Le Film français

LES PORTES DE LA NUIT – Marcel Carné (1946)

Un soir d’hiver, le Destin apparaît à Diego sous les traits d’un singulier vagabond pour lui annoncer que, cette même nuit, il rencontrera « la plus belle fille du monde ». Et point par point, la prédiction va s’accomplir…

LES PORTES DE LA NUIT – Marcel Carné (1946)

Après Les Enfants du paradis et quelques chefs-d’œuvre, le tandem Marcel Carné-Prévert se reconstitue pour un nouveau film, Les Portes de la nuit, avec Jean Gabin et Marlène Dietrich en vedettes. Mais au dernier moment, ils abandonnent le projet. Ils vont être remplacés par deux comédiens quasi-débutants : Yves Montand et Nathalie Nattier.
Après l’éclatante réussite commune Enfants du paradis, l’association de Marcel Carné et de Jacques Prévert ne pourrait que se répéter ou se dissoudre. Elle fera l’un et l’autre.  En effet, malgré le succès du film, le Festival de Cannes refuse en 1946 de sélectionner Les Enfants du Paradis au seul prétexte qu’il est sorti depuis trop longtemps. Marcel Carné s’en consolera, non sans une pointe de vanité, «en songeant que si « Voyage au bout de la nuit » avait été dédaigné par le Goncourt, Les Enfants du Paradis pouvait bien l’être par le Festival de Cannes».

LES PORTES DE LA NUIT – Marcel Carné (1946)

Pourtant, réaliser et réussir, coup sur coup, deux œuvres de l’importance des Visiteurs du Soir et des Enfants du Paradis à une époque où tout était plus difficile que jamais, était un tour de force qui avait son poids. En outre, il s’agissait de deux succès commerciaux. On serait donc en droit de penser que Carné n’eut qu’à lever le petit doigt pour trouver un, deux, dix producteurs avides de sa collaboration. Il n’en fut rien. La valse des projets recommença. On envisage d’adapter Mary Poppins, un Léocadia d’après la pièce de Jean Anouilh  mais aussi de reprendre le Jour de Sortie qui avait été prévu avant Les Enfants du Paradis mais cette fois sous le titre « La Lanterne magique » ou « Les Présents du passé » avec Arletty, Louis Salou et Fabien Loris. Innovation importante : les événements du réel seraient projetés en noir et blanc et ceux, fictifs, bénéficieraient de la couleur.
Puis Alexandre Korda propose à son tour à Carné un contrat pour trois films. Étonnamment, ce dernier refuse, ce qu’il regrettera longtemps. Après avoir tenté une adaptation de la nouvelle d’Andersen « L’Ombre », il jette alors son dévolu sur « Le Masque de la Mort rouge » d’Edgar Poe qui lui permet de rêver de son premier film entièrement en Technicolor. Mais les premières évaluations financières mettent vite un terme au projet, qui reparaîtra un temps sous forme de ballet avec Ludmilla Tchérina dans son film dansé dont Les Amants de Teruel ne devaient former que le tiers.
Le producteur Tramichel, d’accord sur-le-champ, envisage ensuite un Candide en couleur d’après Voltaire qui devait plus tard, et sur un mode mineur, inspirer Norbert Carbonneaux. Carné, lui, voyait grand et juste. Son Candide devait être Gérard Philipe et Pangloss aurait eu pour interprète Louis Jouvet. On imagine le régal et on réalise la perte que représente l’échec de ce projet. Coup du sort terrible : le producteur trouve la mort la veille de la signature du contrat ! [Marcel Carné « Le môme du cinéma français » – David Chanteranne – Ed. Soteca (2012)]

LES PORTES DE LA NUIT – Marcel Carné (1946), Julien Carette

A la Libération, en 1945, l’énorme succès rencontré par Les Enfants du paradis Incite le réalisateur Marcel Carné et le scénariste Jacques Prévert à faire, un nouveau film ensemble. Aussitôt, ils tombent d’accord pour engager Jean Gabin avec qui, avant la guerre, ils ont déjà travaillé sur Quai des brumes et Le Jour se lève. Quant au sujet, Prévert propose de le tirer d’un ballet de vingt minutes dont il est l’auteur, sur une musique de Joseph Kosma, Le Rendez-vous. Il se met au travail et, très vite, la question se pose de savoir quelle sera l’actrice qui fera couple avec Gabin dans ce film qui va s’intituler Les Portes de la nuit. « Pourquoi on n’mettrait pas la Grande dans l’coup ? », suggère alors celui-ci. « La Grande », c’est Marlène Dietrich avec qui il a eu une liaison durant son exil hollywoodien et qui l’a suivi quand il est revenu en France. Marlène donne son accord, à condition d’avoir un droit de regard sur le scénario.

Joseph Kosma, Jacques Prévert, Marcel Carné, Jean Gabin, Alexandre Trauner

Le tournage est prévu pour le 12 décembre 1945, sachant que Gabin doit enchaîner sur un autre film qui lui tient énormément à cœur, Martin Roumagnac, le 25 avril de l’année suivante. Mais les studios de Joinville, où Carné a prévu de construire ses décors, est immobilisé par un autre film, Le Collier de la reine, et il faut retarder le tournage à janvier 1946. Pendant ce temps, Marlène a pris connaissance du scénario, au fur et à mesure de son écriture, et elle se montre de moins en moins enthousiaste… jusqu’au jour où elle écrit à Carné : « J’ai remarqué que plusieurs scènes montrent des aspects négatifs de la vie sous l’Occupation et contribuent à créer une ambiance qui constitue, selon mol, une mauvaise propagande vis-à-vis du reste du monde. Cela m’empêche de participer à ce film. »

Jean Gabin et Marlene Dietrich

La défection de Dietrich est évidemment un coup dur que le réalisateur et son scénariste encaissent en redoutant le pire : et si Gabin prenait exemple sur elle ? Il ne lui manque, en réalité, qu’un prétexte pour cela. Il en trouve deux. D’abord, quand il apprend que Maria Mauban a été pressentie pour le rôle laissé libre par Dietrich et que Carné semble s’être finalement décidé pour une quasi-débutante, Nathalie Nattier, il explose : « Qu’est-ce que ça veut dire ? On veut me faire tourner avec un rat-mulot ! Une môme ! A mon âge… Y me faut une femme de 30-35 ans … » Et puis, le tournage des Portes de la nuit n’en finit pas d’être repoussé et il doit honorer son engagement sur Martin Roumagnac où Marlène va tenir le rôle d’une fermière normande. A son tour, il tire sa révérence, laissant le tandem Carné-Prévert tout de même sérieusement déconfit d’avoir perdu de la sorte son couple vedette.

