Le Film français

LE QUAI DES BRUMES – Marcel Carné (1938)

On peut se demander comment une réplique aussi plate que « T’as de beaux yeux, tu sais » (même avec, en fond, la musique de Maurice Jaubert) est devenue aussi célèbre. Il faut dire que les yeux étaient ceux de Michèle Morgan et que la voix qui disait cette ineptie était celle de Gabin. Ça change tout. Début étincelant, avec un Le Vigan magnifique. Avouons que l’histoire d’amour fatale, forcément fatale, entre un déserteur de l’infanterie coloniale et une pupille de la nation, désirée par quelques ordures, a pris un léger coup de vieux. Jean Renoir, qui savait être féroce, appelait Le Quai des brumes « le cul des brèmes », et peut-être n’avait-il pas tort. Gabin sera nettement meilleur et plus ambigu dans Gueule d’amour, de Jean Grémillon, tourné la même année et, bien sûr, dans Le Jour se lève, du même Carné, l’année suivante. Reste Morgan, son béret et son ciré noirs. Un brin malhabile encore, mais déjà splendide. [Télérama.fr (14/12/2021)]


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« T’as de beaux yeux, tu sais ! ». D’une simplicité presque banale, ces quelques mots suffisent pourtant à faire ressurgir tout un pan du cinéma français, et avec lui les figures qui l’ont bâti. À commencer par Jean Gabin, dont la célèbre phrase est devenue l’un des signes distinctifs. Les imitateurs du comédien l’ont d’ailleurs tellement galvaudée qu’en revoyant le film, on est presque surpris d’entendre Gabin la murmurer d’un ton si juste. Mais la réplique évoque évidemment aussi celle à qui s’adresse ce compliment, et dont le regard, dans la lumière irréelle du chef-opérateur Eugen Schüfftan, brille de manière admirable. Toute la carrière de Michèle Morgan, actrice devenue immensément populaire grâce à Quai des brumes, sera marquée par cette simple phrase. Mais cette fameuse déclaration ressuscite également le fantôme de celui qui l’a écrite : le grand Jacques Prévert, qui pendant de nombreuses années a fait parler ses héros avec une verve et une poésie qui n’appartenaient qu’à lui. La rencontre d’un tel dialoguiste avec un acteur de la trempe de Gabin fait partie de ces quelques moments de grâce qui jalonnent l’histoire du cinéma. Encore faut-il, cependant, que mots et visages se rencontrent sous l’œil d’un habile cinéaste : si la scène d’amour de Quai des brumes a tant marqué les mémoires, on le doit aussi, et peut-être avant tout, à la mise en scène inspirée de Marcel Carné, maître d’œuvre de ce monument du septième art. [Collection Gabin – Eric Quéméré – 2005]


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Dans un bar du Havre, Jean (Jean Gabin), un déserteur de l’armée coloniale, fait la connaissance de Nelly (Michèle Morgan), qui s’est enfuie de chez elle. Obligé de se cacher, il cherche un navire qui l’emmènera à l’étranger ; elle veut se libérer de son tuteur Zabel (Michel Simon), un homme assez louche qui la surveille jalousement et la terrorise. Les deux jeunes gens tombent amoureux l’un de l’autre sans l’espoir d’un avenir commun. À cause de la jeune fille, Jean se retrouve pris dans le conflit qui oppose Zabel à Lucien (Pierre Brasseur), un voyou pusillanime qui soupçonne le vieux d’être responsable de la disparition de son copain Maurice, l’amant de Nelly. La situation se dégrade, mais alors qu’il ne s’y attendait plus, Jean réussit à trouver une place sur un cargo en partance pour l’Amérique du Sud. Le couple décide alors de passer une dernière nuit d’amour à l’hôtel. Le lendemain matin, tandis que le bateau s’apprête à lever l’ancre, Jean prend une décision lourde de conséquences : il quitte le navire pour revoir Nelly.

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Le déserteur, la jeune fille triste et la morosité du port : avec son atmosphère profondément romantique, désabusée et mélancolique, Le Quai des brumes nous apparaît aujourd’hui comme la quintessence du film français d’avant-guerre, le premier âge d’or cinématographique du pays. Ce sont les années du « réalisme poétique », des sombres mélodrames qui, en montrant l’échec tragique de leurs héros le plus souvent issus du monde prolétarien, nous parlent de la solitude existentielle de l’être humain dans un monde corrompu et de la vanité de toute recherche du bonheur. C’est avec Le Quai des brumes que Marcel Carné va fonder sa réputation de maître du genre. Pourtant, à l’instar des films non moins pessimistes qu’il réalisera par la suite (Hôtel du Nord et Le Jour se lève), Le Quai des brumes ressort avant tout comme l’œuvre d’une équipe travaillant dans une harmonie magnifique.

