Le Film français

LE JOUR SE LÈVE – Marcel Carné (1939)

Le Jour se lève raconte la destruction d’un homme, d’un homme simple pris au piège, humilié, condamné à mort par un salaud. Il fallait cette architecture rigoureuse, du coup de feu initial du meurtre au coup de feu final du suicide, pour que se mettent en place les mâchoires du piège qui broie François (Jean Gabin). On ne lui laisse pas une chance. Le combat est inégal, il n’y a pas de justice. Un pouvoir aveugle et brutal vient parachever ce que le cynisme de Valentin (Jules Berry) avait commencé : le peloton anonyme des gardes mobiles repousse les ouvriers solidaires et piétine la fragile Françoise (Jacqueline Laurent). L’ignominie triomphe sur toute la ligne, le mal métaphysique (Valentin) est relayé par le mal historique (les gendarmes casqués). La désespérance de Prévert est aussi une désespérance politique.   [Le cinéma des français (15 ans d’années trente : 1929 /1944) – Jean-Pierre Jeancolas – nouveau monde Ed. (2005) ]

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Avant-gardes – Tous les grands cinéastes, d’Abel Gance à Hitchcock, ont connu des rendez-vous manqués avec le public. Marcel Carné n’échappera pas à la règle : après l’immense succès de Quai des brunes, les résultats médiocres du Jour se lève font l’effet d’une douche froide. Mais en affirmant toujours davantage sa singularité, le cinéaste encourait évidemment le risque de dérouter non seulement les spectateurs mais aussi la critique. Laquelle ironise sur une œuvre dont elle ne comprend pas la modernité. Un journaliste écrit ainsi  : « Le jour se lève du pied gauche ». Un autre  « Après le film muet et le film parlant, le film chuchoté ». Car le jeu des comédiens, Gabin en tête, explore dans le film un naturalisme bien éloigné des effets de théâtre, art dont le cinéma reste très imprégné en 1939. De la même façon, Carné et son décorateur Alexandre Trauner osent recréer avec minutie un monde ouvrier auquel on ne s’intéresse guère d’habitude. La manière dont tout concourt ici à mêler le romanesque et le quotidien fait d’ailleurs du Jour se lève le film de Carné qui mérite le mieux l’appellation de « Réalisme poétique ». Un réalisme dont n’a peut-être pas envie un public qui se retrouve davantage dans les figures d’ouvriers du Jour se lève que dans celles du déserteur et des truands de Quai des brunes,. Aussi le pessimisme foncier du film de Carné l’atteint-il sans doute plus directement, à un moment où chacun s’efforce plutôt d’oublier les menaces de la guerre.  

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Peu après la sortie de Quai des brunes, le producteur Jean-Pierre Frogerais propose à Jean Gabin, Marcel Carné et Jacques Prévert de signer un contrat pour tourner un second film ensemble, ce que le trio accepte avec enthousiasme. Reste à trouver un nouveau sujet. L’acteur suggère aussitôt d’adapter un roman dont il vient d’acheter les droits, Martin Roumagnac. Mais ses deux acolytes ne sont pas emballés par la lecture du livre, et Gabin n’insiste pas. Prévert a alors l’idée d’un polar dans lequel une jeune fille recueillerait un hors- la-loi pourchassé par un gang rival. Bien que l’histoire reste très embryonnaire, Gabin et Carné se déclarent partants. Le scénariste se met donc au travail, tandis que le réalisateur entame des repérages en Provence. Mais au bout de quelques semaines, Carné a le sentiment que Prévert peine à écrire ce scénario, ce qui l’inquiète un peu, car la préparation du film est déjà bien avancée. Deux des rôles principaux ont même été confiés à Jules Berry et Arletty, comédiens que Prévert et Carné admirent beaucoup. Il n’est donc plus temps de reculer… C’est alors que le metteur en scène reçoit un coup de fil de son voisin de palier, un dénommé Jacques Viot, qui voudrait lui faire lire un synopsis de trois pages. Carné a aussitôt le coup de foudre, non pour l’histoire elle-même, mais pour la manière dont elle est relatée. Face à l’enthousiasme de Carné, Prévert et Gabin acceptent tous deux de bifurquer sur ce nouveau projet, intitulé Le jour se lève.   

