Le Film français

HÔTEL DU NORD – Marcel Carné (1938)

Hôtel du Nord est d’abord un film de producteur, celui de Joseph Lucachevitch pour la société Impérial-Film qui désirait profiter des trois mois de séjour en France de la vedette internationale qu’était Annabella en 1938 pour lui faire tourner son film français de l’année. Elle venait d’obtenir en 1936 le Prix de la meilleure actrice de la Biennale de Venise pour son rôle dans Veille d’armes (Marcel L’Herbier) ; elle était alors fort célèbre tant en Europe centrale, grâce à Marie, légende hongroise, de Paul Féjos (1932), notamment, qu’en France, chez Abel Gance et René Clair, ainsi qu’aux Etats-Unis où elle vit depuis 1937 comme épouse de Tyrone Power.  [Hôtel du Nord – L’Avant-Scène – 1988 (374) – Les cent sous de Nazarède (Michel Marie)]

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HÔTEL DU NORD (Marcel Carné, 1938)

« Dans un hôtel situé sur le bord du Canal Saint-Martin à Paris, on célèbre une communion. Les propriétaires et clients de l’établissement fêtent l’événement autour d’un repas chaleureux. Un couple de jeunes amoureux (Pierre et Renée) s’installe dans une des chambres. Au cours de la nuit, un coup de feu retentit… » C’est ainsi que démarre l’intrigue d’Hôtel du Nord, merveilleux film d’ambiance dont le personnage principal est bien entendu cet hôtel du canal parisien. Sur un scénario de Jean Aurenche et des dialogues de Henri Jeanson, Marcel Carné décrit avec autant de minutie que de passion les hommes et les femmes qui logent dans l’hôtel ou ses environs. Au milieu des décors imaginés par Trauner, on croise un patron paternaliste, un policier raciste, de jeunes amoureux naïfs, un éclusier cocu, et un mac accompagné de sa protégée. Tous ces personnages typiques d’une époque participent à l’atmosphère si caractéristique du film. Pour incarner ces personnages, Carné et son équipe s’entourent de comédiens épatants parmi lesquels Jean-Pierre Aumont, Bernard Blier, Annabella ou Paulelte Dubost. En tête d’affiche de cette distribution, un couple inoubliable : Arletty et Louis Jouvet. Les deux comédiens s’emparent des dialogues de Jeanson et inventent des personnages à la gouaille inoubliable. Leurs échanges sont un pur régal pour les oreilles et sonnent comme une musique de rue, un témoignage de l’argot qui régnait à l’époque dans les quartiers parisiens. [Marcel Carné « Le môme du cinéma français » – David Chanteranne – Ed. Soteca (2012)]

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HÔTEL DU NORD (Marcel Carné, 1938)

Le choix de l’adaptation du roman appartient toutefois à Marcel Carné qui le proposa au producteur. Le roman d’Eugène Dabit paru en 1929 fut le premier lauréat du « Prix populiste » et fort remarqué à ce titre.
Le roman de Dabit n’a pas d’ossature dramatique traditionnelle ; il est composé de trente-cinq mini-chapitres qui racontent de manière discontinue l’achat, la vie quotidienne, la gestion puis la vente de l’Hôtel du Nord par le couple Lecouvreur. On y rencontre plusieurs dizaines de personnages rapidement esquissés, dont aucun ne joue un rôle de premier plan. C’est une chronique descriptive correspondant à l’esthétique populiste, qui s’opposait aux drames bien charpentés. Les contraintes de la production cinématographique ont amené l’histoire du couple principal qui se suicide, histoire que Jean Aurenche découvrit dans les faits divers de Paris-Soir : il s’agissait d’un jeune couple qui voulait se donner la mort dans un hôtel de l’avenue des Gobelins. Carné, Aurenche et Jeanson ont donc remanié l’adaptation du livre en centrant le récit sur les deux couples principaux, Pierre/Renée et Raymonde/Edmond, Jeanson développant plus particulièrement les séquences dialoguées entre ces deux derniers.
Ils ont apporté par la suite des témoignages complémentaires et parfois contradictoires concernant ce travail d’adaptation et le choix des acteurs (Louis Jouvet, proposé par Jeanson et Jean-Pierre Aumont par Carné). La genèse du film et les désaccords quant à la distribution des rôles eurent des incidences directes sur la conception des personnages et le style des dialogues propres à chacun d’eux.  [Hôtel du Nord – L’Avant-Scène – 1988 (374)  – Les cent sous de Nazarède (Michel Marie)]

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HÔTEL DU NORD (Marcel Carné, 1938)

La structure du film en boucle amène la reprise symétrique des séquences, de la première à la seconde partie. Au repas de première communion, répond le bal du Quatorze juillet dans l’épilogue. A la tentative de suicide dans la chambre, accompagnée de son lyrisme du désespoir, répond la conversation désabusée sur le pont de la Josyane, à Marseille. A la séquence de l’hôpital, moment de la blessure et de la fausse répudiation amoureuse par Pierre, répond la séquence de la confession en prison, le début de la « cicatrisation » de la blessure et de la phase de résurrection amoureuse. Le centre est même marqué visuellement par un plan rapproché d’une horloge publique qui indique « midi et quart » et embraye, avec la deuxième moitié du cadran, le deuxième mouvement du récit.

