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BOUDU SAUVÉ DES EAUX (Jean Renoir, 1932)

Dans Boudu sauvé des eaux, Renoir fait pour la première fois avec une telle clarté le procès de l’imaginaire en tant que force de dénégation du réel et instrument de conquête d’une identité mensongère. Tout le malentendu autour de l’insuccès puis du succès de ce film vient de là. A travers le personnage de Michel Simon, le spectateur n’accède-t-il pas lui aussi à une illusion de liberté sur fond de dénégation de ses propres contradictions ? Redoublant le génie de Renoir, sa science du décor et de la profondeur de champ, Boudu doit évidemment beaucoup à l’immense talent de Michel Simon. On ne peut même plus parler de direction d’acteur, mais de la rencontre de deux personnalités d’exception en état de grâce. Une œuvre unique dans le cinéma mondial. Ainsi qu’il en est souvent dans l’œuvre de Jean Renoir.

FRANÇOIS TRUFFAUT

Deux passions ont possédé François Truffaut : le cinéma et la vie. Deux passions qui ont nourri une œuvre tout en allégresse, mais aussi en gravité. Réalisateur très personnel, Truffaut a réussi le prodige rare de rassembler les suffrages des esthètes les plus exigeants et ceux du grand public. La dette du cinéma français à son égard est immense

DERNIER ATOUT – Jacques Becker (1942)

Bertrand Tavernier s’est longtemps souvenu d’une séquence de poursuite nocturne en voiture, qu’il a mise des années à identifier. C’était Dernier Atout, le premier film de Jacques Becker. Bertrand Tavernier commence son Voyage à travers le cinéma français avec le réalisateur de Casque d’or, de Falbalas, d’Édouard et Caroline et du Trou, montrant l’acuité de sa mise en scène, son économie de moyens, et en même temps son attention à la réalité, la justesse des personnages, l’étude précise d’un milieu, d’un métier.

HUMAN DESIRE (Désirs humains) – Fritz Lang (1954)

Fritz Lang retrouve le même producteur, Jerry Wald, qui avait aussi participé à Clash by Night (Le démon s’éveille la nuit), la même firme, Columbia, et le même comédien principal, Glenn Ford, pour Human Desire (Désirs humains), remake du film de Jean Renoir : La Bête humaine, adapté d’Émile Zola. On mesure la distance parcourue depuis Scarlet Street (La Rue rouge), remake également d’un Renoir, réalisé dix ans auparavant : aucune trace d’expressionnisme ne subsiste, mais la présence d’une forme dépouillée, voire ascétique, pour conter cette histoire d’amour triangulaire où la femme d’un employé de chemin de fer pousse son mari à tuer un ancien amant, puis le trompe avec un cheminot, témoin du meurtre. Lang souhaitait Peter Lorre pour le rôle principal, mais ce fut Glenn Ford qui fut choisi : avec lui, l’élément pathologique, essentiel chez Zola, disparaît du personnage. A l’approche plus sensuelle de Renoir, Lang substitue l’étude clinique des rapports amoureux, inéluctablement mêlés de jalousie, entre un homme âgé (Broderick Crawford) et sa jeune épouse (Gloria Grahame). Il rejoint ainsi Zola dans sa vision déterministe de l’existence, relayée métaphoriquement par le motif visuel récurrent des rails – où l’être humain est prisonnier de son destin. [Fritz Lang, Le Meurtre et la loi – Michel Ciment – Editions Découvertes Gallimard Art (2003)]

SIMENON AU CINÉMA (période : 1932-1980)

Plus encore que Balzac, Dumas, Zola ou Maupassant, c’est Georges Simenon qui est l’écrivain le plus adapté par le cinéma français. Il est un peu pour les metteurs en scène l’équivalent de ce que le roman noir de Chandler ou d’Hammett fut pour ceux de l’Amérique : l’occasion d’un coup de projecteur sur telle ou telle couche de la société, par le biais de l’enquête policière, voire du simple fait divers. Au total, c’est plus d’une quarantaine de films français qui ont trouvé leur point de départ dans l’œuvre du créateur du fameux commissaire Maigret. Les « Maigret », une quinzaine, sont d’ailleurs beaucoup moins nombreux que les autres romans de Simenon à avoir subi l’adaptation cinématographique. Mais c’est par eux que tout a commencé, avec dix ans d’avance.