LES PORTES DE LA NUIT – Marcel Carné (1946), Nathalie Nattier

Or, si le choix de Nathalie Nattier est déjà fait, il faut remplacer au pied levé Gabin, et dans les plus brefs délais. « Je ne sais plus lequel de nous deux. Jacques Prévert ou moi, tant nous eûmes de discussions à ce moment, songea à Yves Montand, racontera Marcel Carné  Il effectuait à ce moment-là un tour de chant au théâtre de l’Etoile – son premier, je crois – avec un grand succès. Mais je savais qu’Edith Piaf, qui s’intéressait beaucoup à lui, l’avait énormément aidé. Le faisant répéter jusqu’à l’épuisement, choisissant elle-même ses chansons. Le jour des essais arrive. Depuis une semaine, j’avais reçu une dizaine d’appels téléphoniques d’Edith Piaf, me recommandant chaleureusement Montand… La scène envisagée pour les essais étant une séquence jouée par les deux principaux interprètes, je commence à former les couples. J’hésite un instant, puis je réunis Montand et Nattier. Physiquement, ils se complètent assez bien. Dire que leur essai s’avère remarquable serait mentir. Malheureusement, les autres postulants leur sont encore inférieurs…  Jacques, qui les trouve formidables m’engage vivement à les retenir. Malgré cela, j’hésite… »

Pour la musique, c’est au cours d’un repas organisé rue Dauphine, en présence de Gabin, Kosma, Prévert et Carné, que la fameuse chanson Les Feuilles mortes est présentée. Le cinéaste a rapporté les conditions de cette découverte Au Vieux Pont-Neuf, un établissement tenu par trois sœurs qui voulaient recevoir Jean Gabin à dîner et lui dressèrent une table dans leur salle à manger personnelle : « Je revois encore le décor. Une pièce minuscule qui ne comporte d’autre ameublement qu’une grande table centrale rectangulaire – laquelle dévore toute la surface – quatre chaises, et un piano droit collé au mur, qui a l’air de s’effacer avec une sorte d’humilité. Dans l’espace étroit entre celui-ci et la table, deux chaises font face à cette dernière, les dossiers touchant presque le clavier du piano. Près de la fenêtre, à l’angle du mur, se dresse une pile de nappes et de serviettes à peine sèches et dont la blancheur immaculée renvoie la lumière, encore ensoleillée en ce soir d’été. Gabin a pris place sur l’une des deux chaises qui tournent le dos au piano, Kosma à sa gauche. Je suis en face de lui, Jacques [Prévert] à ma droite. On achève de boire l’apéritif. L’atmosphère est détendue. Cependant, je devine Kosma nerveux sur sa chaise, avec comme un air de complot entre Jacques et lui. À la fin, ce dernier n’y tient plus. « Vas-y maintenant », dit-il à Kosma. Voyant celui-ci se mettre au piano, ou plus exactement se tourner pour lui faire face, Gabin a compris : « La chanson ?  » dit-il. Il a été convenu en effet que le film en comporterait une qui pourrait aider à son lancement. (…) Kosma  exécute d’abord quelques arpèges. Puis il attaque doucement, chantant à mi-voix, ses doigts effleurant légèrement les touches : Oh, je voudrais tant que tu te souviennes / Des jours heureux où nous étions amis. La mélodie s’élève doucement. Nostalgique. Prenante. Pour finir par devenir envoûtante. À peine Kosma a-t-il plaqué le dernier accord que, perdu dans un rêve, Gabin lui demande : « Rejoue encore. » Dix fois au cours du repas, Kosma se remettra au piano. Dix fois, Gabin lui dira : « Encore, tu veux ? ». Après les hors-d’œuvre, nous fredonnons déjà deux ou trois motifs. Le rôti achevé, nous connaissons par cœur le refrain. Au café, pour peu que Kosma nous soutienne, c’est presque la chanson tout entière que nous entonnons. Jacques, heureux, savoure. Quant à moi, j’ai l’impression que, quoi qu’il arrive, je n’oublierai jamais la douceur de ces instants. Gabin se tourne vers Jacques : « De première », dit-il en hochant la tête. Si je peux me permettre la formule : Les Feuilles mortes venait de naître… » [Marcel Carné « Le môme du cinéma français » – David Chanteranne – Ed. Soteca (2012)]

LES PORTES DE LA NUIT – Marcel Carné (1946), Yves Montand

« Le plus grand de mes bides ! » En 1958, Yves Montand évoquait avec une certaine ironie le destin des Feuilles mortes, cette chanson de Prévert (pour les paroles) et Kosma (pour la musique) qui sert de leitmotiv aux Portes de la nuit :  » Je crois que le plus grand de mes bides a été Les Feuilles mortes. Pendant quatre ans, j’al fait rigoler tout le monde en essayant d’imposer cette chanson qui est devenue ce que vous savez : un tube. » Dès 1949, Jacqueline François l’avait interprétée dans un court métrage et Nat King Cole devait la reprendre en 1956 au générique du film de Robert Aldrich, Feuilles d’automne, pour en faire un succès mondial. Bien des années plus tard, Serge Gainsbourg lui rendait hommage avec sa Chanson de Prévert.