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La poésie du film repose essentiellement sur la tension entre des éléments quotidiens réalistes et une stylisation perceptible qui dégage les événements de leur contexte temporel et spatial. Ceci est clairement visible dans les dialogues caractéristiques de Jacques Prévert, qui semblent se mouvoir sans cesse entre l’argot et un français littéraire bien ciselé. Ou dans les décors merveilleux conçus par Alexandre Trauner, dont l’aspect artificiel offre un contraste séduisant avec les vues du port filmées sur place. Si le film conserve son homogénéité malgré des traits qui semblent disparates. c’est aussi grâce au travail du directeur de la photographie Eugen Schüfftan. Ses prises de vues plongent l’intrigue dans une lumière diffuse et mystérieuse et lui donnent, soutenues par la musique de Maurice Jaubert, cette mélancolie et cette sensualité séduisantes qui contribuent beaucoup au fait que le film n’ail rien perdu à ce jour de son effet sur le spectateur.

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Le Quai des brumes est aussi un grand film d’acteurs, autour du monstre sacré Jean Gabin, la plus grande vedette du cinéma français de l’époque. Son personnage d’homme du peuple, rude et colérique, mais a fond sensible et bon garçon, correspond tout à fait à son image de héros d cinéma du Front populaire: un homme victime de la société mais qui ne s laisse pas faire. Gabin s’était déjà imposé comme amoureux tragique dans le film de Julien Duvivier, Pépé le Moko (1937), avec pour toile de fond la Casbah d’Alger, mais c’est Le Quai des brumes qui fera de lui un héros romantique et une icône du 7e art. Le rayonnement de sa partenaire Michèle Morgan y a par ailleurs beaucoup contribué (l’aspect ordinaire et miteux des lieu qui l’entourent semble glisser sur elle comme la pluie sur son imperméable et son béret).

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Avec ses légendaires yeux bleus et son regard perdu dans le lointain, elle donne un point d’ancrage à la nostalgie de Jean. En revanche, Michel Simon incarne l’homme qui se met en travers du bonheur innocent des amants, donnant à Zabel les traits d’un monstrueux petit-bourgeois partagé entre la pitié qu’il éprouve pour lui-même, sa bigoterie et sa méchanceté sadique. Lorsque Jean revient vers Nelly au matin, il surprend le vieil homme en train de tenter de la violer. Hors de lui, il lui casse la tête à coups de brique. Nelly pousse son amant à s’enfuir, mais il n’atteindra pas le navire : Lucien l’attend dans la rue et lui tire une balle dans le dos. Jean mourra dans les bras de Nelly. Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]


LE CINÉMA FRANÇAIS ET LE RÉALISME POÉTIQUE
La qualité, qui a caractérisé le cinéma français des années 1930, n’était pas seulement le fruit de l’inspiration de grands cinéastes, mais aussi celui du professionnalisme des équipes qui les entouraient.

LE CINÉMA FRANÇAIS ET LE RÉALISME POÉTIQUE
La qualité, qui a caractérisé le cinéma français des années 1930, n’était pas seulement le fruit de l’inspiration de grands cinéastes, mais aussi celui du professionnalisme des équipes qui les entouraient.


C’est au producteur Raoul Ploquin, chargé des films français tournés par la célèbre société allemande UFA, que l’on doit l’aventure de Quai des brumes. Ou plus exactement à sa femme qui, en 1937, venait de voir au cinéma Drôle de drame, le second film d’un metteur en scène prometteur du nom de Marcel Carné. Ploquin cherche à l’époque un nouveau projet pour Jean Gabin, qui achève à Berlin le tournage de Gueule d’amour, et « doit » par contrat un dernier film à la UFA. Le producteur contacte alors Carné, qui propose d’adapter pour Gabin le roman de Pierre Mac Orlan, Le Quai des brumes. Le jeune réalisateur rêve depuis longtemps de travailler avec l’acteur, qui accepte bientôt de se lancer dans l’aventure. Les préparatifs se mettent donc en place pour un tournage aux studios de Neubabelsberg, lorsque soudain, la nouvelle tombe : le bureau de censure de la UFA, avec à sa tête un certain Docteur Goebbels, juge le scénario écrit par Prévert « décadent ». Après un moment de panique – tous les contrats sont déjà signés -, le studio s’en tire en revendant les droits du projet à un indépendant : l’ironie du sort voulant que les responsables allemands choisissent parmi les différents candidats Gregor Rabinovitch, producteur juif ayant fuit le pays deux ans plus tôt !

