criminel… Le titre du scénario, emprunte a Rimbaud sera « Le Temps des assassins », avant de devenir Voici le temps des assassins – titre que Duvivier impose contre l’avis des producteurs qui le jugent trop sinistre. [Julien Duvivier « Le mal aimant du cinéma français » Vol 2 : 1940 – 1967 –  Eric Bonnefille – Ed. L’Harmattan – 2002]

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Pour ce fameux rôle de Catherine, Duvivier choisit une comédienne au visage angélique de jeune première, Danièle Delorme, popularisée notamment par Gigi (1949) ou encore Sans laisser d’adresse (1951). Celle-ci, affolée par la méchanceté du rôle, pense refuser mais se laisse finalement convaincre par Duvivier de sortir ainsi de ses emplois habituels. « Je me fais peur à moi-même lorsque je pense à mon personnage' », avoue-t-elle peu avant le tournage.
Au contraire de certaines autres comédiennes, Danièle Delorme se sent à l’aise sous la direction de Duvivier. Elle observe, légèrement amusée, les quelques tensions mêlées de complicité apparaissant entre lui et Gabin : ce dernier, moins docile que du temps de La Belle équipe, n’hésite pas à exprimer son point de vue sur la mise en scène. Duvivier, gardant son calme, accepte alors de faire une répétition dans l’optique de Gabin… avant de faire observer que c’est mauvais, et de revenir à sa propre vision des choses. [Julien Duvivier « Le mal aimant du cinéma français » Vol 2 : 1940 – 1967 –  Eric Bonnefille – Ed. L’Harmattan – 2002]

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C’est Lucienne Bogaert qui interprétera sa mère, Gabrielle, tandis que Gérard Blain sera l’étudiant, ami de Gabin. La distribution réunit aussi Germaine Kerjean (qui, bien que n’ayant que dix ans de plus que Gabin, incarnera sa mère), Gabrielle Fontan (déjà dirigée par Duvivier dans Carnet de Bal et La Fin du jour) ainsi que, dans un bref rôle, Gaby Basset qui fut, en 1925, la première épouse de Gabin. [Julien Duvivier « Le mal aimant du cinéma français » Vol 2 : 1940 – 1967 –  Eric Bonnefille – Ed. L’Harmattan – 2002]

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Invité à analyser l’immoralité des personnages de Catherine et Gabrielle, Duvivier expliquera : « Je crois que nous sommes entourés de monstres comme ça. On n’a qu’à lire les journaux, c’est quelque chose d’effrayant. Je crois que nous sommes dans une atmosphère comme ça depuis vingt ans, nous sommes au temps des assassins (…) et je connais, moi, actuellement, des filles qui sont exactement pareilles au personnage de Catherine (…) Si on prétend que l’histoire n’est pas vraie ou pas vraisemblable, je proteste avec énergie (…) Je crois avoir fait quelque chose qui est violent, mais qui est logique, qui est vraisemblable »[Julien Duvivier « Le mal aimant du cinéma français » Vol 2 : 1940 – 1967 –  Eric Bonnefille – Ed. L’Harmattan – 2002]

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Après Bessy, Dorat et Gabin, l’équipe du film s’enrichit d’un autre vieux complice de Duvivier, le photographe Armand Thirard, qui collabora à quasiment tous ses films de 1926 à 1934 et l’avait retrouvé en 1938 pour La Fin du jour[Julien Duvivier « Le mal aimant du cinéma français » Vol 2 : 1940 – 1967 –  Eric Bonnefille – Ed. L’Harmattan – 2002]