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HÔTEL DU NORD (Marcel Carné, 1938)

La célèbre passerelle, reconstruite sur les plateaux des studios de Billancourt, apparaît à plusieurs reprises dans le film. Elle embraye le récit, le clôt et le structure en parties. C’est évidemment la figure de la frontière que l’on franchit, celle à partir de laquelle toutes les histoires commencent. Edmond (Louis Jouvet) la descend à son tour après l’emprisonnement de Pierre, lorsqu’il va retrouver le révolver avec lequel l’enfant joue et qu’il le lui achète cent sous. Il la descendra à la fin du film, lorsqu’il revient de son voyage avorté à Port Saïd. Il est clair que cette fois-ci, c’est vers sa propre mort qu’il se dirige, d’un pas lent et décidé pour y retrouver l’ancien complice qu’il a trahi, le gangster Lazarède, figure populiste de l’Ange de la Mort. [Hôtel du Nord – L’Avant-Scène – 1988 (374)  – Les cent sous de Nazarède (Michel Marie)]

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HÔTEL DU NORD – Marcel Carné (1938) – Arletty – « Ah il est organisé faut voir comment. Voyager avec lui c’est un rêve. C’t’homme-là dans une gare c’est un autre homme. Il est aux petits soins et tout avec vous. Il vous achète des oranges, il vous les pêle. Il vous allume votre cigarette avant de vous l’offrir. Ah il est imbattable question délicatesse. Il vous explique tout le pays où qu’on passe. C’est là que le grand Charles il a le grand sept, c’est la région des tricards… v’là Lyon où Alphonse a descendu Dédé. Un vrai géographe. Et plus qu’on descend vers la mer, plus il devient tendre. Ah y’ sait se tenir en wagon. Avec lui on prend des troisièmes on a l’impression d’être en première. »

Au centre du film, cinq plans descriptifs consacrés aux manœuvres de l’écluse, à des images de clochards assoupis sur des bancs, divisent le fil du récit en deux grands mouvements. Ils rappellent les images du générique et celles du premier court métrage documentaire du réalisateur, Nogent, Eldorado du dimanche (1929). Le canal, l’eau trouble, sont les lieux du suicide et de la mort. Ils sont face à l’hôtel, celui de la chambre 16 où les deux amants vont tenter de faire le grand voyage et rejoindre l’éternité. Mais ce lieu de la mort est aussi celui de la communauté sociale, du travail, de la convivialité. Carné insiste à plusieurs reprises sur les phases techniques des manœuvres de l’écluse comme sur l’intense activité de l’hôtel, rempli d’ouvriers au moment du repas de midi. Et c’est en intégrant cette activité sociale et la famille de l’hôtel que Renée pourra assumer sa « résurrection », tant sentimentale que sociale. Ce sont les étapes de la résurrection de Renée, celle qui littéralement renaît, que nous nous proposons de commencer.  [Hôtel du Nord – L’Avant-Scène – 1988 (374)  – Les cent sous de Nazarède (Michel Marie)]

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HÔTEL DU NORD (Marcel Carné, 1938)

Ces deux parties développent très classiquement un processus de dégradation-reformation d’un couple initial. Les orphelins solitaires se marieront sous l’œil attendri des Lecouvreur « Un bon mariage vaut mieux qu’un mauvais suicide » conclut benoîtement le brave patron de l’hôtel ; mais l’originalité du récit réside dans l’itinéraire narratif, moral et symbolique des deux protagonistes principaux, Renée et Pierre. Ce dernier retrouvera l’amour par le chemin de la lâcheté. Deux séquences au moins, celle de l’hôpital et celle de la prison, développent le masochisme de son auto-culpabilité : « Je suis moche, je suis lâche… », répète-t-il à tous moments. En tant que personnage, il est d’ailleurs caractérisé par la passivité. Il est plus objet que sujet d’un récit dont le véritable sujet est bien entendu Renée, l’héroïne et la star. C’est Renée qui parle pour Pierre : c’est elle qui viendra le rechercher à sa sortie de prison. Renée est l’enfant qui deviendra femme. Elle trouvera sa place dans l’histoire et dans la structure sociale en se situant par rapport à la « bonne mère », Madame Lecouvreur, et à la « mauvaise mère » Raymonde, et plus secondairement, Ginette.  [Hôtel du Nord – L’Avant-Scène – 1988 (374)  – Les cent sous de Nazarède (Michel Marie)]