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S’il évite de le claironner, Marcel Carné est en fait très soulagé par cette mésaventure. Pendant les essais effectués en Allemagne, il a en effet détesté l’ambiance ultra rigide qui régnait sur les plateaux. Et de plus, ce contretemps lui permet d’engager finalement Michèle Morgan pour le rôle de Nelly : il avait trouvé la jeune actrice formidable dans Gribouille, mais celle-ci n’était pas libre aux dates de tournage initialement prévues. C’est donc un réalisateur enthousiaste qui se prépare à tourner avec les deux comédiens de son choix : malheureusement, il ne va pas tarder à déchanter. Car Rabinovitch, qui avait racheté le projet sur le nom de Gabin sans lire attentivement le scénario, découvre soudain que Carné s’apprête à tourner un film dans lequel tout est « sale  » : les personnages, les décors, les situations … Il exige donc de nombreuses modifications, que Carné fait mine d’accepter pour gagner du temps, le plus urgent pour lui étant de partir tourner les extérieurs du film au Havre. Mais Rabinovitch dépêche sur place le directeur de production Simon Schiffrin, chargé de mettre des bâtons dans les roues du réalisateur. Une tâche dont il va s’acquitter avec zèle, et qui lui vaudra de se faire bien souvent « engueuler » par Gabin. Ce dernier soutient en effet Carné, qu’il appelle affectueusement « le Môme »…

Exemple éloquent de cette guerre de tranchées : pour empêcher Carné de tourner un plan où Robert Le Vigan doit entrer nu dans la mer pour se suicider, Schiffrin n’hésitera pas à renvoyer le comédien à Paris, sans en avertir le réalisateur ! Carné riposte alors en tournant malgré tout cette scène avec un assistant-caméra ayant la même silhouette que Le Vigan. Mais lors du montage du film, Rabinovitch obtiendra de supprimer ce passage… Au final, cette coupe sera heureusement l’une des seules infligées à une œuvre qui bénéficie des talents conjugués de si grands artistes : autour de Gabin et de Michèle Morgan (dont la fameuse tenue a été imaginée par Coco Chanel), on retrouve en effet la fine fleur des comédiens de l’époque. Et derrière la caméra, officient entre autres le chef-opérateur Eugen Schufftan, le compositeur Maurice Jaubert et le décorateur Alexandre Trauner. Le film remportera d’ailleurs le Prix Louis Delluc, et donnera lieu à une véritable foire d’empoigne au Festival de Venise : le jury souhaite en effet lui décerner le Lion d’Or, mais sur pression du régime mussolinien (qui trouve à son tour le film décadent), Carné devra se contenter du Prix de la mise en scène. Aujourd’hui, la question ne fait plus aucun doute, et c’est légitimement que le fameux « t’as de beaux yeux, tu sais! », lancé par Gabin à Michèle Morgan, fait partie des plus célèbres répliques du cinéma français. [Collection Gabin – Eric Quéméré – 2005]


Les films que dirigea  Marcel Carné, sur des scénarios de Jacques Prévert, sont le fruit d’une collaboration étroite qui comprend aussi bien les décors d’Alexandre Trauner que la musique de Maurice Jaubert ou de Joseph Kosma.
Prévert, qui était aussi un grand poète, avait commencé à travailler pour le cinéma après une collaboration assidue avec les surréalistes et avec le groupe théâtral Octobre. Carné pour sa part avait d’abord travaillé dans les assurances et se considérait surtout comme un technicien. Tout en étant critique de cinéma pendant trois ans, il avait rempli la fonction d’assistant réalisateur auprès de Jacques Feyder pour Le Grand Jeu (1934), La Kermesse héroïque (1935) et auprès de René Clair pour Sous les toits de Paris (1930).

La collaboration de Carné et de Prévert est généralement caractérisée par l’expression « réalisme poétique », mais, en l’analysant plus attentivement, elle apparaît beaucoup plus fondée sur la poésie que sur la réalité. Dans Le Quai des brumes par exemple, un cadre spécifique (Le Havre) se transforme en un lieu irréel, métaphorique et plein d’ombres, lieu clos d’une intrigue située entre un passé de souffrances et un avenir de bonheur irréalisable.La seule concession faite au réalisme est le choix d’un milieu ouvrier, avec des personnages vivant en marge de la société qui donnent corps à une imagerie romantique, où domine le fatalisme, unie à un sens de la tragédie et à l’échec de la violence.