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Feux d’artifice – Dans son livre « La vie à belles dents », Marcel Carné se souvient avec bonheur de ce tournage  : « L’atmosphère sur le plateau était excellente. Jamais l’interprète de Pépé le Moko ne m’avait paru meilleur. Il me semblait plus sobre, plus concentré que dans Quai des brumes ; Berry, de son côté, faisait des étincelles. C’était vraiment le diable avant la lettre, je veux dire avant Les Visiteurs du soir… Quant à Arletty, la toujours gaie et souriante Arletty, elle se montrait aussi merveilleuse comédienne dans le drame que dans la gouaille faubourienne ».  [Collection Gabin –  Eric Quéméré (2005)]


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Tragédie en huis clos, elle offre à Gabin une partenaire d’exception en Arletty. Il l’appelle par son véritable prénom Léonie, elle le traite de « Gabinos » ! « C’est ma première grande rencontre avec Gabin ! Quel choc ! J’y apparais nue, une éponge en guise de feuille de vigne. Cette apparition, ma vanité dût-elle en souffrir, fut censurée en 1940 », rappelle-t-elle. D’ailleurs, il en « pince » pour elle et fait gentiment la cour à la jolie môme dont la gouaille, l’humour et la sensualité ont marqué l’histoire du cinéma français : « Le travail et le flirt, pour moi, ce sont deux choses, poursuit-elle. Je retardais les rendez-vous : « Quand nous tournerons en extérieurs. » Il m’a répondu qu’on ne tournait jamais en extérieurs. Il a ri. Moi aussi. Et je me suis débrouillée pour que l’amitié subsiste, car moi je n’avais d’yeux et d’admiration que pour Berry! » 

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Gabin lui aussi se réjouit de travailler avec Jules Berry, acteur multiple et fascinant, l’occasion d’un extraordinaire face-à-face: Valentin (Berry) l’air canaille coiffé d’un chapeau mou tué par François (Gabin). « Dans la scène où il me fait face, raconte Gabin, il me fascinait tellement que j’en arrivais à m’arrêter de jouer à plusieurs reprises pour le regarder faire et ce qu’il faisait tenait du génie Aucun acteur ne m’a épaté comme Berry dans Le Jour se lève. Même quand il ne savait pas son texte, et ça arrivait souvent, alors il disait n’importe quoi, mais il était toujours bon à la première prise… » 

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Le souvenir de Berry n’efface pas celui de Bernard Blier, futur pilier du « clan Gabin » avec Les Grandes Familles, Le Président et Le Cave se rebiffe où, via Audiard, ils retaillent leurs répliques. Mais dans Le Jour se lève, Gabin ne touche pas à celles de Prévert, même les trop longues, car il déteste ce genre d’exercice, il mémorise et déclame avec fougue cet admirable texte du haut de l’immeuble, apostrophant la foule : « Qu’est-ce que vous regardez ? Qu’est-ce que vous guettez, tous ? Je ne suis pas une bête curieuse. Qu’est-ce que vous attendez ? Vous attendez que je saute ? .C’est pas la peine d’attendre… Vous allez prendre froid… Allez, débinez… débinez… débinez. Laissez-moi tout seul. .. puisque je suis tout seul… » Moment inoubliable où il hurle littéralement son texte, dominante de sa carrière. Comme Raimu il adore les séquences de colère car, selon lui, « Ce sont de bonnes petites scènes comme dans la vie ! » Ses emportements sur le plateau sont surtout dirigés contre Carné dont il n’apprécie, guère les élans néo-réalistes !  Selon son futur biographe André Brunelin, un seul remède miracle, un bon verre de whisky… C’est donc un Gabin légèrement imbibé qui peut sortir cette fameuse colère publique à la fenêtre du célèbre hôtel dans Le Jour se lève !  