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HÔTEL DU NORD (Marcel Carné, 1938)

On a souvent remarqué l’aspect fantasmatique de la séquence marseillaise pour en critiquer l’irréalisme. Celui-ci prend une autre signification si on oppose le Sud comme région du rêve et du mythe (figure récurrente du cinéma français des années trente que l’on retrouve dans Pépé le MokoGueule d’AmourQuai des brumes, etc.) et le Nord comme lieu de la réalité sociale, reconstituée par les célèbres décors d’Alexandre Trauner mais également entremêlés de plans documentaires (ceux de l’écluse, notamment, vus au milieu du film et sur le générique). Raymonde rêve du voyage vers le Sud, « le pays des oranges » avec un Père doué de tous les pouvoirs « Il vous explique tout dans les pays où l’on passe ». Elle se retrouve en fait avec Prosper Trimault, l’éclusier (Bernard Blier) et elle deviendra « petite reine » d’un prince-enfant et détruit ses propres fantasmes en envoyant le Père à la mort. [Hôtel du Nord – L’Avant-Scène – 1988 (374)  – Les cent sous de Nazarède (Michel Marie)]

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HÔTEL DU NORD (Marcel Carné, 1938)

Atmosphère ! « En lisant le scénario, je n’étais pas enthousiasmé par cette scène, raconta Marcel Carné, c‘est tiré par les cheveux. J’avais presque envie de la couper mais je me dis qu’avec l’accent d’Arletty, cela allait passer. Quitte à me faire engueuler par la production, autant tourner la scène même s’il faut la couper ensuite. Toute la drôlerie, de la scène, on la doit à Arletty. On ne la voit pas dans le texte. Quand les flics l’arrêtent et qu’elle réplique « pour une bonne prise, c’est une bonne prise », ça c’est réel, c’est jaillissant, naturel. Mais « atmosphère »… Est-ce que la dernière des putains de Pigalle connaît même le mot ? Or, à mon grand étonnement, dès les premières projections les gens riaient. C’était la première fois qu’on riait à mes films. Par exemple, Drôle de drame avait été très mal accueilli. Le film a été chahuté, sifflé. On nous avait traité de fils de famille qui dépensions l’argent de papa. Cela a très mal marché avant de devenir un classique. Hôtel du Nord, lui, a eu beaucoup de succès tout de suite. Tous les producteurs se sont jetés sur Arletty. Elle avait eu 60.000 francs à l’époque, pour le film suivant, elle a gagné 300.000 francs, exactement la même progression que Michèle Morgan après Quai des brumes. Le succès du film a été tel que par la suite on a failli classer l’hôtel monument historique. Les guides, dans les péniches qui passaient devant, annonçaient aux touristes : « Et voici l’hôtel du Nord, c’est là que Marcel Carré a tourné son fameux film »… alors que nous avons tout reconstitué en studio ! »

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HÔTEL DU NORD (Marcel Carné, 1938)

Le scénario d’Hôtel du Nord est d’abord construit, à l’instar de nombreux récits classiques, selon une structure en boucle. Au début du film, un couple d’amoureux enlacés descend la passerelle qui enjambe le canal Saint-Martin. Ils sont au comble du désespoir et vont tenter de se donner la mort. La caméra suit une trajectoire qui les accompagne, puis les précède enfin va les recadrer de face sur le banc public du petit square, devant la célèbre façade de l’hôtel. A la toute fin du film, on les retrouve sur le même banc, assis tournant le dos à l’hôtel. Ils se lèvent, avancent à l’unisson, regardent droit devant eux et remontent la passerelle dans l’autre sens. Ils sont heureux, leur union a été socialement légitimée par la communauté protectrice de l’hôtel, métonymie du « petit peuple » français : « Le jour se lève, il va faire beau… l’hôtel du Nord, c’est fini. » Ils se dirigent vers le mariage et le bonheur. Fin de l’histoire, fin du récit et fin du film. [Hôtel du Nord – L’Avant-Scène – 1988 (374)  – Les cent sous de Nazarède (Michel Marie)]

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HÔTEL DU NORD (Marcel Carné, 1938)

Bernard Blier incarne Prosper Trimault, un éclusier cocu « qui a l’infortune d’être le mari de Paulette Dubost » et à propos duquel Jean Aurenche déclarera huit ans plus tard : « Blier était un donneur de sang. Il est devenu un donneur de vie. » L’acteur lui-même se remémorera avec une tendresse particulière « une formidable scène d’émotion avec Arletty. Lorsque je m’enfile un sandwich au jambon et que je me mets à pleurer en bouffant mes larmes en même temps ! ».