De manière significative, Prévert transpose le roman de Mac Orlan de Montmartre à un port maritime très animé. La silhouette d’un grand cargo amarré sert de toile de fond au générique du film et, dans la séquence finale, nous retrouvons ce même cargo, la « Louisiane » (qui devait emmener Jean vers la liberté, vers une nouvelle vie), dont la sirène donne le signal du départ, et de la fin du film.Les lieux qui servent de décors à l’histoire – l’hôtel où Nelly et Jean passent la nuit, la baraque misérable et isolée du bar Panama, au bout du port – se trouvent près de la mer, et les personnages passent une grande partie de leur temps à regarder au-dehors, par la fenêtre. Ayant coupé les ponts avec le passé et les conventions sociales, tous rêvent de partir vers une « terre lointaine», inaccessible, illusions entretenues par le bateau en partance.

Dans cette optique, les navires qui sont dans le port prennent la même valeur symbolique que le voilier dans la bouteille – il rappelle au patron du bar la vie passée dans un pays où le soleil brille toujours -, ou le paquebot en trompe l’œil du studio d’un photographe, « à bord » duquel Jean et Nelly se font prendre en photo. Si tous les personnages rêvent de s’enfuir, nul pourtant ne sait où aller. Seul, peut-être, le peintre qui s’est suicidé connaissait-il l’unique destination possible. Quand Nelly songe à revenir chez Zabel, elle fait une rapide analyse de leur situation commune : « Si je retourne en arrière, ça sera terrible, comme ça sera terrible si je ne le fais pas. » Et pourtant, même si tous les personnages du film semblent prisonniers de leur vie misérable sur laquelle pèse la menace d’une mort soudaine et violente, ils connaissent un certain équilibre, équilibre instable entre le bien et le mal. La brume qui enveloppe ce monde n’est qu’un artifice, car le caractère et l’aspect physique de chaque personnage sont clairement définis : les gangsters portent des chapeaux noirs, de longs imperméables et ils se tiennent nonchalamment à côté de leur limousine noire comme les truands de Chicago. Le physique désagréable de Zabel (le personnage le moins convaincant du film), accentué par l’allure de plusieurs autres personnages qui l’entourent, est à l’image de son âme noire.

Nelly et Jean, au contraire sont présentés d’une manière telle que nous ressentons leur tendresse et leur passion. Si Jean, sortant dans le brouillard pour se promener au Havre, semble menaçant et si Nelly, avec son imperméable transparent et son béret basque, peut être prise pour une prostituée, le scénario et la caméra nous révèlent rapidement leur pureté et le désarroi de leur condition de fugitifs. Cela confère à Gabin, personnage taciturne, et à Michèle Morgan, une mystérieuse innocence.

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Le peintre peut avoir raison quand il déclare que « la vie est mauvaise », comme Jean est tout aussi dans le vrai lorsqu’il dit que les hommes et les femmes ne peuvent se comprendre. Nelly, cependant, se rachète quand elle ajoute qu’« il peut y avoir l’amour », Le film devient ainsi l’expression d’un pessimisme magnifié par l’amour. Le baiser que Jean donne à Nelly avant de mourir confirme la victoire de l’amour sur la mort, tandis que le petit chien errant, qui a suivi l’homme pendant tout le film et qui apparaît encore dans la dernière scène, symbolise la force de l’espérance.
La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas – 1982