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Pour compléter le quatuor tragique du film, Carné a par ailleurs confié le rôle de la jeune première à Jacqueline Laurent, protégée de Prévert qui avait déjà auditionné pour Quai des brumes…  [Collection Gabin –  Eric Quéméré (2005)]


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Pour ménager le suspense dans l’équipe du film, le réalisateur ne précise la fin de l’histoire qu’à « la dernière minute », Prévert ne fournissant les ultimes dialogues que le matin du tournage. L’originalité du film réside dans sa construction, ce qui rend Carné enthousiaste : « l’intrigue proprement dite était à peu près inexistante mais, pour la première fois dans l’histoire du cinéma, (…) elle commençait par la fin et se déroulait à la faveur de retours en arrière. » Il s’agit en effet du premier grand flash-back du cinéma français, après celui de The Power and the Clary de Sturges porté à l’écran par Howard et un an avant celui, si célèbre, de Citizen Kane. Ce qui explique le carton d’explication affiché par le producteur et destiné à faire comprendre aux spectateurs les arrêts fréquents et les fondus-enchaînés. Mais personne ne remarque que la fusillade fatale a été tournée avec des balles réelles. Du moins, Michel Pérez souligne « l’extraordinaire réussite de la conjonction des divers éléments de ce plan final tient, à n’en pas douter, à cette longue préparation à l’inéluctable à laquelle nous convie le film entier : la lumière de l’aube que nous recevons de face, à travers la fumée des gaz lacrymogènes, la sonnerie du réveil qui s’est déclenchée juste au moment où la grenade est tombée sur le plancher de la chambre, les détails du décor que nous revoyons pour la dernière fois dans un ensemble un peu flou (le fauteuil en osier, les débris du miroir, les points d’impact des balles, sur les murs) et qui nous sont montrés à la faveur d’un lent travelling arrière dont la sonnerie a été comme le signal de départ. »  [Marcel Carné « Le môme du cinéma français » – David Chanteranne – Ed. Soteca (2012)]


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« L’immeuble, la place » – Alexandre Trauner – Le Jour se lève – Marcel Carné (1939)

Le tournage donne également à Carné l’occasion d’une nouvelle collaboration avec Alexandre Trauner, créateur des magnifiques décors d’Hôtel du Nord. C’est d’ailleurs sur le même plateau des studios de Joinville que seront construits ceux du Jour se lève : notamment la grande place et l’immeuble dans lequel se cache le héros joué par Gabin. Pour concevoir ce bâtiment qui doit, pour les besoins de l’histoire, dominer tout le quartier, Trauner s’est en fait inspiré d’un immeuble qui s’élève à l’époque rue Lafayette, face au canal Saint-Martin. Le coût de cette reconstitution minutieuse fera partie des motifs de mécontentement du producteur, qui enrage également de ne pas obtenir les modifications de scénario qu’il demande à Carné et Prévert – au point qu’il sort un jour un revolver et menace de se tuer s’il n’obtient pas gain de cause !  [Collection Gabin –  Eric Quéméré (2005)]


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Au début, le décor de Trauner indispose Gabin car Carné a fait dresser quatre murs au lieu des trois utilisés habituellement, supprimant l’espace où les techniciens peuvent se mettre « hors champ » ! Régulièrement, acteurs et techniciens s’y cognent, parfois violemment mais Gabin se tait. Jusqu’au jour où, pour plus de véracité, Carné fait tirer à balles réelles dans le décor : la porte est déchiquetée, la serrure à demi arrachée, criblant aussi panneau et montant de fenêtre.
Alors qu’il gravit péniblement I’échelle conduisant à sa chambre d’hôtel du cinquième étage où il est assiégé par la police, Gabin lance à la volée : « Quand vous aurez fini vos petites « conneries », vous me le direz ! » Et ce n’était pas du Prévert ! Alors Carné calme le jeu, fait installer un praticable et retrouve l’atmosphère des bons jours. Dans cette dramatique histoire après l’assaut de l’hôtel, une fois encore le personnage de Gabin finit de mort violente, lorsque le jour se lève. Après avoir mortellement blessé Valentin (Jules Berry), François (Gabin) se barricade dans sa chambre d’hôtel, échange des coups de feu avec la police. Et il se souvient : ouvrier sableur d’une fonderie, il a rencontré Françoise (jacqueline Laurent), une jeune fleuriste sous la coupe de Valentin, dresseur de chiens peu scrupuleux dont la maîtresse Clara (Arletty) s’éprend à son tour de François, lequel a éliminé son odieux rival.  [Jean Gabin inconnu – Jean-Jacques Jelot-Bkanc – Ed. Flammarion (2014)]