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HÔTEL DU NORD (Marcel Carné, 1938)

L’équipe du film a beau le surnommer « Pompon », le réalisateur prodige ne se laisse pas amadouer pour autant car il sait ce qu’il veut. « En quelques jours, raconte Bernard Blier, Marcel Carné se chargea de me faire réviser tous mes jugements sur le cinéma… A grands renforts de cris, de bourrades, de réflexions assez brutales et de remarques dépourvues de toute aménité. J’avais besoin d’être houspillé. Cette douche froide me fit le plus grand bien car j’ai compris, enfin,  qu’il était possible de faire de bons films et que l’acteur devait se montrer assez consciencieux pour prendre sa part de responsabilités dans la réalisation d’une œuvre collective.» « Pour moi le cinéma, c’était une façon de courir les cachetons et de faire vite de l’argent. Je n’avais jamais pensé que ça pouvait être une chose sérieuse. Jusqu’à ce que Marcel Carné m’engueule comme du poisson pourri et me fasse comprendre que j’avais tort ! » Et de conclure : « Après ça, je n’ai plus jamais fait de film pour le pognon. Si je jouais, c’est que j’y croyais. Ou que j’y avais cru, car dès le troisième jour, il arrive qu’on se rende compte qu’on court à la catastrophe, mais alors c’est tard. » [Bernard Blier, un homme puzzle – Jean-Philippe Guerand – Ed. Robert Laffont (2009)]

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HÔTEL DU NORD (Marcel Carné, 1938)

Marcel Carné vu par Henri Jeanson : « Pour avoir travaillé avec Marcel Carné à Hôtel du Nord, je sais très exactement ce qu’il vaut. C’est un metteur en scène de très grand talent. Il a du caractère et il aime son métier. Il a le goût de la mélancolie, des paysages déchirants, des ciels gris et des rues où l’on traîne la savate. Le goût de la violence aussi, avec je ne sais quoi de sentimental, de « dimanche du bord de la Marne » et de sortie d’atelier. Un parigot de Paname qui cueille volontiers la fleur bleue sur les fortifs, qui aime ce que nous aimons : le bruit de l’orgue de Barbarie, le reflet d’un réverbère sur un visage anonyme, les cafés pris sur le zinc et les balades à vélo et le cri des marchands de journaux et celui de l’homme qu’on assassine au fond de la nuit, et les robes de confection allègrement portées et le sifflet de l’usine et la fumée des locomotives, et la silhouette de la tour Eiffel dans la brume de novembre. » [Le Canard enchaîné, 30 décembre 1938.]

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HÔTEL DU NORD (Marcel Carné, 1938)

Témoignage de Marcel Carné : « Comment a été fait Hôtel du Nord ? C’est vraiment toute une histoire. Je venais de sortir Quai des brumes et le film marchait très fort. Après quelques semaines d’exclusivité, un producteur, qui faisait des films patriotiques réalisés par Marcel L’Herbier avec Victor Francen en officier de marine, me demande. Ses films cocardiers ne faisant plus d’argent, et voyant qu’un film où il est question d’un déserteur a du succès, il fait une entorse à ses sentiments et demande à rencontrer ceux qui l’ont fait. De but en blanc, il m’annonce : « voulez-vous faire le film d’Annabella de l’année? ». A l’époque, Annabella était une actrice tellement populaire que la simple vente de ses films en Europe centrale assurait un amortissement de la production. Je réponds « oui, sous réserve de lui trouver un rôle ». Je pense à Quatorze Juillet de René Clair (1934), à Marie, légende hongroise de Paul Féjos (1932) et, tout à coup, me revient en mémoire Hôtel du Nord. »

« Je connaissais bien Eugène Dabit, ayant commencé ma carrière par un court métrage dont il avait écrit le scénario. Je propose ce projet au producteur. Evidemment, il ne connaissait pas le roman et encore moins Dabit, mais il me propose de téléphoner à Annabella, qui était à Hollywood et venait de se marier avec Tyrone Power. Elle devait passer deux mois à Paris et le producteur me dit « si Annabella est d’accord, on fait le film ». Je voyais l’affaire mal partie : le temps d’envoyer le livre aux Etats-Unis, le temps qu’Annabella lise le livre, surtout que les acteurs ne lisent pas tout de suite… Le lendemain, nous appelons Annabella… Miracle, elle connaissait le roman et l’aimait. Le producteur me demande mes conditions, nous nous mettons d’accord et alors qu’il me raccompagne à la porte, il me demande : « Mais quel âge avez-vous ? » A ma réponse, il réplique: « Comment ? Si jeune et vous voulez autant d’argent ? » Je lui réponds que l’âge n’a rien à faire là-dedans. – « Non mais quand même, je trouve ça immoral ! » et il a réussi à diminuer mon cachet.»