L’histoire

Jean, un déserteur de la Coloniale, vient d’aboutir, affamé et démuni de tout, sur les quais du Havre. Dans une boîte de nuit, le jeune voyou Lucien et ses acolytes tentent de savoir auprès de Zabel, un receleur, ce qu’il est advenu de leur compagnon, Maurice, dont ils sont sans nouvelles. Au cours de son errance, Jean rencontre un vagabond surnommé Quart- Vittel qui l’entraîne chez Panama, tenancier d’une buvette délabrée située au bout du port. Il y fait la connaissance de Michael Krauss, peintre de son état. Celui-ci, qui a compris la situation de Jean, s’arrange pour lui donner des vêtements civils, de l’argent et des papiers d’identité, avant de se suicider. Dans le bar de Panama se trouve aussi Nelly, une jeune orpheline de dix-sept ans. Elle s’est réfugiée là pour fuir son obséquieux tuteur, Zabel.
Leur détresse les rapproche  Au matin, Lucien vient importuner Nelly ; Jean s’interpose et corrige le petit malfrat. Dans la soirée, Jean et Nelly se retrouvent dans une fête foraine. Mais ils sont pris à partie par Lucien. Grâce à un médecin de bord compréhensif, Jean trouve une place sur un cargo ; mais ce n’est qu’au matin, après une nuit d’amour avec Nelly, qu’il lui annonce son départ imminent. Entre-temps, le corps de Maurice a été retrouvé; les soupçons se portent sur Jean dont l’uniforme a été retrouvé auprès du cadavre. Alors que Nelly cherche à protéger Jean, Zabel avoue qu’il a assassiné Maurice dans un accès de jalousie et tente d’abuser d’elle. Mais Jean survient dans la boutique. Au cours de la lutte qui oppose les deux hommes, Jean tue Zabel. Alors qu’il s’enfuit, Jean est abattu par Lucien et meurt dans les bras de Nelly.

Les extraits

MARCEL CARNÉ 
Marcel Carné illustre parfaitement cette école – ou cette tendance – dite du « réalisme poétique », qui marqua si profondément le cinéma français de la fin des années 30. Une tendance dont on retrouve l’influence dans les domaines les plus divers de la vie artistique, et qui donnera aux œuvres de cette période troublée de l’avant-guerre une atmosphère tout à fait caractéristique. Pour sa part cependant, Carné préférait parler de « fantastique social », reprenant ainsi une expression de Pierre Mac Orlan.


Le film est projeté pour la première fois le 18 mai suivant. L’accueil est excellent. C’est même un triomphe absolu et Carné commence à occuper une place de choix dans la profession. Mais, à l’époque, les réalisateurs ne savaient pas encore assurer leur propre publicité. Ils restaient dans l’ombre des vedettes dont le mérite était de faire entrer les gens dans les salles sur la seule réputation de leur nom. Or, il est vrai qu’on est tellement habitué à considérer Le Quai des brumes comme un classique que nul ne songe qu’à sa sortie il était d’abord un film de « jeunes ». Et il est vrai qu’à cette époque l’ensemble de l’équipe a une moyenne d’âge de quarante ans. L’ambiance y est légère, Michèle Morgan se souvenant particulièrement de ce réalisateur «courtois, un peu sec dans  son verbe mais, chose étonnante [qui] ne m’intimide pas et aiguise ma curiosité. On sent chez lui une intelligence rapide, précise, le sens de l’esthétisme ».

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C’est le personnage du peintre Kraus, alias Robert Le Vigan, qui redonne à Prévert l’occasion de ses poétiques tirades, ici d’une langueur et d’une tristesse infinies : « Qu’est-ce qu’il y a de plus simple qu’un arbre ? Pourtant, quand je peins un arbre je mets tout le monde mal à l’aise. C’est parce qu’il y a quelque chose, quelqu’un de caché derrière cet arbre. Je peins malgré moi les choses cachées derrière les choses. Un nageur, pour moi, c’est déjà un noyé. »

C’est cependant le couple vedette GabinMorgan qui permet au film de remporter un joli succès populaire, avec notamment la réplique de Nelly à Jean qui se plaint du fond de la mer : « Ce n’est pas le fond de la mer. Le fond de la mer, c’est plus loin, plus profond. » Comme la comédienne le soulignera dans ses Mémoires : « C’était joli cette rencontre sur le Quai des brumes, au Havre, et ce baiser final. .. si parfait que tout ce qui venait après me semblait vouloir l’abîmer. D’emblée notre couple avait plu. Les journalistes parlaient, avec toute l’émotion désirable, de notre accord parfait : il était la force, j’étais le rêve ! Donc dès la sortie de Quai des brumes, sans aucune timidité de plume, la presse nous baptise « le couple idéal du cinéma français » ».