Le devis des Portes de la nuit devait être de cent vingt millions de francs. A l’époque, en 1946, un film coûtait de trente à quarante millions. C’est aux studios de Joinville que furent reconstitués le canal Saint-Martin et le quartier de Barbès avec la station de métro Barbès-Rochechouart. Le décor était long de quatre-vingt-cinq mètres. Six cents figurants pouvaient y tenir. Selon Marcel Carné, cela coûtait moins cher à la production que s’II avait fallu tourner son film sur les lieux réels.
Ce décor de la station de métro Barbès-Rochechouart, dont la réalisation est confiée à Alexandre Trauner, est reconstitué à Joinville et fait couler beaucoup d’encre, notamment à cause du prix élevé de la facture globale. Dans La Vie à belles dents, Carné a justifié son choix en affirmant que dans la station réelle, le public, déjà trop dense pour permettre de tourner, aurait reconnu les comédiens et surtout que « tout plan d’ensemble sous un angle utile est impossible. » De nombreux journalistes sont alors invités par la production à assister aux dernières scènes du tournage et, pour se rendre au studio, on choisit de leur envoyer un plan de métro où sont inscrits les noms des comédiens.

LES PORTES DE LA NUIT – Marcel Carné (1946), Saturnin Fabre

Saturnin Fabre est un acteur français, né en 1883 à Sens (Yonne), mort à Paris en octobre 1961. Il a laissé le souvenir d’un personnage pittoresque au naturel, et de ce pittoresque il a pimenté des films nombreux – plus de cent, de 1932 à 1959 – mais il était connu presque autant par ses rôles de la scène, pièces ou opérettes. Il était sans doute exubérant, râleur… insupportable, et peu modeste, avec l’envers de ces défauts, s’il en existe ; mais il était lui-même et reconnaissable par tout le monde.
Il joua dans La Route est belle, Pépé le Moko, Messieurs les ronds-de-cuir, Miquette et sa mère ; au théâtre notamment dans L’Habit vert, La Fleur des pois, La Vie parisienne, Le Sexe faible, La Dame de chez Maxims. Étudiant la clarinette dans une classe du Conservatoire de Paris, il avait suivi en même temps l’enseignement de Paul Mounet et obtenu un premier prix de comédie. Puis il avait débuté de façon fantaisiste au théâtre en changeant de pseudonyme à chaque nouvel engagement, s’appelant un jour Jean Naimard, un autre jour, Sam Court ou Clairefontaine. II a publié en 1942 un livre de souvenirs : Douche écossaise (éditions Fournier- Valdès).

La distribution réunit finalement, autour de Pierre Brasseur, Julien Carette, Saturnin Fabre, Serge Reggiani, Jean Vilar, Dany Robin et le petit garçon Simon, Gabin et Dietrich laissant leurs rôles au jeune protégé d’Édith Piaf, Yves Montand, et à Nathalie Nattier, aperçue dans L’Idiot. Pour des besoins publicitaires, Paul Éluard écrit la préface du film : « À Carné et Prévert, qui inaugurent l’image réelle. Ouvrir les portes de la nuit, autant rêver d’ouvrir les portes de la mer. Le flot effacerait l’audacieux. Mais du côté de l’homme, les portes s’ouvrent toutes grandes. Son sang coule avec sa peine. Et son courage de vivre malgré la misère, étincelle sur le pavé boueux, enfantant des prodiges. Ce n’est pas le rêve que d’habiter entre Barbès et la Villette. Je ne m’en suis jamais plaint. Pour m’ennuyer, j’allais ailleurs, et mon désir d’ailleurs n’avait alors plus de bornes. Avais-je vraiment besoin de m’ennuyer ? Avais-je vraiment besoin d’aller aux îles avec le secret espoir d’y attendre patiemment la mort ? Je me le suis figuré parce que je fermais les yeux sur moi. Ma jeunesse me faisait un peu peur. Dans mon beau quartier, entre Barbès et la Villette, vivre est honorable. Et le bonheur pourrait avoir sa place partout. Le seul obstacle, c’est le temps, le temps de mourir. Avant la nuit totale, verrat-on, aura-t-on le temps de voir, de s’éclairer ? Dans mon beau quartier, des hommes acquièrent sans cesse le droit de régler leurs affaires – et ne les règlent pas -, le droit d’être beau – et quand ils se regardent dans la glace, ils haussent les épaules -, le droit de punir et de pardonner, le droit de se reposer, d’aimer et d’être aimé, car ils l’ont mérité. Ils savent que leurs rues ne sont pas des impasses et ils tendent désespérément la main pour s’unir à tous leurs semblables. Dans mon beau quartier, la résistance, c’est l’amour, c’est la vie. La femme, l’enfant sont des trésors. Et le destin est un clochard dont on finira bien par brûler, au grand jour, les loques, la vermine et la sottise rapace. » [Marcel Carné « Le môme du cinéma français » – David Chanteranne – Ed. Soteca (2012)]

LES PORTES DE LA NUIT – Marcel Carné (1946), Raymond Bussières, Yves Montand et Julien Carette

Le film sort aux cinémas Marignan et Marivaux le 3 décembre 1946. Mais alors que le public français a réservé un accueil formidable l’année précédente aux Enfants du paradis, cette opposition résistants-collaborateurs conduit à une impasse. En cette année 1946 «les gens ne pensent qu’à oublier ce cauchemar qu’ils ont vécu». Surtout, erreur importante, les dialogues n’ont pas changé et Montand doit dire un texte à l’origine prévu pour Gabin ! La critique s’engouffre dans la brèche. Françoise Giroud, François Chalais et Georges Altman (dans L’Écran français) reprocheront aussi cette double opposition résistants-collaborateurs et bourgeois-ouvriers, trop clairement exprimée à leurs yeux dans le film, Georges Sadoul écrit par exemple : « Avec son film le plus controversé, Marcel Carné donne l’œuvre la plus caractéristique d’une année où le cinéma français hésite à la croisée des chemins. Aux Portes de la nuit apparurent, sous des traits précis, collaborateurs, FFI, profiteurs de guerre, miliciens, antipathiques affairistes retour de Londres. Malgré la poétique désordonnée des Départ et des Ailleurs elle fut vigoureuse, la peinture des faubourgs parisiens et de logements exigus hantes par le souvenir des otages fusillés. Cette actualité déplut au public ».