« Jacques Prévert, étant en voyage à l’étranger, j’ai demandé à Jean Aurenche que j’aimais beaucoup et avec qui j’avais fait des films de publicité, de faire le scénario. Et nous avons trouvé une très belle histoire. Nous avions pensé à Philip Holmes ce bel Américain, très blond, très en vogue à l’époque. Il arrivait de Suède, dans une péniche. C’était l’histoire d’un hôtel et des locataires pris les uns après les autres. Parmi ceux-ci, il y avait une prostituée et son protecteur, mais c’était secondaire. »

« Le producteur a été très content de l’histoire, il fallait prendre un dialoguiste. Prévert était à l’étranger, Bost était secrétaire au Sénat et n’était pas libre. Je demande alors Jeanson. Le producteur sursaute et s’exclame : « Ah non, jamais cette canaille! – Mais pourquoi ? – Comment pourquoi ? Vous ne savez pas ce qu’il m’a fait. Il écrivait les dialogues pour les films de L’herbier et quand le film sortait, il m’éreintait dans le Canard enchaîné. » Je raconte l’histoire à Jeanson qui me demande mon scénario. Il le lit et me dit : « Arrange-moi un rendez-vous avec le producteur et tu vas voir. Je te parie qu’il me prend. » Cela n’a pas été facile mais j’arrive à organiser une rencontre. Au début, l’entretien est assez froid. Sans plus attendre, Jeanson lui dit : « C’est une très belle adaptation. Surtout, il y a deux personnages extraordinaires : la prostituée et son maquereau. »« Très bonne idée », répond le producteur. Les producteurs voient toujours d’un œil très favorable les gangsters, les putes, les maquereaux… Et Jeanson s’est mis au travail. Il a mis toute l’histoire par terre et a développé considérablement ces deux rôles. Nous nous sommes mis très vite d’accord sur Arletty et Louis Jouvet. Elle, je l’avais connue lorsque j’étais assistant sur Pension Mimosas de Jacques Feyder où elle avait deux petites scènes : elle faisait la parachutiste dans un meeting d’aviation. Et j’aimais beaucoup Jouvet que j’avais dirigé dans Drôle de drame. Jeanson ne voulait pas de Jean-Pierre Aumont mais pensait à un acteur pas très connu qui n’a d’ailleurs pas fait d’étincelles par la suite. Il travaillait avec Jean Aurenche à côté de Deauville et j’allais les voir deux fois par semaine. Voyant comment le scénario avançait, je leur dis « Attention, c’est le film d’Annabella ! » Il me répliquait à chaque fois : « Ne t’en fais pas, cela va aller ! »

« Finalement, j’ai le scénario. Le producteur est ravi, mais moi, j’hésitais. Jouvet en maquereau de bas-étage (c’était un peu hasardeux), Arletty n’avait rien fait d’important, seulement des petits rôles de femme en petite tenue dans des vaudevilles de boulevard et je n’avais pas un espoir prodigieux dans Annabella et Jean-Pierre Aumont. D’autant que Jeanson n’en voulant pas, avait écrit leurs dialogues n’importe comment. Annabella a lu le scénario et n’a rien dit. Et la scène du suicide raté, dans la chambre au début, ils l’ont vraiment jouée avec toute leur âme. Moi, je trouvais la scène un peu longue. Et quand j’ai montré le film terminé aux machinistes, comme cela se faisait à l’époque, certains m’ont, eux aussi fait celle remarque. Mais, que voulez-vous, je faisais le film d’Annabella, je ne pouvais pas tout couper. [Hôtel du Nord – L’Avant-Scène – 1988 (374) – La modestie des artisans, entretiens avec Marcel Carné et Alexandre Trauner (Jacques Kermabon)]

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HÔTEL DU NORD (Marcel Carné, 1938)