LES ANNÉES D’INCERTITUDE DU CINÉMA FRANÇAIS

La confusion politique et idéologique qui, succédant à la fin de la guerre d’Algérie (1962), débouchera sur les événements de mai 1968, va de pair avec un essor économique sans précédent. Parallèlement, la crise du cinéma prend une ampleur inconnue jusque-là. Subissant le choc de la télévision et la concurrence des autres loisirs la fréquentation cinématographique s’effondre. Les conséquences sur la production sont dramatiques : faute de marges bénéficiaires, voire d’un simple amortissement des capitaux investis, les producteurs se trouvent à court de moyens de financement. D’où la mode des films « fauchés », lancée par la nouvelle vague, mais dont le public se détournera rapidement, pour revenir aux grosses productions avec vedettes et gros budgets.

TONI – Jean Renoir (1935)

Réalisé avec des acteurs et des techniciens de l’équipe Marcel Pagnol, développé dans son laboratoire de Marseille, et ayant peut-être bénéficié de sa discrète collaboration pour certains dialogues, Toni, entièrement tourné en extérieurs dans le Midi, a plus d’un point commun avec Angèle, tant dans son thème et ses personnages (fille séduite, confident désintéressé, rudesse de la vie paysanne, etc.) que dans son style, résolument mélodramatique. Comme l’écrit René Bizet dans « Le Jour », ce n’est pas exactement du cinéma mais du « théâtre en liberté ». La part propre de Renoir réside dans l’intérêt porté à la condition ouvrière, signe d’un net clivage politique qui va se confirmer dans les films suivants. Chef-d’œuvre de réalisme, Toni est une merveille de construction. Renoir place sa caméra et travaille son cadre dans le souci constant du meilleur effet esthétique, ici inséparable d’une formidable charge émotionnelle. Le récit tout entier se laisse enfermer dans l’image d’un cercle. Le montage, déjà, est exemplaire et annonce par son discours la problématique essentielle du Déjeuner sur l’herbe. 

JACQUES BECKER OU LE GOÛT DE LA VÉRITÉ 

De tous les metteurs en scène français dont la carrière prit son essor pendant l’occupation allemande, Jacques Becker est, avec Robert Bresson et Henri-Georges Clouzot, l’un des plus intéressants et des plus brillants. Pourtant ce cinéaste, tellement représentatif à certains égards de ce que le cinéma français peut donner de meilleur, est devenu réalisateur presque par hasard, et sans vocation véritable au départ. 

[autour de La Règle du jeu] LE JEU DE LA VÉRITÉ par Philippe Esnault

Peu de films ont suscité autant de réactions : diverses et variables, hésitantes ou catégoriques, si souvent contradictoires – à l’image peut-être d’une œuvre riche à l’excès – qu’on est tenté de donner sa langue au chat. Mais que La Règle du jeu, restaurée par des mains pieuses en 1959 sortit d’un purgatoire de vingt-cinq ans pour accéder au ciel des classiques, il est temps d’oublier les caprices de la mode, la paresse de tous les conformismes et la faiblesse des passions les plus sincères, pour examiner sereinement l’ouvrage à la lumière d’informations complètes, le saisir d’un coup d’œil dans sa première nouveauté grâce au recul propice, le juger enfin avec tous les égards qu’on doit à la vraie jeunesse. [Philippe Esnault – L’Avant-Scène n°52 – octobre 1965]

LA RÈGLE DU JEU – Jean Renoir (1939)