Henri Gérard ne craint pas non plus d’affirmer : «On pourrait faire au film de Carné de nombreux reproches. Il manque parfois de vie, souvent de spontanéité et de naturel. Certaines scènes, immobiles, bavardes, sont d’une longueur excessive, et nous avons déjà signalé ses conventions. Mais, pour ma part, je trouve que ces défauts pèsent peu en face des brillantes réussites. (…) Les Portes de la nuit sont à coup sûr, depuis la Libération, l’une des œuvres les plus intéressantes du cinéma français. L’Interprétation est, en général, excellente. Pourtant, Nathalie Nattier est une déception. On la nomme, à plusieurs reprises, « la plus belle femme du monde », ce qui est fort peu croyable. En outre, elle est froide et sans mystère en dépit d’une jolie voix. Yves Montand est souvent gauche, mais toujours franc et sympathique. Saturnin Fabre et Carette sont parfaits dans leurs sketches et Pierre Brasseur nous rappelle son talent dans un rôle désagréable. Le destin, c’est Jean Vilar. Il se montre à la fois inquiétant et précis. Mais la grande vedette du film sera probablement Serge Reggiani, qui traduit avec une extraordinaire vérité son rôle de petite canaille. Rien ne lui échappe de son personnage et il se conduit comme un remarquable comédien dans sa sobre expression de la lâcheté. »

LES PORTES DE LA NUIT – Marcel Carné (1946), Pierre Brasseur, Jean Vilar et Serge Reggiani

Et Jean Fayard de ne rien retenir de réellement positif : « (… ) Les bonnes âmes trouveront des circonstances atténuantes. Je veux bien reconnaître que la culpabilité de Marcel Carné  n’est pas totale. Il a réussi avec l’aide de son opérateur, Agostini, un quart d’heure de cinéma assez impressionnant. Il s’agit de quelques vues nocturnes de ruelles faubouriennes et, surtout, du grand tableau de l’aube se levant sur un paysage ferroviaire. Là, on sent la patte d’un metteur en scène original, et même d’un peintre. Mais il a fallu avant d’en arriver là, subir une heure trois quarts d’une histoire insipide, généralement incompréhensible et d’une prodigieuse prétention. Le responsable de ce scénario est M. Prévert que d’aucuns appellent un poète et qui n’est, à tout prendre, qu’un littérateur de café-concert. (…) C’est sur cet abracadabrant mélange de mélo et de fausse poésie qu’on a engagé une dépense de cent millions. Le résultat est d’autant plus navrant que les protagonistes, Yves Montand et Nathalie Nattier, engagés au dernier moment pour à la défaillance de Jean Gabin et de Marlène Dietrich, jouent à colin-maillard dans les ténèbres poétiques dont on les enveloppe. On peut avoir une certaine indulgence pour Yves Montand, visiblement gêné par un accent qui n’a rien de parisien et qui est au moins un excellent chanteur de music-hall. (On s’est bien gardé de la faire chanter ici.) Mais Mlle Nattier témoigne d’une insuffisance vraiment tragique. Je ne crois pas que Gabin et Marlène eussent sauvé des rôles absurdes, mais ils leur auraient donné un peu de relief. Ce qui me choque, c’est que M. Prévert ne se soit pas donné la peine de modifier des répliques visiblement faites sur mesure pour ces deux acteurs, au moment où deux autres les remplaçaient. Il est vrai que M. Prévert est beaucoup plus économe de sa prose et de ses idées que de nos deniers, puisque son film est la seconde version d’un ballet qu’il a fait fait représenter. D’une pierre deux coups de… ballet. Le cinéma français a déjà commis et commettra – hélas ! – d’autres navets de cet acabit. Mais nous espérons n’en revoir jamais d’aussi prétentieux… ni d’aussi dispendieux. »

LES PORTES DE LA NUIT – Marcel Carné (1946)

Prévert, muet jusque-là ne supporte plus ce type de commentaires. Il adresse au Figaro, qui vient de publier un article signé Pierre Seize sur « Les Cent millions de Marcel Carné », une lettre dans laquelle il exprime ni plus ni moins…son désir d’abandonner le métier.
Pourtant ses dialogues n’ont rien à envier à ceux des précédents films du duo. Diego (Yves Montand) semble ici retrouver les accents du Quai des brumes : «Là-bas, c’est comme ici. Et partout, c’est pareil. Toujours la même histoire. Un grand souffle pour dire bonjour. Un petit mouchoir pour dire au revoir. » Plus prosaïque, Monsieur Sénéchal (Saturnin Fabre) rappelle les difficultés du monde extérieur : « Mon argent ! Mon argent ! Mais qu’est-ce vous avez tous avec mon argent ! Ma parole ! On croirait que vous oubliez que je ne suis qu’un modeste entrepreneur de démolitions. »  Suit Raymond Lécuyer (Raymond Bussières) rappelant les événements récents : « j’ai eu de la chance. Les Frisés nous emmenaient. Tarif habituel : douze balles « fivety ». Et tout d’un coup « un miracle ». Des anges qui tombent du ciel. L’inspecteur Constantini « et sa suite ». Supplément d’information. » Sans oublier Monsieur Quinquina (Carette), pour lequel il n’y a « pas d’histoires, pas de grands mots, pas de vessies, pas de lanternes. « Une lampe, tout simplement ». La lampe Liberator. Fabrication française, modèle américain. »

Malgré les reproches de manichéisme, ces Portes de la nuit méritent mieux que le sort qui leur est fait. « Quel que soit le schématisme du tableau, (…) c’est là que se refont inlassablement les itinéraires nocturnes de la solidarité toujours nécessaire et de l’angoisse qu’on n’a pas encore désapprise entre le désert gelé des rues de février et les rares points chauds et lumineux toujours camouflés en vue d’éventuels raids aériens : le « restaurant du marché noir », l’appartement du père Sénéchal dont les fenêtres donnent sur le chantier de matériaux de démolition où du bois disparaît, l’appartement des Lécuyer, lieux de refuge contre l’hiver et contre la guerre pas encore finie, où la vie s’organise, on le voit au premier coup d’œil, autour du poêle à bois. » [(Michel Pérez – Les films de Carné)]

Le choix d’Yves Montant a été proposé par le réalisateur Marcel Blistène (Etoile sans lumière) qui a servi d’intermédiaire : « Carné était complètement affolé par les défections de Jean Gabin et Marlène Dietrich. Il m’a téléphoné pour me demander ce que valait le type qui débutait dans mon film. Je lui en ai dit le plus grand bien et je lui ai organisé une projection d’un montage, bout à bout, des scènes où Montand figurait. » Blistène assure que Carné a été tout de suite séduit et a pris sa décision de l’engager en quelques minutes.
Dans ses Mémoires, le réalisateur des Portes de la nuit  est moins catégorique sur la soudaineté de sa résolution. Il se rappelle mal si l’idée est d’abord née de Prévert ou de lui-même. Toujours est-il que Montand triomphait à l’Etoile et que ce triomphe s’est mis à lui courir dans la tête quand les relations avec Gabin ont commencé à se détériorer.