On sait qu’Henri Jeanson n’avait qu’une estime très relative pour les performances d’acteurs d’Annabella et de Jean-Pierre Aumont. D’où l’hypothèse formulée par Marcel Carné dans son livre de souvenirs, « La Vie à belles dents » (écrit quarante années plus tard) d’un « bâclage » délibéré des dialogues des deux vedettes principales au profit de deux personnages au départ secondaires, la prostituée et son souteneur, beaucoup plus « cinématographiques » aux yeux du dialoguiste. Une interprétation complémentaire pourrait voir dans un certain nombre de répliques échangées par les deux amants, avant leur tentative de suicide, une parodie ironique du lyrisme du désespoir cher aux amants maudits du poète Jacques Prévert, collaborateur habituel de Carné et que le malicieux Henri Jeanson remplace au pied levé : une analyse détaillée du dialogue de cette séquence serait à cet égard fort révélatrice et pourrait être confrontée aux séquences homologues de Quai des brumes (que Prévert vient de dialoguer quelques mois auparavant avec le succès que l’on sait), mais également avec celles du Jour se lève (dialogues Gabin-Jacqueline Laurent dans la serre) et des Portes de la nuit (dialogues Montand-Nathalie Nattier). Contentons-nous de citer quelques phrases énoncées par Renée-Annabella et Pierre-J.-P. Aumont :
Renée : « Si je disais non, il faudrait se remettre à vivre. Quelle corvée! Quelle complication!… J’entendrais le tictac de ton bracelet-montre contre mon oreille et tu me tireras une balle, ici, au cœur. »
Pierre : « Les autres n’ont pas voulu de nous ». « Si je ne t’avais pas rencontrée, je n’aurais pas eu envie d’être heureux… Tout a toujours foutu le camp autour de nous… Le rire de ton ancien patron, le cri du marchand de frites qui nous refusait du crédit, tout ça, ça sera mort pour nous… On sera mort sous une bonne étoile. Dans une heure, ce sera notre voyage de noces… » 

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HÔTEL DU NORD (Marcel Carné, 1938)

Les dialogues font surtout la part belle au duo du souteneur et de la prostituée. Ainsi Jouvet affirme-t-il devant des policiers médusés : « C’était un 6.35, je le sais, j’ai l’oreille musicienne», avant qu’Arletty ne reprenne au bond : « C’est fantastique (…) Ah vous pouvez crâner, pour une belle prise, c’est une belle prise. » De retour du « trou », tandis qu’il lui propose de se rendre sur la Côte d’Azur et se rêve une nouvelle vie, il lui reproche son vocabulaire : « Vocabulaire ? Marrant. Le seul mot d’argot que j’entrave mal… » Et elle se fâche : « Je ne pars plus, moi aussi j’ai mes caprices », Puis philosophe : « C’est pas un homme qui a l’habitude à perdre ses colis en route. Il tardera pas à rappliquer pour en reprendre livraison. » 

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HÔTEL DU NORD (Marcel Carné, 1938)

Témoignage d’Alexandre Trauner : « Evidemment, la première idée qui vient à l’esprit quand on veut tourner un film comme Hôtel du Nord, c’est de le tourner sur les lieux réels de l’action, puisque l’hôtel existe, sur les bords du canal Saint-Martin. Mais nous nous sommes très vite rendus compte qu’il n’était pas possible de couper l’artère à cause de la circulation. Un calcul a été fait et il s’est avéré moins coûteux de recréer le fameux hôtel en studio. Alors bien sûr, c’était un challenge de refaire ainsi le canal, le pont, l’écluse, les maisons, etc. Nous avons creusé le canal. L’ensemble n’était d’ailleurs pas beaucoup plus petit que l’original. Nous avons fait l’écluse et la moitié de la passerelle car la caméra devait passer en dessous. L’extrémité de la passerelle qui arrivait dans le vide était suspendue par des câbles d’acier. »

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HÔTEL DU NORD (Marcel Carné, 1938)

« Dès le début du tournage, ce décor a été une curiosité qu’on venait voir. Le producteur en a d’ailleurs très habilement joué. Le premier jour, nous avons tourné le soir, le décor était éclairé. Il a invité des journalistes. Il faisait sa publicité à l’avance. Après, il était très content, il m’a dit que le décor avait été payé par la publicité. Beaucoup de personnes sont venues, Picasso, par exemple, c’était une sorte d’attraction. L’endroit où nous avons construit ce décor appartenait au cimetière de Billancourt. Il existe toujours d’ailleurs, sauf que la partie qu’on nous avait louée à l’époque, est maintenant remplie de tombes. Avec la guerre et depuis le temps… Aujourd’hui, ce serait presque lui, le cimetière, qui pousserait le studio La majeure partie a été reconstruite mais j’ai utilisé en arrière-plan des maisons qui existaient vraiment el j’ai conçu mon décor en en tenant compte. Mon souci était de rester au plus près de la réalité. Je n’étais pas sûr qu’on ne serait pas amené à raccorder certaines prises de vue tournées près du canal Saint-Martin. De fait, il y a deux ou trois plans qui ne sont pas du studio : le passage de la péniche dans l’écluse et puis les plans où l’on voit la passerelle en entier. »