Devenu culte après avoir été maudit (mutilé, censuré…), ce vaudeville acide a été conçu dans l’atmosphère trouble précédant la Seconde Guerre mondiale, à une époque où une partie de la société française ignorait qu’elle dansait sur un volcan. Jean Renoir s’inspire de Beaumarchais et de Musset. Et il dirige ses comédiens, inoubliables, en pensant à la frénésie de la musique baroque, à la verve trépidante de la commedia dell’arte : Dalio en aristo frimeur, Carette en braconnier gouailleur, Paulette Dubost en soubrette, Gaston Modot en garde-chasse crucifié. Cette comédie-mascarade entre bourgeois et domestiques est empreinte de gravité, à l’image de la partie de chasse, macabre prémoni­tion d’un massacre. Renoir le moraliste y développe son thème de prédilection : le monde est un théâtre, la société un spectacle, et chacun a ses raisons de changer de rôle, d’abuser des règles du jeu. [Nagel Miller – Télérama]

LA GRANDE ILLUSION – Jean Renoir (1937)

« La Grande Illusion, écrivait François Truffaut, est construit sur l’idée que le monde se divise horizontalement, par affinités, et non verticalement, par frontières. » De là l’étrange relation du film au pacifisme : la guerre abat les frontières de classe. Il y a donc des guerres utiles, comme les guerres révolutionnaires, qui servent à abolir les privilèges et à faire avancer la société. En revanche, suggère Renoir, dès que les officiers, qui n’ont d’autre destin que de mourir aux combats, auront disparu, alors les guerres pourront être abolies : c’est le sens de la seconde partie, plus noire, qui culmine dans les scènes finales entre Jean Gabin et Dita Parlo, à la fois simples et émouvantes. Car jamais l’intelligence du discours de Renoir ne vient gêner une narration d’une exceptionnelle fluidité ni ne théorise sur des personnages qui touchent par leur humanité. Stroheim et Fresnay ont l’emphase de leur classe sociale. Mais les héros du film sont bien Gabin, bouleversant en homme du peuple, et Dalio. Les seconds rôles (Julien Carette, Gaston Modot) aussi sont exceptionnels. Chef-d’oeuvre absolu.  [Aurélien Ferenczi (Télérama – 2014)]

LE RÉALISME DÉPRESSIF

On a beaucoup écrit depuis une quarantaine d’années sur le réalisme fantastique de cet avant-guerre. On en a répertorié les figures : la thématique « chienne de vie », on n’échappe pas à son destin, et l’esthétique : les rues sombres, les ports, les pavés mouillés, la musique triste et belle de Maurice Jaubert, et les mugissements embrumés des sirènes… Ce sont les sirènes des bateaux qu’on ne prend pas, à Alger ou au Havre, puis, après la guerre (car le genre vivra longtemps, de plus en plus convenu, jusqu’à s’épuiser dans les « série noire » des années 1950), à Anvers ou à Hambourg – ou bien les sirènes des usines où on ne travaille plus.
Quai des brumes, Gueule d’amour, Hôtel du Nord, La Bête humaine, Le Jour se lève… Ce n’est certes pas chaque fois le même film. Mais c’est la même désespérance, la même conscience de l’inutilité tragique de la volonté. L’amour est un leurre : il prolonge l’agonie et rend la mort – l’arrachement, l’exclusion – encore plus difficile.
[Jean Pierre Jeancolas – Le Cinéma des français (15 ans d’années trente : 1929 /1944) – Ed. Nouveau Monde (2005)]

LA BÊTE HUMAINE – Jean Renoir (1938)

À tous points de vue, la sortie en 1938 de La Bête humaine, film de Jean Renoir interprété par Jean Gabin, représente un coup de tonnerre dans le ciel relativement paisible du cinéma français. Là où d’autres réalisent des romances légères destinées à divertir les foules sans trop les bousculer, Renoir décide d’adapter l’un des romans les plus violents d’Émile Zola. Et son intention n’est pas du tout d’en édulcorer l’intrigue, en jouant sur la distance qu’amène naturellement une reconstitution historique. Le cinéaste choisit au contraire d’actualiser l’histoire, et de l’ancrer dans un contexte non seulement réaliste, mais populaire, afin que le spectateur puisse s’identifier aux drames vécus par les personnages.