LES PORTES DE LA NUIT – Marcel Carné (1946), Nathalie Nattier et Yves Montand

Carné tergiverse, puis se lance : «  La scène envisagée pour les essais étant une séquence jouée par les deux principaux interprètes, je commence à former les couples. J’hésite un instant, puis je réunis Montand et Nattier. Physiquement, ils se complètent assez bien. Dire que leur essai s’avère remarquable serait mentir. Malheureusement, j’avais vu juste, les autres postulants leur sont encore inférieurs… En tout cas, chacun s’accorde à le reconnaître. Jacques Prévert, qui les trouve « formidables », m’engage vivement à les retenir. Malgré cela, j’hésite. De l’hôtel Alsina, avenue Junot, où elle habite, Piaf continue à m’adresser des appels de plus en plus pressants… » Le jour même, le réalisateur répond positivement.
L’intrigue mélange réalisme et fantaisie onirique. Montand s’aperçoit vite que l’emploi qui lui a été alloué est celui du brave garçon, honnête et courageux, voué à souffrir de la méchanceté humaine et de la monstruosité du sort. Avec Reggiani, la petite crapule, le délateur, l’opposition est symétrique. Mais la brève rencontre amoureuse qui s’achève, au point du jour, sur un suicide et un meurtre, est encore épicée de licences poétiques assez lâches : Montand-Diego et Nattier-Malou sont censés avoir jadis gravé leur nom sur une pierre de l’île de Pâques. Passe pour un Gabin qui a plausiblement bourlingué… Mais le jeune chanteur de 25 ans aura du mal à imposer pareille vie antérieure.

Nathalie Nattier est née à Paris, le 19 mai 1925. Elle paraît au cinéma en 1943 dans Un Seul amour de Pierre Blanchar. Blonde jeune première des années quarante, on la retrouve dans Seul dans la nuit, L’Idiot de Georges Lampin au côté de Gérard Philipe, Le Château de la dernière chance… Elle tourne moins dans les années cinquante et ne se retrouve au générique d’aucun film marquant, si bien que sa carrière s’arrête après Détournement de mineurs de Kapps en 1959. Puis, elle effectue un retour discret au cinéma en 2002 aux côtés de son époux, le comédien et animateur radio Robert Willar, dans le film de Yann Samuell, Jeux d’enfants ; elle interprète, à la fin du film, le personnage joué par Marion Cotillard devenu vieux. Au cours de l’été 2006, un portrait documentaire de 52 minutes, réalisé par Armel de Lorme et Gauthier Fages de Bouteiller, lui est consacré sous le titre de Nathalie Nattier (la plus belle fille du monde). Nathalie Nattier est morte en juin 2010 à l’hôpital de Lagny-sur-Marne. Ses obsèques ont été célébrées au cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois (Essonne).

Serge Reggiani est né à Reggio Emilia, en Italie, le 2 mai 1922. Venu très tôt en France, il est amené à faire de la figuration au Châtelet et découvre ainsi le monde du spectacle. Travaillant l’acrobatie et la danse, il entre au Conservatoire et fait ses débuts au théâtre en 1940. Il paraît à l’écran en 1942 dans Le Voyageur de la Toussaint de Louis Daquin. Il est ensuite dirigé par André Cayatte (Les Amants de Vérone), Georges Lampin (Les Anciens de Saint-Loup), Jacques Becker (Casque d’Or), Julien Duvivier (Marie-Octobre), Luchino Visconti (Le Guépard), Jean-Pierre Melville (Le Doulos), et bien d’autres. A partir de 1966, il entame une carrière de chanteur au cours de laquelle il rencontre un succès considérable. Il était également peintre. Il décède le 22 juillet 2004 à Boulogne Billancourt.

LES PORTES DE LA NUIT – Marcel Carné (1946), Serge Reggianni

Jacques Prévert est né le 4 février 1900 à Neuilly-sur-Seine, dans un milieu modeste, au sien d’une famille nombreuse, d’un père employé de mairie. Il est d’abord vendeur dans un grand magasin. Au service militaire, il se lie d’amitié avec Marcel Duhamel (le futur fondateur de la Série Noire) et le peintre Yves Tanguy. C’est avec eux et avec son frère Pierre, de six ans son cadet, qu’il fréquente les surréalistes sans jamais vraiment appartenir au groupe. A partir de 1926, il écrit des scénarios pour Pierre, puis pour Claude Autant-Lara, Marc Allegret, Richard Pottier. En 1936, c’est la grande rencontre avec Marcel Carné pour qui il écrit Jenny, Drôle de drame, Le Quai des brumes, Le Jour se lève, Les Visiteurs du soir, Les Enfants du paradis et enfin Les Portes de la nuit en 1946 qui clôt leur collaboration. Il travaille aussi pour Christian-Jaque (notamment Les Disparus de Saint-Agil), Jean Grémillon (Remorques). Ses premiers recueils de poèmes – Paroles (1946), Spectacles (1951) – connaissent un immense succès dans tous les milieux, ce qui constitue un phénomène unique. A travers ses textes, dont la simplicité d’écriture et le ton parlé évoluent entre humour et tendresse, il explore le quotidien avec ce qui comporte d’absurde, de sordide, de joies, de fantastique et de fraîcheur. On lui doit encore une centaine de chansons – comme les célébrissimes Barbara et Les feuilles mortes – des textes pour le théâtre, des collages. Le 11 avril 1977, il s’éteint dans sa maison d’Omonville-la-Petite, dans la presqu’île du Cotentin, réfugié dans le silence depuis dix ans.