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Le film est projeté pour la première fois le 17 juin 1939 au cinéma Madeleine. Dans quelques répliques, Arletty retrouve sa gouaille mélancolique découverte dans Hôtel du Nord. À Gabin, elle lance : « Moi si je pouvais t’oublier… je t’oublierais tout de suite, je te le garantis… un bon souvenir… des souvenirs… Est-ce que j’ai une gueule à faire l’amour avec des souvenirs ? »
Le réalisateur considère alors Le Jour se lève « supérieur au Quai. En tout cas, c’est un film qui vieillira moins vite ». Il regrette juste de ne pas avoir souligné dans la dernière scène, lorsque Jules Berry jette le pistolet pour montrer qu’il n’attend plus rien de la vie, « la raison de son geste ».   [Marcel Carné « Le môme du cinéma français » – David Chanteranne – Ed. Soteca (2012)]

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Pour Robert Chazal, « beaucoup de critiques et d’historiens ont écrit que Le Jour se lève était l’œuvre la plus accomplie de Carné et ont souligné en particulier qu’il était composé comme une véritable tragédie et qu’on y respectait la règle des trois unités. Cette conception scolaire de la critique est, à dire vrai, exaspérante. Cette trop fameuse règle des trois unités est un de ces carcans contre lesquels il a fallu se battre et qui n’est que la plus connue de toute une série de conventions théâtrales dont le spectacle moderne n’a que faire, le cinéma surtout. (…) Le Jour se lève n’a donc rien à voir avec une tragédie classique et c’est bien reposant ».
Pourtant les journalistes sont assez sévères, tel Paul Reboux dans Paris-Midi qui regrette : « Après le film muet et le film parlant, le film chuchoté », ou Pierre Wolff : « Le jour se lève du pied gauche ». Malgré ces critiques, René Lehmann affirme : « Marcel Carné excelle à camper dans leur cadre faubourien des êtres simples, des gens du peuple et des dévoyés sur qui s’abat une fatalité inexorable et littéraire. Il les dépeint avec clairvoyance, avec amour, avec une lucidité qui sait accueillir le romanesque et même la poésie, sinon la précision psychologique. La maîtrise du découpage, la beauté des images, la qualité du dialogue, la puissance d’une action dissociée cependant par les besoins de la narration et le rythme volontairement lent adopté par l’auteur du Jour se lève un film extrêmement attachant et fort dont on n’aimera peut-être pas la substance mais qu’on ne pourra pas s’empêcher d’admirer ». Et l’originalité du montage fait écrire à Alexandre Arnoux que « le tour de la narration, cette façon d’attaquer l’histoire par l’épilogue, par l’assassinat du dompteur de cabots et de revenir en arrière, de traduire en somme le monologue intérieur du barricadé qui revit sa vie, cette manière de jouer avec le temps et de mêler le siège des policiers à l’évocation des mobiles du crime, tout cela a de la puissance et du ragoût… ».  [Marcel Carné « Le môme du cinéma français » – David Chanteranne – Ed. Soteca (2012)]


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Que Prévert, que Jeanson écrivent pour de telles images leurs plus beaux dialogues, leurs meilleures mots d’auteur ; que Maurice Jaubert joue de ses thèmes musicaux les plus lancinants ; qu’un opérateur comme Eugen Shuftan, qu’un décorateur comme Alexandre Trauner révèlent le fantastique du quotidien ; que Jean Gabin, Michèle Morgan, Arletty ou Viviane Romance aiment et meurent ; et le « réalisme poétique » impose au monde l’image du cinéma français. En 1938, aux portes des cinémas : Quai des brumes et Hôtel du Nord (Carné), La Rue sans joie (Hugon), Prisons sans barreaux (Moguy), L’Etrange monsieur Victor (Jean Grémillon), La Maison du Maltais (Pierre Chenal), Une Java (Claude Orval), Campement 13 (Jacques Constant), Le Ruisseau (Maurice Lehmann), le meilleur et le pire. Marlous et putains, entraîneuses et mouchards, proxénètes et barbeaux, tueurs et insoumis, tout ce beau monde des faits divers n’échappe pas à une certaine sophistication. L’esprit du boulevard conserve un écho dans les bas-fonds, et l’étalage de ces vies mornes et désespérées fascine à tel point le public que Serge Veber peut écrire: « En dehors du rayon aux cocardes, dès qu’un film présente des héros sans défauts, ni tares, ni vices, il les présente devant des salles à moitié vides »