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HÔTEL DU NORD (Marcel Carné, 1938)

« Tous les décors sont faciles et difficiles en même temps. Il faut avant tout trouver ce que l’on veut faire. Je passe toujours par des dessins, le plus souvent peints, car ils donnent une certaine atmosphère que l’opérateur peut garder en mémoire. Dans Hôtel du Nord, il ne s’agit pas d’une atmosphère ensoleillée mais celle d’un quartier ouvrier. Une fois qu’on a trouvé les proportions justes, il ne reste plus qu’à le bâtir. La composition doit être frappante, c’est cela qui reste dans le souvenir des gens. L’important était l’hôtel et l’espace à côté, une sorte de cour où on garait les voitures, et puis derrière ce bâtiment très typique des immeuble parisiens de fin de siècle. Avec ce système des boulevards qui partent en rayons, les rues ne se croisent pas à angle droit et la forme dominante est le triangle. Cela donne des maisons très spécifiques à Paris avec des angles aigus très marqués, à tel point qu’il est difficile d’imaginer comment on se loge dans ces appartements. Je ne connais aucune autre ville au monde qui ait suivi ce type de développement. Mais ces bâtisses donnent des forme inattendues, plus dynamique. »

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HÔTEL DU NORD (Marcel Carné, 1938)

« Si un décor est bon, toute l’équipe doit s’y sentir bien. Aussi bien les techniciens que les acteurs ont alors un respect pour ce décor. Si les décors sont intéressants, les acteurs jouent mieux. C’est pour ça qu’il faut toujours un peu épater le gens.
Le plus drôle est qu’on a voulu classer l’hôtel « monument historique ». Car en lui-même, il n’a pas grand intérêt, c’est un hôtel lépreux de très basse qualité. Je crois bien que c’est la première fois qu’on aurait classé un bâtiment uniquement à cause d’un souvenir de film. »  [Propos recueillis à Paris en août 1988. Hôtel du Nord – L’Avant-Scène – 1988 (374) – La modestie des artisans, entretiens avec Marcel Carné et Alexandre Trauner (Jacques Kermabon)]


Les extraits

THÉRÈSE RAQUIN – Marcel Carné (1953)
Cette histoire d’adultère qui tourne mal est consciencieusement calligraphiée dans l’atmosphère des studios de l’après-guerre. Le Lyon des années 1950 prête, par instants, sa noirceur poisseuse à ce récit cadenassé. Le cinéaste s’intéresse peu à Simone Signoret, préférant s’attarder sur le physique avantageux de Raf Vallone, camionneur de choc, face à un Jacques Duby anémié à souhait, modèle du mari insipide. La vie a déserté ce cinéma étriqué, dépourvu de générosité et, finalement, d’intelligence.

LA MARIE DU PORT – Marcel Carné (1950)
Des retrouvailles entre Marcel Carné et Jean Gabin naît un film qui impose l’acteur dans un nouvel emploi et marque sa renaissance au cinéma français. L’association avec Prévert est terminée – même si le poète, sans être crédité au générique, signe encore quelques dialogues de haute volée. Carné adapte un beau « roman dur » de Simenon, tourné in situ, entre Port-en-Bessin et Cherbourg…

LES ENFANTS DU PARADIS – Marcel Carné (1945)
Il y a quelque dix ans, Robert Chazal, dans un ouvrage de la collection « Cinéma d’aujourd’hui », chez Seghers, portait ce jugement définitif sur un film maintenant vieux d’une trentaine d’années : « Les Enfants du Paradis, c’est en définitive un film de première grandeur, aux richesses inépuisables, et qui n’a pas fini d’être en avance sur son temps ». Eh bien oui. A l’heure où le modernisme du style cinématographique rend caduques bien des œuvres qui paraissaient marquées du sceau du chef-d’œuvre impérissable, le film de Carné-Prévert a gardé toute sa force et sa beauté.