Jacques Prévert

Jean Vilar est né à Sète en 1912. Fils de petits commerçants, il monte à Paris pour suivre des études de lettres. Attiré par le théâtre, il devient l’élève de Charles Dullin et, très vite, s’affirme comme metteur en scène de théâtre et créé sa propre troupe en 1943. Il s’impose comme un admirable comédien à la scène mais aussi au cinéma avec Les Portes de la nuit, et fonde le Festival d’Avignon en 1947. En 1951, il se voit confier la tâche de rénover le Théâtre nationale populaire. Il marque profondément le monde du théâtre, révèle Georges Wilson, Gérard Philippe et bien d’autres comédiens, et quitte le TNP en plein succès en 1963. Ses apparitions cinématographiques sont rares. On le voit notamment dans Les Frères Bouquinquant (1947), Casabianca (1950), Till l’espiègle (1956), Raphaël ou le débauché (1970, Le Petit matin (1971).  Il décède à Sète, en 1971.

LES PORTES DE LA NUIT – Marcel Carné (1946), Jean Vilar et Nathalie Nattier

Pierre Brasseur est né le 22 décembre 1905, à Paris, de parents comédiens. Les études ne l’intéressent guère. Cancre, il devient la forte tête du régiment quand il effectue son service militaire. C’est à l’armée qu’il écrit sa première pièce, L’Ancre noire. Rendu à la vie civile, il décide de tenter sa chance comme comédien. Il fait des apparitions sur scène et se fait enfin remarquer en 1929 dans Le Sexe faible d’Edouard Bourdet. Les portes de la notoriété s’entrouvrent et il découvre le cinéma où il ne trouve guère de rôles lui permettant de mettre son talent en valeur au cours de ses trente premiers films. En 1938, Marcel Carné lui donne sa première vraie chance dans Quai des brumes. Il tourne dès lors sous la direction de Carné (Les Enfants du paradis, Les Portes de la nuit), Jean Grémillon (Lumière d’été), Pierre Prévert (Adieu Léonard), Marcel Pagnol, Sacha Guitry, Georges Franju… Il mène sa carrière d’acteur au théâtre et au cinéma, donne plusieurs pièces et ses Mémoires, Ma vie en vrac. Il décède le 10 août 1972 à Brunico, en Italie, alors qu’il tourne La Plus belle soirée de ma vie d’Ettore Scola.

LES PORTES DE LA NUIT – Marcel Carné (1946), Pierre Brasseur

L’histoire

Les Portes de la nuit vont se fermer sur la ville… Un mélancolique crépuscule d’hiver, ce triste hiver. Qui suivît le magnifique été de la Libération de Paris, allonge ses ombres sur les quartiers insolites du nord de la capitale. Là, entre les boulevards extérieurs et la banlieue, bordé par les fleuves de rails qui mènent aux pays de la brume, parcouru, conmme un port abandonné, de canaux et de bassins silencieux, s’étend un étrange territoire d’eau, de fer et de fumée, aux rues peu fréquentées … Là commence cette histoire, pour s’y achever au petit matin, lorsque s’ouvriront chacun de nos personnages ayant répondu aux nécessités du Destin, les Portes du jour…

Il ne faut pas s’attendre, entre les gazomètres et le bassin de la Villette, à le rencontrer, ce Destin, sous les traits légendaires d’une femme mystérieuse, voilée de noir. Ici, le Destin, qui va et vient de l’un à l’autre, lourd d’avertissements et de desseins secrets, on le prendrait, on le prend, tout simplement pour un clochard, un ivrogne digne et sentencieux. Nul ne le croit, nul ne l’écoute. Et pourtant, il sait. Il sait, par exemple, que son voisin, dans le métro, descend à la prochaine et il le lui dit … L’homme remarqué par le Destin s’appelle Diego. Il porte, avec l’élégance naturelle et négligée des gens qui ont beaucoup voyagé, un costume neutre, de bonne coupe. Il se dirige vers la rue des « Petites-Feuilles » pour y accomplir, après bien des hésitations ce qu’il est convenu d’appeler un pénible devoir. Diego vient annoncer à Claire Lécuyer que son mari, le cheminot Raymond, avec qui il était aux mains de l’ennemi pendant la lutte clandestine, a, moins heureux que lui, été fusillé. Diego arrive devant l’immeuble où vivait son ami. Celui-ci est voisin d’un immense chantier de démolitions, bordé de hangars sordides, sous lesquels s’entassent les épaves les plus variées des maisons mortes. Le propriétaire du chantier, M. Sénéchal, est également celui de la maison, dont il habite le premier étage. Disons tout de suite que M. Sénéchal s’est enrichi pendant l’occupation de façon si inquiétante, qu’après la Libération, il est allé faire un petit tour à Drancy Mais son fils, Guy, lequel, paraît-il, s’est conduit comme un héros sur les barricades, a réussi à le tirer de ce mauvais pas…

Voici Diego dans le modeste appartement où il apprend à Claire la terrible nouvelle. La jeune femme est confondue. Puis, elle éclate de rire. Il y a de quoi. Raymond, le soi-disant fusillé, arrive sur les talons de Diego ! Les deux amis tombent dans les bras l’un de l’autre, et la méprise s’explique : Diego a bien vu Raymond partir pour le poteau d’exécution, mais le cheminot a échappé à la mort grâce à un supplément d’information in extremis ! Diego et Raymond évoquent les souvenirs communs du temps de la bataille nocturne, et, parmi eux, l’ombre du traître qui a mis un terme à leurs activités en les donnant à la police. Ce traître que Diego n’a jamais vu, qu’il n’a fait qu’entendre ; et dont il reconnaîtrait la voix, il en est sûr, si un jour le Destin les rapprochait à nouveau… [Marcel Carné « Le môme du cinéma français » – David Chanteranne – Ed. Soteca (2012)]