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Dans Le Crime de M. Lange, quand Prévert et Renoir avançaient ensemble, Jules Berry, déjà cauteleux, déjà infâme, était tué d’une balle qui libérait les ouvriers, sauvait la coopérative, et le jury improvisé du bistrot frontalier absolvait l’assassin : René Lefèvre et Florelle pouvaient vivre leur amour. Dans Le jour se lève, le même meurtre de la même crapule condamne l’assassin à un suicide qui est à la mesure de sa solitude et de son échec, les ouvriers sont exclus du champ par la brutalité d’une charge policière, laissant symboliquement l’espace vidé à  un aveugle qui bat le pavé de sa canne blanche en criant qu’il ne comprend pas ce qui se passe.  [Le cinéma français des années 30 – Raymond Chirat – Bibliothèque du cinéma – 5 Continents / Hatier (1983) ]


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Après ce film et malgré un climat de tension évident en cette année 1939, Carné ne songe qu’à porter à l’écran « Le Facteur sonne toujours deux fois » de James Cain avec une nouvelle fois Gabin, Michel Simon mais aussi Viviane Romance. Il prend contact avec Jack Forrester et André Parent, mais se voit contraint d’abandonner son projet, le compagnon de la comédienne souhaitant jouer lui-même le personnage principal. L’adaptation attendra finalement quelques années avec Pierre Chenal dans Le dernier tournant, Visconti pour Ossessione et Tay Garnett pour The Postman Always Rings Twice. Autre projet abandonné : École communale, malgré Jeanson et l’agent de liaison Michel Koustoff avec lequel Carné allait engager trois autres films : «Le scénario de Jeanson n’était pas terminé (…) mais la préparation était allée très loin. J’avais engagé deux cents gosses. L’affaire aurait pu être reprise à l’armistice, mais Jeanson ne s’y intéressait plus… ».  [Marcel Carné « Le môme du cinéma français » – David Chanteranne – Ed. Soteca (2012)]


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Le film de Carné achève le premier cycle de glorieuses années d’une fabuleuse ascension artistique, à l’aube du conflit mondial.
Le lendemain de la sortie du film, le nouveau maître de l’Italie fasciste Benito Mussolini déclare la guerre à la France, ses troupes occupent le sud du pays ; au nord, l’envahisseur allemand humilie nos  soldats, provoque sur les routes le plus terrible exode jamais connu et la fuite de millions de civils. Mais le Spectacle continue… Le 21 juin 1939, Gabin participe à une ultime soirée de gala.  [Jean Gabin inconnu – Jean-Jacques Jelot-Bkanc – Ed. Flammarion (2014)]

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Jusqu’à la déclaration de guerre, les amours impossibles vont avorter sous l’auréole des becs de gaz, dans la boue des flaques d’eau. Hollywood n’est d’ailleurs pas en reste qui propose des Rues sans issue (Dead End, William Wyler) et des Anges aux figures sales (Angels with Dirty Faces, Michael Curtiz). Et la litanie des titres continue : Sans lendemain (Ophuls), Le Récif de corail (Maurice Gleize), La Tradition de minuit (Roger Richebé), Dédé la musique (André Berthomieu), L’Entraîneuse (Albert Valentin), Quartier sans soleil (Dimitri Kirsanov).  

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Des œuvres, des chefs-d’œuvre : Le Jour se lève et Remorques jouent sur le même thème. L’homme pris au piège de son destin ne peut tricher avec son sort. Là, Gabin qui a tué par amour, se tuera à l’aurore, brisé par la société; ici, le même acteur fuit le bonheur espéré lorsque sa femme expire et qu’il lui faut, encore, toujours, continuer son métier. On évite dans ce cas le revolver. C’est exceptionnel.
A un tel degré, l’atmosphère devient suffocante. René Clair réagit, essaie de chanter les vertus rafraîchissantes de L’Air pur. Mais les jeux sont faits, la guerre éclate. Il est trop tard, on ferme les studios. Auparavant deux films, tout en profitant de l’engouement général, s’en sont moqué ; Fric-frac (Lehmann) rit de Fernandel, incapable d’échapper à sa destinée d’honnête employé en dépit des beaux yeux d’Arletty…   [Le cinéma français des années 30 – Raymond Chirat – Bibliothèque du cinéma – 5 Continents / Hatier (1983) ]