JENNY – Marcel Carné (1936)
Pour ce premier long métrage, Carné a décidé de faire appel, aux côtés de Jacques Constant, à Jacques Prévert. Il l’a découvert pour la première fois en janvier 1936 au théâtre Édouard VII et se souviendra longtemps de cette rencontre : « Aussitôt après avoir vu Le Crime de Mr Lange, j’ai eu très envie de collaborer avec Prévert. Son travail pour Lange m’avait enthousiasmé. Lui, bien sûr, s’est fait un peu tirer l’oreille : il ignorait tout de moi. Mais ça a collé tout de suite. » 

LE JOUR SE LÈVE – Marcel Carné (1939)
Le Jour se lève raconte la destruction d’un homme, d’un homme simple pris au piège, humilié, condamné à mort par un salaud. Il fallait cette architecture rigoureuse, du coup de feu initial du meurtre au coup de feu final du suicide, pour que se mettent en place les mâchoires du piège qui broie François (Jean Gabin). On ne lui laisse pas une chance. Le combat est inégal, il n’y a pas de justice. Un pouvoir aveugle et brutal vient parachever ce que le cynisme de Valentin (Jules Berry) avait commencé : le peloton anonyme des gardes mobiles repousse les ouvriers solidaires et piétine la fragile Françoise (Jacqueline Laurent).

DRÔLE DE DRAME – Marcel Carné (1937)
Drôle de Drame sort le 20 octobre 1937, au cinéma Le Colisée aux Champs-Élysées, le même jour que Regain de Marcel Pagnol. À l’affiche également quelques mètres plus loin Carnet de de Bal de Julien Duvivier et Gueule d’amour de Jean Grémillon. Avec le recul, l’année 1937 se révèle l’une des plus riches de notre histoire cinématographique. Marquée également par les sorties de Faisons un Rêve de Sacha Guitry, de La Grande Illusion de Jean Renoir et de Pépé le Moko de Julien Duvivier

LE QUAI DES BRUMES – Marcel Carné (1938)
« T’as de beaux yeux, tu sais ! ». D’une simplicité presque banale, ces quelques mots suffisent pourtant à faire ressurgir tout un pan du cinéma français, et avec lui les figures qui l’ont bâti. À commencer par Jean Gabin, dont la célèbre phrase est devenue l’un des signes distinctifs. Les imitateurs du comédien l’ont d’ailleurs tellement galvaudée qu’en revoyant le film, on est presque surpris d’entendre Gabin la murmurer d’un ton si juste. Mais la réplique évoque évidemment aussi celle à qui s’adresse ce compliment, et dont le regard, dans la lumière irréelle du chef-opérateur Eugen Schufftan, brille de manière admirable. 

LES PORTES DE LA NUIT – Marcel Carné (1946)
Après Les Enfants du paradis et quelques chefs-d’œuvre, le tandem Marcel Carné-Prévert se reconstitue pour un nouveau film, Les Portes de la nuit, avec Jean Gabin et Marlène Dietrich en vedettes. Mais au dernier moment, ils abandonnent le projet. Ils vont être remplacés par deux comédiens quasi-débutants : Yves Montand et Nathalie Nattier.

L’AIR DE PARIS – Marcel Carné (1954)
A l’automne 1953, le nouveau film de Marcel CarnéThérèse Raquin, reçoit un excellent accueil. C’est donc avec confiance que le réalisateur se lance avec le scénariste Jacques Viot dans un nouveau projet : l’histoire d’un entraîneur de boxe qui jette son dévolu sur un jeune ouvrier pour en faire son poulain. Carné est à l’époque un passionné de boxe.


MARCEL CARNÉ 
Marcel Carné illustre parfaitement cette école – ou cette tendance – dite du « réalisme poétique », qui marqua si profondément le cinéma français de la fin des années 30. Une tendance dont on retrouve l’influence dans les domaines les plus divers de la vie artistique, et qui donnera aux œuvres de cette période troublée de l’avant-guerre une atmosphère tout à fait caractéristique. Pour sa part cependant, Carné préférait parler de « fantastique social », reprenant ainsi une expression de Pierre Mac Orlan.

ANNABELLA
Si son nom n’est guère plus connu que par les cinéphiles, l’héroïne des épopées d’Abel Gance et des comédies de René Clair fut en son temps la plus grande star féminine du cinéma français, avant de tenter sans grand succès l’aventure hollywoodienne.air

LOUIS JOUVET
Il peut sembler paradoxal d’entreprendre une publication sur Louis Jouvet au cinéma. Il fut avant tout homme de théâtre, et cet engagement total de son intelligence, de son savoir, de toute sa personne parait exclure de sa part toute approche, même furtive, de cet art cinématographique qui, de son temps, était déjà « une écriture ». Pourtant, il a tourné trente-deux films…

ARLETTY : LE CHARME ET LA GOUAILLE
Archétype de la Parisienne des faubourgs et égérie de Marcel Carné, qui lui a offert ses plus grands rôles, l’héroïne du Jour se lève a occupé une place inédite dans le cinéma français, alliant à une indéniable beauté un tempérament en acier trempé. 


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