Les émotions, ça creuse. Diego décide d’emmener Claire, Raymond et leur petit garçon Cri-Cri dans un restaurant du quartier où le marché noir est encore abordable. C’est là, à la fin d’un bon petit dîner, où Diego et Cri-Cri sont devenus de grands amis, que nous ferons la connaissance du fameux Guy Sénéchal. Ce jeune homme, trop bien habillé, suivi d’un couple de filles qui n’ont pas maigri pendant la guerre, échange au passage quelques réflexions aigres-douces avec nos amis… Derrière eux, entre le clochard. Il demande la permission de jouer de l’harmonica avant de faire la quête. Mais est-ce bien pour cela qu’il est venu ? Il en profite, en tout cas, pour lire l’avenir dans la main d’une gitane, et il avertit cette professionnelle de la prédiction – qui, bien sûr, ne le croit pas – qu’elle mourra cette nuit même – puis à Guy Sénéchal, il laisse entendre qu’il n’aura pas une mort heureuse…
L’air qu’il joue maintenant sur son harmonica éveille en Diego de lointains souvenirs… D’ailleurs le clochard vient s’attabler auprès du jeune homme qui, pas plus que les autres, ne le prend au sérieux et qu’il irrite. Lorsque le clochard lui dit qu’il a peut-être eu tort de venir dans ce quartier, il lui affirme froidement qu’il a, ici-même, rendez-vous avec la plus belle fille du monde… – La plus belle fille du monde ? Qu’à cela ne tienne ! Le clochard, d’un revers de manche efface la buée qui recouvrait la vitre du restaurant et Diego au comble de la surprise aperçoit, dans une voiture de grand luxe qui vient de s’arrêter dans la rue, la femme merveilleusement belle dont il vient de parler. Que fait cette femme de rêve dans ce quartier perdu ? Tout simplement l’homme qui conduisait la voiture a éprouvé le besoin de se rafraîchir un peu… Et déjà la vision disparaît dans la nuit… Mais il est temps de partir, si Diego ne veut pas rater le dernier métro, ainsi que le lui rappelle le clochard. Un peu trop tard, peut-être, car effectivement, ce dernier métro, Diego le manque. Cri-Cri, ravi, insiste pour que son nouveau copain vienne coucher à la maison et tout le monde retourne rue des « Petites-Feuilles »… Cependant, la voiture, à l’intérieur de laquelle Diego a aperçu la femme à la beauté bouleversante, rode, lentement, par les rues désertes du quartier perdu…

Il y a entre l’homme qui tient le volant et sa femme, Malou, une profonde mésentente. L’argent n’a pas fait leur bonheur et Dieu sait si Georges en a ! Mais maintenant, Malou est à bout. Elle n’aime plus Georges, elle ne peut plus vivre auprès de lui. Elle a voulu ce soir revenir dans ce quartier qui fut celui de son enfance, et qu’elle a quitté il y a de longues années pour mener autour du monde une vie parfois brillante, parfois étrange. Elle saute de la voiture, elle fuit Georges qui perd sa trace et l’appelle en vain dans la nuit… Malou est seule, égarée dans les rues vides… Soudain de l’ombre surgit le clochard, pour la remettre obligeamment sur le chemin de sa destinée. Et bientôt Malou arrive devant la maison de M. Sénéchal. [Marcel Carné « Le môme du cinéma français » – David Chanteranne – Ed. Soteca (2012)]

Elle monte, sonne. M. Sénéchal vient ouvrir et s’étonne de cette apparition éblouissante. Mais il est encore plus effaré lorsque Malou se fait reconnaître. Malou est la fille de M. Sénéchal. Elle n’avait pas vu son père depuis que, tout enfant, sa mère l’avait emmenée avec elle, fuyant un intolérable foyer conjugal. Sénéchal est au fond, plus inquiet qu’ému de cette réapparition. D’une avarice sordide, il craint un instant que Malou, en difficulté, ne vienne lui demander de l’argent. Or c’est elle qui est en mesure de lui en donner. Ce qu’elle fait, à l’insu de celui-ci, avant de fuir, assez rapidement, une présence, qui lui demeure, à jamais étrangère … À l’étage au-dessus, chez les Lécuyer, Diego repose auprès du petit Cri-Cri… Croyant son grand ami endormi, l’enfant se lève avec précaution et commence à s’habiller sans bruit. Diego l’interpelle soudain… Cri-Cri se trouble, puis, désireux de sceller son amitié avec Diego par le partage d’un secret, il finit de demander à celui-ci de le suivre jusqu’au chantier de démolitions. Là, dans une cabane abandonnée, qui est le domaine mystérieux et secret de tous les gosses de la maison, Cri -Cri montre à Diego son trésor : une chatte sauvée du canal avec ses trois petits !
Cependant, après avoir bavardé, l’enfant s’endort. Diego le prend dans ses bras pour le ramener à la maison. Et c’est alors qu’il se trouve soudain en présence de Malou, errant elle-même parmi le cimetière de décombres, que la nuit et le clair de lune parent de toutes les magies d’un merveilleux fantastique ; Malou, venue chercher ce soir le souvenir du chemin perdu menant au pays de l’enfance, alors que, petite fille, elle apprenait à danser dans le chantier de démolitions !