RICHARD BERRY
Artiste prolifique, Jules Berry a tourné près d’une centaine de films. Né à Poitiers en 1883, l’acteur fait ses premiers pas devant la caméra dès 1910, pour une adaptation du Marchand de Venise. Mais il ne s’agit là que d’un faux départ : Berry reste absent des écrans de 1912 à 1928, se consacrant dans l’intervalle au théâtre. Son retour sur les plateaux se fera en beauté, puisqu’il joue dans L’Argent, le chef-d’œuvre de Marcel L’Herbier. Après une série de comédies peu mémorables, Jean Renoir lui offre en 1937 l’un des rôles principaux du Crime de Monsieur Lange. Devenu une tête d’affiche, Jules Berry tourne aussi bien des comédies (Les Rois du sport, avec Fernandel et Raimu) que des polars (L’Homme à abattre). Après avoir remporté un grand succès dans le rôle-titre d’Arsène Lupin détective, l’acteur incarne dans Le Jour se lève l’inquiétant Valentin, rôle qui annonce celui du Diable dans Les Visiteurs du soir, autre chef-d’œuvre de Carné. Après deux prestations aussi mythiques, il lui sera difficile de trouver d’autres personnages de même envergure : seuls Le Voyageur de la Toussaint et L’Homme de Londres se détacheront du reste de sa filmographie. Jules Berry mourra d’une crise cardiaque en 1951.


Les extraits

Les prises de vues du Jour se lève seront bientôt terminées. D’aucuns espèrent que ce jour ne se lèvera sur des paysages par trop désolés, et puisqu’à cette occasion, Cinémonde a bien voulu me mettre en communication direct avec ses lecteurs, j’en profiterai pour bavarder quelques minutes avec eux, non seulement de ce dernier film, mais s’ils le permettent avec eux, non seulement de ce dernier film, mais s’ils le permettent, du choix de mes sujets en général.  (Marcel Carne pour Cinémonde – 1939)

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On leur a reproché d’être noirs et volontairement pessimistes. Je ne pense pas que ce soit tout à fait exact, ni que cette couleur soi-disant dramatique m’ait particulièrement attiré en eux. Délibérément, j’ai choisi ces sujets pour des raisons particulières, soit pour le pittoresque (tantôt du milieu qu’il fallait recréer, tantôt de l’époque ou des lieux qu’il fallait suggérer), soit pour l’intérêt humain qu’ils offraient, bref toujours parce qu’ils mettaient l’homme aux prises avec les machinations du destin, dont on m’accordera qu’elles sont parfois sordides et désespérantes.  (Marcel Carne pour Cinémonde – 1939)

Peut-être après tout, un metteur en scène n’est-il pas simplement un bon faiseur, qui peut traiter indifféremment les sujets les plus opposés. Et si  on se plaît à lui, reconnaître un tempérament, peut-être aussi ne faut-il pas s’étonner de voir ce tempérament s’exprimer par les voies qui lui sont les plus normales et les plus familières. Que l’on me permette une comparaison hasardeuse. Je n’ai pas encore entendu reprocher à François Mauriac, par exemple, de ne pas avoir coupé, de temps à autre, sa série de sombres romans sur la bourgeoisie catholique par quelques œuvres du ton plus léger, sur la vie de garnison, par exemple. Pas plus, en somme, que personne n’en veut à Vlaminck s’il ne peint pas de chameaux au soleil couchant.  (Marcel Carne pour Cinémonde – 1939)

D’ailleurs, la vie n’est pas noir, ni blanche, ni rose. La vie a la couleur de tous les jours. Ce fameux tous les jours qu’on s’est inquiété de pas voir passer du roman d’Eugène Dabit dans le film Hôtel du Nord, et qui ne pouvait pas y passer sans une transposition cinématographique à mon sens indispensable. Cette transposition nous a amenés à raconter une histoire vue, peut-être moins lointaine du petit hôtel au bord du canal qu’on n’a voulu le dire, à coup sûr moins lointaine que ne l’eût été un décalque inerte de l’œuvre pensée et écrite.  (Marcel Carne pour Cinémonde – 1939)