Aux États-Unis, le film (Port of Shadows) remporte aussi un grand succès. Malgré tout, la critique du Canard enchaîné est très virulente, ainsi que Lucien Rebatet dans L’Action française ou Georges Sadoul dans L’Humanité, ce dernier parlant de « la politique du chien crevé au fil de l’eau ». Pour Jean Renoir, il s’agit ni plus ni moins que d’un film fasciste, théorie que Henri Jeanson réfute dans La Flèche du 12 août 1938. « Et l’on put lire dans une feuille intitulée Ciné-Combat, supplément d’un hebdomadaire défunt, Ciné-France, un article ainsi titré : « Pépé le Moko, Quai des brumes : mauvaise propagande ». Comment s’étonner, après cela, qu’on ait écrit, selon Daquin : « C’est la faute à Quai des brumes si nous avons perdu la guerre. » » Pourtant Claude Briac ne craint pas d’affirmer qu’il n’y avait pas « dix metteurs en scène au monde capables de réaliser un tel film ». L’Avant-garde souligne aussi dans ses colonnes qu’« en dépit de cette atmosphère de misère, morale, physique et physiologique, peut-être même à cause de cette atmosphère, trouble, floue, brumeuse, Le Quai des brumes est un chef-d’œuvre ». L’auteur Pierre Mac Orlan écrit dans les pages du quotidien Le Figaro : « Le Quai des brumes de Carné est un témoignage de la misère, cette misère sans éclat qui traîne dans les bas quartiers des villes comme un brouillard impénétrable. Gabin connaît la qualité de cette misère et les images violentes de son silence. » Et Le Merle blanc de conclure : « Après cette succession d’images qui portent en elles toute la poésie morbide des âmes désespérées, nous comprenons que Marcel Carné vient de nous donner un chef-d’œuvre… Jacques Prévert mérite d’être associé au succès de Marcel Carné ». [Marcel Carné « Le môme du cinéma français » – David Chanteranne – Ed. Soteca (2012)]


JEAN GABIN
S’il est un acteur dont le nom est à jamais associé au cinéma de l’entre-deux-guerres, aux chefs-d’œuvre du réalisme poétique, c’est bien Jean Gabin. Après la guerre, il connait tout d’abord une période creuse en termes de succès, puis, à partir de 1954, il devient un « pacha » incarnant la plupart du temps des rôles de truands ou de policiers, toujours avec la même droiture jusqu’à la fin des années 1970.

HOMMAGE À MICHÈLE MORGAN
Michèle Morgan «était la « star » française par excellence (ses yeux ne sont-ils pas célèbres dans le monde entier ?).

MICHEL SIMON
Michel Simon est considéré comme l’un des plus prestigieux comédiens du XXe siècle. Sa personnalité se dessine dès l’enfance : un esprit d’une vivacité peu commune, épris de liberté individuelle, un amour éperdu de toute forme de vie et un sens de l’observation extrêmement aigu. A l’épreuve de la vie en société, tout cela composera un humaniste misanthrope dans la grande tradition, d’une sensibilité inquiète et d’une tendresse ombrageuse, mais aussi d’une timidité qui le condamnera à une certaine solitude.



PÉPÉ LE MOKO – Julien Duvivier (1937)
Des ruelles, un dédale grouillant de vie, où Julien Duvivier filme des pieds, des pas, des ombres portées : la Casbah est un maquis imprenable par la police, où Pépé le Moko (« moco » : marin toulonnais en argot) a trouvé refuge. Ce malfrat au grand cœur (Gabin) s’y sent comme chez lui. Il y étouffe aussi. Quand ses rêves de liberté, sa nostalgie de Paname prennent les traits d’une demi-mondaine, Pépé, on le sait, est condamné…

HÔTEL DU NORD – Marcel Carné (1938)
Hôtel du Nord est d’abord un film de producteur, celui de Un hôtel modeste au bord du canal Saint-Martin… Inutile de raconter l’histoire, ce qui compte, évidemment, c’est… l’atmosphère de ce quatrième film de Marcel Carné. Au départ, il est embauché par la société de production Sedi pour tourner un film avec la star du studio, la jeune et douce Annabella. On ne lui donne qu’une directive : faire un Quai des brumes, mais un Quai des brumes moral…

LE JOUR SE LÈVE – Marcel Carné (1939)
Le Jour se lève raconte la destruction d’un homme, d’un homme simple pris au piège, humilié, condamné à mort par un salaud. Il fallait cette architecture rigoureuse, du coup de feu initial du meurtre au coup de feu final du suicide, pour que se mettent en place les mâchoires du piège qui broie François (Jean Gabin). On ne lui laisse pas une chance. Le combat est inégal, il n’y a pas de justice. Un pouvoir aveugle et brutal vient parachever ce que le cynisme de Valentin (Jules Berry) avait commencé : le peloton anonyme des gardes mobiles repousse les ouvriers solidaires et piétine la fragile Françoise (Jacqueline Laurent).




Publication mise en ligne le 16/10/2016 – Mise à jour le 24/09/2022

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