Le petit Cri-Cri retournera seul à la maison, tandis que Diego reconnaît en Malou la femme entrevue dans la voiture, «la plus belle fille du monde», avec qui il s’était vanté auprès du clochard d’avoir rendez-vous cette nuit-là! Il est là aussi, cet inquiétant personnage et, invisible dans les ténèbres, il joue doucement sur son harmonica un air connu de Diego et de Malon, un air qu’ils ont entendu chacun de leur côté…
À la même heure de leurs deux vies si étrangement mêlées. Car, attirés invinciblement l’un vers l’autre, fidèles au rendez-vous que le Destin leur a préparé, Diego et Malou se parlent…se connaissent… se reconnaissent… Plusieurs fois leurs routes se sont croisées sur les chemins de la Terre, et, sans le savoir, ils allaient l’un vers l’autre. Des coïncidences étranges ont voulu que, dans l’île du bout du monde, Diego ait gravé son nom auprès de celui de Malou… Et la voix de Malou, qui chantait alors à la radio, il l’a entendue, un soir d’alcool et de rixe… Deux êtres, cette nuit-là, sont enfin parvenus au terme de leur double voyage solitaire … Et chacun exerce sur l’autre un attrait si puissant qu’ils continueront peut-être la route ensemble… Malou se laisse aller entre les bras de Diego, cet inconnu qu’elle connaît si bien … Mais la vie ne s’arrête pas parce qu’un homme et une femme, après s’être retrouvés, se perdent l’un en l’autre. La vie continue, avec ses immenses merveilles et ses petits drames sordides…

À peine remis de la visite brève et inattendue de sa fille, M. Sénéchal voit arriver son fils Guy. Celui-ci ne perd pas son temps en démonstrations filiales. Il se prépare en toute hâte à filer vers l’Espagne. En effet, le héros des barricades n’est qu’un abominable petit gredin, qui a, pendant l’occupation, participé aux plus basses besognes policières contre des Français. Il sait qu’il a été démasqué et, s’il ne tient pas follement à sa peau, car il a conscience qu’elle ne vaut pas cher, il tient à garder une certaine dignité dans son abjection. Il tremble surtout de comparaître en accusé, en vaincu, devant ses anciennes victimes. Guy rafle au passage les dollars abandonnés par Malou, à la grande fureur de l’honnête M. Sénéchal. Suivi par son père qui court après son argent, Guy se rend au garage du chantier chercher de l’essence. Là, la discussion se poursuit, lamentablement sordide, chacun jetant son ignominie à la face de l’autre. Jean et Malou attirés par le bruit, entendent les voix affreuses des deux complices. Diego reconnaît soudain un rire et une voix… Le rire et la voix du traître qui le livra jadis, avec Raymond Lécuyer, à la torture ! Il se précipite et se dresse soudain en accusateur devant Guy. Celui-ci tire son revolver. La lutte s’engage entre les deux hommes et Guy reçoit, en même temps qu’une terrible correction, l’humiliation qu’il redoutait tant. D’autant plus que Raymond, qui allait prendre son service sur les voies a entendu les coups de revolver et entre à son tour dans le garage…

Guy toutefois est un personnage trop dégoûtant pour que l’honnête Raymond ait même envie de se venger de lui. On le laissera vivre, avec sa honte d’avoir été battu et humilié devant sa sœur, que l’on découvre soudain. Raymond entraîne Diego et Malou loin de toute cette boue. Il ne reste plus à Guy que son revolver, qu’ivre de rage, de haine et de désespoir, il emporte avec lui au hasard de la nuit… Guy erre maintenant, lamentable au bord du canal… Un attroupement attire son attention. On repêche une noyée : la gitane tombée à l’eau ainsi que le lui avait prédit le clochard. Ce fait banal a attiré quelques curieux au bord de l’eau noire et glacée. Et parmi eux, Georges, le mari de Malou, qui la cherche toujours, et qui a eu horriblement peur en entendant parler de femme noyée… En apprenant que Georges cherche une femme qui s’appelle Malou, Guy se fait connaître et s’offre à le conduire jusqu’à elle. Georges accepte, malgré les avertissements du clochard qui lui conseille de n’en rien faire. Guy apprend à Georges que Malou est en ce moment même avec un inconnu, selon toute vraisemblance son amant. Unis dans l’humiliation et le malheur, Georges et Guy partent en voiture et comme l’homme est peut-être armé, Guy tend à Georges son revolver…  [Marcel Carné « Le môme du cinéma français » – David Chanteranne – Ed. Soteca (2012)]

Cependant, dans un petit bistro, rendez-vous habituel des cheminots  où les a conduits Raymond avant de prendre son service, Diego et Malou font des projets d’avenir. Diego est prêt à sacrifier son seul bien, sa liberté, pour ne jamais quitter Malou, et Malou elle-même abandonnerai tout pour le suivre. Là-dessus, survient l’éternel clochard, qui reproche, à Diego d’être encore dans ce quartier où il n’aurait jamais dû venir… Cette fois, Diego exaspéré, jette brutalement à terre l’homme qui ne va pas se taire, et il quitte avec Malou cet endroit où, pour la dernière fois le Destin a tenté de se faire entendre. Maintenant, rien n’arrêtera le cours des choses. Georges, au volant de sa voiture aperçoit soudain dans la lumière des phares Diego et Malou enlacés… Georges arrête… Il appelle Malou et, complètement égaré, tente en vain de la reprendre. Mais elle s’éloigne de lui pour toujours, elle le quitte, elle retourne vers Diego qui l’attend… Affolé, Georges sort soudain le revolver que lui a donné Guy. Il tire sur la femme qui ne sera plus jamais à lui. Malou tombe en avant, dans les bras de Diego qui se précipite… Guy s’enfuit à toutes jambes. Que peut-il faire, parvenu au dernier degré de la honte ? Il erre, lamentable dans le quartier…

Sous  le ciel qui pâlit, on le verra s’engager mécaniquement, à la manière d’un automate entre les rails d’une gare de triage près de la Porte d’Aubervilliers… Quelques instants plus tard, on retrouvera sur la voie son corps déchiqueté par un convoi dont le chef des manœuvres, par un détour de la destinée n’est autre que l’honnête Raymond Lécuyer… Pendant ce temps, Diego a mené vers l’hôpital Malou, qui n’a plus conscience que pour penser à son nouvel et magnifique amour… Trop tard. Les hommes, si savants soient-ils, ne peuvent plus rien pour Malou. Les blessures de la jeune femme sont de celles dont on ne guérit pas… Laissant là Georges, telle une loque effondrée, Diego s’en ira seul, chercher le métro du matin, le premier métro de l’aube triste et froide… Le métro autour duquel, avec le jour enfin revenu, la vie va reprendre, continuer comme hier et demain… La vie, avec sa foule, ses marchands furtifs et ses musiciens ambulants…  [Marcel Carné « Le môme du cinéma français » – David Chanteranne – Ed. Soteca (2012)]

Fiche technique du film

 

 

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