Le 7 avril 1927 est une date historique pour le cinéma français : celle de la présentation à l’Opéra du Napoléon d’Abel Gance, peut-être le plus grand film tourné dans notre pays. Après la réalisation de ce chef-d’ œuvre incontestable, le nom de Gance est à son zénith.

Il ignore encore que l’avenir lui réserve beaucoup plus d’avanies et de déceptions que de satisfactions et de réussites. Dorénavant, son œuvre se composera beaucoup plus de films de circonstance et de projets inaboutis que de nouveaux chefs-d’œuvre. L’arrivée du parlant constitue pour le cinéaste de La Roue un coup très dur, dont il ne se remettra jamais tout à fait. Mais c’est d’abord par le livre qu’il inaugure l’ère nouvelle. En mars 1930 paraît chez Gallimard « Prisme », avec une préface du grand essayiste Elie Faure. C’est un ouvrage tout à fait extraordinaire qui n’a malheureusement à peu près pas été lu, même par les cinéphiles. L.F. Céline, qui, à cette date, n’était pas encore l’auteur du « Voyage au bout de la nuit » mais qui était déjà lié au grand cinéaste (sans doute par l’intermédiaire d’Elie Faure, précisément), lui écrivait que « depuis Pascal, aucun livre ne lui avait procuré une aussi forte impression ».

En fait, plus qu’à Pascal on songe à Montaigne : journal intime, carnet de lectures, recueil de citations, réflexions plus ou moins développées sur tous les sujets, pensées personnelles, c’est aux « Essais » que « Prisme » fait le plus penser. Mais Abel Gance y ajoute son romantisme flamboyant, son prophétisme souvent visionnaire, une sorte de transe poétique et d’effervescence de l’esprit qui n’ appartiennent qu’à lui. On est emporté, fasciné, et si parfois on sourit aux dépens de l’auteur, la phrase suivante le fait aussitôt regretter, tant la sincérité est évidente et fréquente la marque du génie. L’homme Gance, aussi bien que le créateur, s’est mis tout entier dans « Prisme », avec ses peines, ses chagrins (les pages sur la mort de la femme aimée sont bouleversantes) aussi bien que ses intuitions fulgurantes. La lecture en est indispensable à qui veut essayer de comprendre la personnalité puissante et tourmentée du créateur de Napoléon. Dans ce livre unique, Gance le prophète parachève sa figure d ‘homme de la Renaissance.

Autour de « La Fin du monde »
La même année que « Prisme », Gance présente un nouveau film, le premier depuis Napoléon tourné en 1926, et qui aurait dû être un nouveau triomphe. C’est La Fin du monde, auquel il pensait depuis longtemps. Mais, hélas, une sonorisation imparfaite ajoutée après coup à ce film conçu comme une œuvre muette, une sortie à un mauvais moment, dans les débuts confus du parlant, et une critique catastrophique, tout contribua à l’échec du film. La censure s’en mêla. Il existe un court métrage intitulé Autour de « La Fin du monde » et réalisé par Eugène Deslaw, qui montre le tournage du film. On peut y contempler certains plans, très osés pour l’époque, de l’orgie finale qui accompagne l’attente de « la fin du monde ». Ces plans furent bien sûr supprimés dans la version exploitée, et sans ce précieux document nous ignorerions aujourd’hui leur existence.

Après l’échec coûteux de ce film ambitieux, Abel Gance va traverser de Iongues années de purgatoire, dont il aura bien du mal à se remettre. En 1932, il réalise, une nouvelle version de Mater dolorosa, son succès de 1917. Line Noro et ses camarades ne font pas oublier Emmy Lynn, Firmin Gémier et Gaston Modot dans l’ancien film, et la parole n’ajoute rien à un sujet dont elle souligne cruellement les excès mélodramatiques. Nouvel échec qui va se traduire pour Abel Gance, entre 1933 et 1935, par l’exécution d’une série de besognes presque toutes particulièrement ingrates, et où il reste peu de choses d’un génie cinématographique condamné à ronger son frein. Cela commence en 1933 avec Le Maître de forges, le vieux succès, toujours populaire, de Georges Ohnet, filmé à de nombreuses reprises. Gance écrit le scénario et se contente d’assurer la supervision d’une réalisation confiée au très médiocre Fernand Rivers. Même formule, exactement, toujours avec Rivers, appliquée cette fois à La Dame aux camélias (1934), sujet encore plus inépuisable. La réussite est un peu supérieure, grâce à de jolies mélodies de Reynaldo Hahn et au couple Printemps-Fresnay, mais elle sera tout à fait éclipsée, deux ans plus tard, par la superbe version américaine de George Cukor avec Greta Garbo, la meilleure encore à ce jour. Entre-temps, Gance avait signé Poliche (1934), adapté par Henri Decoin d’une pièce connue d’Henry Bataille. C’est peu dire qu’il ne reste rien de l’auteur de Napoléon dans ces travaux alimentaires.