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A travers cette observation clinique, presque froide, d’une haine poussée au paroxysme, Duvivier renoue avec le meilleur de lui-même avec une maîtrise absolue. La vision la plus noire – mais non dénuée d’ironie – des rapports humains sous-tend ce film dont la misogynie, qui aura couru tout au long de sa carrière, devient ici le thème principal, mais d’une façon si monstrueuse qu’elle peut tout à fait être prise au sérieux. Deux générations d’hommes (le jeune BIain, l’homme mûr Gabin) y sont manipulées tels des pantins (avec, d’ailleurs, une certaine naïveté) par des femmes tirant les ficelles, qu’elles soient épouse, mère, maîtresse. Chatelin, notamment, se retrouve face à une infernale trinité : Catherine, qui est presque sa fille adoptive avant d’être sa femme, monstre enjôleur ; Gabrielle, son ex-épouse (L. Bogaert), à l’origine des malheurs passés et présents ; sa mère (G. Kerjean), jalouse et possessive ; (même la vieille gouvemante (G. Fontan) ne le laisse guère en paix, écoutant aux portes, lisant son courrier, le couvrant de remarques acerbes). La haine que ces trois furies ont les unes envers les autres ajoute du vitriol au tableau et éclate en gestes et paroles d’une violence inouïe : Mme Chatelin fouette Catherine ; celle-ci confronte sa mère Gabrielle à son passé de maquerelle et à sa déchéance peu reluisante ; Gabrielle manipule sa fille pour arriver à ses fins ; Catherine lance à sa mère Chatelin le surnom « peau de vache » que lui réservait Gabrielle… [Julien Duvivier « Le mal aimant du cinéma français » Vol 2 : 1940 – 1967 –  Eric Bonnefille – Ed. L’Harmattan – 2002]

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Dans la grande tradition duvivieresque, Chatelin est à la fois victime du mensonge, des apparences trompeuses et du retour des souvenirs. A ce titre, le plan où il retrouve, dans une sordide chambre d’hôtel, Gabrielle qu’il n’avait pas revue depuis vingt ans, est terrible. A travers le visage hagard de celle-ci, que Chatelin attire en pleine lumière, c’est un monde d’horreur qui refait surface, accompagné sur la bande-son d’un hurlement de locomotive. Catherine, elle aussi, est sans cesse rattrapée par le passé qu’elle cherche à fuir, que ce soit par Armand, l’ancien amant qui la suit jusqu’au restaurant de Chatelin, par Bonnacorci, le « client » de Gabrielle, qui la reconnaît, ou par Gabrielle même, dont elle ne parvient à cacher l’existence. [Julien Duvivier « Le mal aimant du cinéma français » Vol 2 : 1940 – 1967 –  Eric Bonnefille – Ed. L’Harmattan – 2002]

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L’histoire elle-même avance d’abord masquée, sous l’apparence d’un mélodrame de la plus belle eau (de rose) : une jeune orpheline, démunie, est recueillie par un brave homme ayant déjà sous sa protection un étudiant. Tout est en place pour que – comme le prédit Mme Jules, la gouvernante – les deux tourtereaux se marient sous l’œil attendri de Chatelin. Mais, petit à petit, le doute s’installe, Catherine joue un double jeu avec Chatelin et Gérard. Après quarante minutes de projection, le mélodrame bascule dans le noir en une scène : Armand se jette sous un camion devant Catherine, et on découvre l’existence de Gabrielle dans son hôtel borgne, en même temps que la glaçante insensibilité de Catherine (« Les morts, ça ne raconte pas d’histoires », énonce-t-elle). [Julien Duvivier « Le mal aimant du cinéma français » Vol 2 : 1940 – 1967 –  Eric Bonnefille – Ed. L’Harmattan – 2002]

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Lors des dernières scènes du film, les êtres semblent livrés à leurs seuls instincts, ne se maîtrisent plus : la brutalité de Mme Chatelin explose, Catherine ne contrôle plus le scénario qu’elle avait imaginé, Gabrielle en manque de drogue n’est plus qu’une loque, même Chatelin commence à perdre son sang-froid. C’est à un chien – dernière ironie – que Duvivier laisse le soin de mettre un terme à ce déchaînement, en tuant Catherine. Il n’y a pas de moralisme ni de soulagement dans cette fin. Le spectateur, comme Chatelin, est laissé ébahi, dans ses interrogations et son amertume. L’ultime plan nous montre, en plongée, des silhouettes qui semblent errer dans un labyrinthe (Chatelin, Gabrielle, le patron de l’hôtel), abandonnées à elles-mêmes. Comment ne pas penser, là encore, à la fin (originale) de La Belle équipe, laissant Gabin anéanti. Dans les deux cas, Duvivier se retire sans ouvrir la moindre perspective à ses créatures. [Julien Duvivier « Le mal aimant du cinéma français » Vol 2 : 1940 – 1967 –  Eric Bonnefille – Ed. L’Harmattan – 2002]

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