Avec Le jour se lève, nous verrons une histoire qui se déroule sur deux plans du temps : le présent immédiat et un passé proche, tissés d’une façon qui a posé de nouveaux problèmes de mise en scène. En effet, sans artifices techniques, il faut faire sentir que l’homme que nous venons de voir agir se voit lui-même, tel qu’il était autrefois. Tel décor joue dans le présent et sert aussitôt de cadre à une évocation du passé. Ces retours en arrière sont volontairement traités dans une technique moins dure, plus enveloppante, et tout le tragique de la situation présente, nous l’espérons, s’opposera plus dramatiquement encore aux souvenirs d’un passé parfois meilleur, qui a peu à peu préparé, amené et provoqué la tragédie.  (Marcel Carne pour Cinémonde – 1939)

Ce film se déroule dans un milieu de gens à tout prendre assez simple. Lui, c’est un ouvrier sableur. Vilain métier. Le travail, c’est la liberté, mais être sableur, ça abîme quand même. Elle, elle travaille chez les horticulteurs, elle va livrer des fleurs chez les clients. Il y a aussi un artiste de music-hall, ses chiens et sa maîtresse. Valentin le dresseur parle beaucoup, trop. Il sera tué. Il y a des ouvriers, des agents de police, un commissaire plein de tact et la brigade des gaz, des gens qui viennent pour voir et une dame qui a perdu ses petites cuillers. Et puis la concierge, et les voisins…  (Marcel Carne pour Cinémonde – 1939)

Jean Gabin joue le rôle d’un bomme qui, après avoir commis un meurtre, est assiégé dans sa chambre, par la police. Et là, seul avec la nuit, il revoit peu à peu, une à une; tandis que le filet se resserre autour de lui, toutes les circonstances qui l’ont amené dans ce piège. Ce qu’il a fait… ce qu’il aurait fait… ce qui est arrivé…
Il ne s’agit pas d’un film triste ni désolé. Gabin prend la mort comme elle se présente, mais il n’a pas pris la vie du mauvais côté. Nous le verrons parfois gai, assez insouciant, peut-être prêt à croire au bonheur, ne dédaignant pas les réalités palpables. Il rit. Beaucoup.  (Marcel Carne pour Cinémonde – 1939)

Les autres personnages de cette histoire, imaginée par jacques Viot, parleront les dialogues de Jacques Prévert, empreints de cette réalité – infiniment plus réelle que le vrai – qui lui est si personnelle que nous ne I‘avons entendue nulle part…. Ces personnages, ce seront Jules Berry, dans un rôle inattendu de dresseur de chiens, lâche, beau parleur et déclassé, Arletty,  sa partenaire, belle et lasse, Jacqueline Laurent, avec toute la fraicheur cruelle de la jeunesse, et du côté de la loi. Jacques Baumerle commissaire.  (Marcel Carne pour Cinémonde – 1939)

Les décors ont été dessinés par Trauner. Que ce soit la gigantesque usine de sablage où les ouvriers évoluent comme des scaphandriers de la poussière, ou la chambre de l’homme traqué, ces décors collent au film avec une scrupuleuse honnêteté. La photo de Courant s’est mise elle aussi, avec ses étonnantes qualités, au service de notre histoire, et à travers ces images que je me permets de trouver émouvantes, nous verrons le jour se lever…
Et quand j’aurai terminé ce film, j’irai dans une île, pas très loin des côtes de France, raconter une histoire très connue dont on ne parle pas beaucoup entre gens comme il faut, et qu’il est très très pressé de raconter…  (Marcel Carne pour Cinémonde – 1939)


MARCEL CARNÉ 
Marcel Carné illustre parfaitement cette école – ou cette tendance – dite du « réalisme poétique », qui marqua si profondément le cinéma français de la fin des années 30. Une tendance dont on retrouve l’influence dans les domaines les plus divers de la vie artistique, et qui donnera aux œuvres de cette période troublée de l’avant-guerre une atmosphère tout à fait caractéristique. Pour sa part cependant, Carné préférait parler de « fantastique social », reprenant ainsi une expression de Pierre Mac Orlan.