La perspective sonore
On le retrouve en 1935 avec Napoléon Bonaparte justement, version sonorisée du chef-d’œuvre d’antan, « enrichie » de quelques scènes nouvelles et dans un montage modifié. Quant aux fameux triptyques, ils ont disparu. Jean Mitry écrit à ce propos : « Il est difficile d’imaginer un plus cruel massacre et navrant de constater qu’il fut fait par l’auteur d’une œuvre qui compte dans l’histoire du cinéma comme exemplaire à bien des points de vue. » Moins sévères, M. Bardèche et R. Brasillach notent dans leur « Histoire » que c’est à cette occasion que Gance inventa la « perspective sonore », ancêtre de nos modernes « stéréo » et autres Dolby. Car jamais, aux pires moments, Gance ne cessa d’inventer et d’ouvrir des voies nouvelles.

Les autres films de l’année 1935 sont aussi plus ou moins attristants. Le pire : Le Roman d’un jeune homme pauvre, adapté d’un fade roman d’Octave Feuillet, démodé depuis déjà pas mal de lustres. A peine au-dessus, mais tout de même plus gai et plus élevé, on trouve Jérôme Perreau, film « historique » qui évoque la Fronde et ses barricades. Si la verve de Georges Milton dans le rôle du personnage éponyme apparaît bien facile, l’attraction du film est la composition assez sensationnelle de Robert Le Vigan dans le personnage de Mazarin, plus fourbe et cauteleux que nature ; l’acteur ne craint pas de montrer qu’il s’amuse, mais sans jamais verser dans la parodie. Il a rarement fait mieux.

De Lucrèce à Beethoven
En comparaison, Lucrèce Borgia (1935) n’a pour elle qu’une belle réputation de scandale et l’anatomie généreusement dévoilée d’Edwige Feuillère dans un rôle qui contribua beaucoup à sa gloire de future « grande dame » du cinéma. Le film est amusant, bien fait, et Gance, muselé, se rattrape sur un érotisme qui est une des constantes de son génie créateur, et qui s’est manifestée dans son œuvre toutes les fois qu’il en a eu l’occasion. Une fois cela reconnu, ce film excessivement décrié à l’époque de sa sortie, s’il ne discrédite nullement son auteur, ne fait guère plus que lui permettre de conserver la main. Avec succès. En effet, c’est en 1936 qu’on retrouve le véritable Abel Gance, avec un film admirable cette fois, un de ses trois ou quatre plus authentiques chefs-d’œuvre, son plus grand film parlant en tout cas : Un Grand amour de Beethoven. Pour la première fois depuis quatre ans, auteur complet d’un film (scénariste et réalisateur), Gance retrouve toute son inspiration et se laisse emporter par un sujet selon son cœur. Le film bouillonne d’une invention jaillissante digne de celle qui se manifestait dix ans plus tôt dans le gigantesque Napoléon. Gance se retrouve ici à un niveau qui est le sien.

La sévérité des critiques
Après cela, on s’afflige pour Gance de le voir obligé de réaliser Le Voleur de femmes (1937) d’après un roman d’un aussi mauvais écrivain que Pierre Frondaie. C’est la période où Gance commence à penser à son film sur le Christ, La Divine tragédie, qui l’ occupera dix ans avant qu’il y renonce définitivement ; celle où il espère tourner un scénario écrit pour lui par son ami Céline devenu célèbre entre-temps, Secrets dans l’île, drame sauvage situé à Ouessant ; le temps des grands projets non aboutis qui commence, jusqu’à ce gigantesque Christophe Colomb auquel il aura travaillé en vain quarante ans, et qui occupera toute sa vieillesse indomptable, sans jamais intéresser personne, ni producteurs ni officiels…