LE MÔME CARNÉ
En seulement quatre films, Jean Gabin et Marcel Carné ont vécu l’un des compagnonnages les plus mythiques du cinéma français. De la rencontre de Quai des brumes aux grincements de dents de L’Air de Paris, retour sur une amitié parfois orageuse. 

JEAN GABIN
S’il est un acteur dont le nom est à jamais associé au cinéma de l’entre-deux-guerres, aux chefs-d’œuvre du réalisme poétique, c’est bien Jean Gabin. Après la guerre, il connait tout d’abord une période creuse en termes de succès, puis, à partir de 1954, il devient un « pacha » incarnant la plupart du temps des rôles de truands ou de policiers, toujours avec la même droiture jusqu’à la fin des années 1970.

ARLETTY : LE CHARME ET LA GOUAILLE
Archétype de la Parisienne des faubourgs et égérie de Marcel Carné, qui lui a offert ses plus grands rôles, l’héroïne du Jour se lève a occupé une place inédite dans le cinéma français, alliant à une indéniable beauté un tempérament en acier trempé. 

THE LONG NIGHT – Anatole Litvak (1947) / LE JOUR SE LÈVE « refait » et « trahi »
Lorsque la RKO a acquis les droits de distribution du film Le Jour se lève en vue de le refaire sous le nom de The Long Night, ils ont également cherché à acheter toutes les copies disponibles du film original et à les détruire. On a cru un temps que ce film était complètement perdu, mais des copies réapparurent dans les années 1950 et son statut de film classique fut rétabli.

UN DES JALONS MAJEURS DE L’HISTOIRE DU CINÉMA par Jacques B. Brunius
Le cinéma n’a pas tellement changé, au fond, depuis ses premiers balbutiements – qui ne manquaient à vrai dire ni de brio ni d’assurance. Déjà, dès les premières années, deux tendances s’affrontaient : d’un côté les opérateurs de la maison Lumière tournaient indifféremment des documentaires et actualités ou des scènes jouées en décors réels, selon la même technique ; de l’autre, Georges Méliès opérait au studio en décors plus ou moins réalistes, plus ou moins fantastiques, selon le sujet. Qui avait raison ? Difficile à dire. Tantôt l’un tantôt l’autre. C’était question de flair et de chance. N’importe comment, il s’agissait plutôt d’efficacité que de « faire vrai ». Il y avait du bon de chaque côté et personne ne faisait de théories à ce sujet.

ALEXANDRE TRAUNER
Superstar parmi les chefs décorateurs, Alexandre Trauner a collaboré avec les plus grands cinéastes d’Europe et d’Amérique, mais ce sont les fabuleux décors créés pour Marcel Carné et Billy Wilder qui l’ont fait entrer au panthéon du cinéma.  


1 réponse »

  1. Chef-d’oeuvre indémodable ! On peut détailler : mise en scène (Marcel Carné), scénario (Jacques Viot), dialogues (Prévert); acteurs : Gabin/Arletty/Berry tous trois prodigieux, la douce Jacqueline Laurent, amie de Prévert, les seconds rôles hauts en couleur : Jacques Baumer (commissaire), Bernard Blier, Marcel Pérès ouvriers-sabliers collègues du Héros, criants de vérité, mais il faudrait citer tout le générique … La photo noir et blanc, le son, tout est parfait ! (depuis des années les acteurs sont muet car ils murmurant et on n’entend plus les dialogues !). Revoyez un chef-d’oeuvre des années 30 ! (mais c’était valable aussi pour les films plus anodins). Renoir, Clair, Carné, Duvivier, Delannoy, Autant-Lara, Grémillon, Louis Daquin un peu plus tard … La « Nouvelle Vague » a craché sur ce Cinéma mais ce ne fut pas le maelstrom annoncé, le « tsunami », une vaguelette où émergèrent quelques noms importants ; Truffaut, Chabrol, Godard (que je déteste mais …), Demy, Varda … Les meilleurs du lot mais face aux autres … Et Prévert, Jeanson, Aurenche, Bost, Spaak, Boileau, Narcejac, j’en passe. Que peut-on opposer ? Un nom (que je ne citerai pas)). Les premiers ont donné de grands films, l’autre de gros succès commerciaux boulevardiers avec de grands acteurs et des répliques à l’emporte-pièce … Pour certains, je passerai pour un vieux c.., pas grave …

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