En 1937, sensible à l’approche de la guerre, il refait J’accuse, sur un scénario assez différent de la version de 1918, auquel collabore le dramaturge Stève Passeur (comme pour les deux films suivants, ainsi que déjà pour Beethoven). Le film fait l’unanimité contre lui ; c’est ainsi que Bardèche et Brasillach le taxent de « pacifisme obscène », reproche qu’à cette date (le film est sorti quelques mois avant Munich) on n’attendrait pas de ce bord. Ils reprochent également à Gance d’être « toujours prêt à revenir sur le passé », ce qui est plus exact, mais qui fait fi d’un des droits sacrés de l’artiste.

Critiques et historiens se sont également montrés sévères pour Louise (1939), adapté de l’opéra-comique de Gustave Charpentier, « romance- style cousette 1900 » (J. Mitry), et chanté par Grace Moore, film qu’on aimerait bien revoir aujourd’hui que la mode a redécouvert la musique de Charpentier. En revanche, tout le monde s’accorde, de Mitry à Truffaut, à trouver que Paradis perdu (1939), qui clôt la période, est digne des meilleures réussites d’Abel Gance. C’est au moins vrai des deux premiers tiers du film, réussite parfaite qui, malheureusement, dans la dernière partie, se dégrade quelque peu. Sans aller, comme Jean Mitry, à en faire le meilleur film de la décennie du cinéaste (Un Grand amour de Beethoven a une tout autre envergure), il faut reconnaître avec lui, les qualités du ton de comédie sentimentale et le discret lyrisme de l’évocation des souvenirs du personnage principal.

Cinq films en vingt-trois ans
Après ces dix années abondantes et fécondes, où figurent quatre ou cinq films dont on se serait bien passé – et Gance aussi -, et où manquent un ou deux chefs-d’œuvre qu’on était en droit d’attendre, la carrière d’Abel Gance va prendre une tournure encore bien plus dramatique. Il lui reste cinq films à tourner en vingt-trois ans, de 1940 à 1963, et puis, l’âge étant venu, dix-huit ans de silence, mais pas d’inaction ni de résignation. Le 11 novembre 1940 (Gance a toujours aimé les symboles), Il donne le premier tour de manivelle de Vénus aveugle, film écrit par lui et qui, dans son esprit, doit être une allégorie de la France souffrante et régénérée. Il dédie humblement son œuvre à « Monsieur le Maréchal, en qui la France s’est incarnée ». Malgré ces bonnes intentions, le film est ridiculisé par la critique, qui n’y voit qu’un simple mélodrame, tout comme le public, lequel lui fait cependant un beau succès. Il s’agit bien d’ailleurs d’un mélodrame, comme les aime Gance, avec des parties qui visent au sublime et y atteignent parfois, et d’autres qui frôlent le grotesque. En tout cas, Gance s’y retrouve beaucoup plus égal à lui-même que dans l’assez terne adaptation du Capitaine Fracasse (1942) qui va suivre, où l’invention du « pictographe », système de maquettes dessinées combinées avec les décors construits donne des résultats plus probants.

Excepté un début de réalisation de film sur Manolete, en Espagne, abandonné en cours de travail pour des raisons mal éclaircies, Abel Gance va rester sans tourner pendant douze ans, jusqu’en 1954. Cet oubli scandaleux et sans équivalent du plus grand cinéaste français (avec Renoir) prend fin avec la réalisation du vieux mélodrame de Dumas père : La Tour de Nesle. Jeune critique plein d’enthousiasme, François Truffaut a beau écrire : « Comme il se trouve qu’Abel Gance est un génie, La Tour de Nesle est un film génial », c’est malheureusement loin d’être vrai pour le film, sinon pour l’auteur, et même si le « pictographe » a fait des progrès. Après l’expérience sans lendemain du Magirama (1956), programme de courts métrages réalisés en « polyvision », ce n’est qu’en 1960 que Gance, grâce à André Malraux, pourra réaliser Austerlitz, en collaboration, hélas, avec un piètre metteur en scène, Roger Richebé. Malgré de beaux morceaux, le film s’en ressent et à aucun moment il ne parvient à la dimension épique qui caractérisait Napoléon.

Beaucoup plus réussi apparaît Cyrano et d’Artagnan (1963), qui clôture la carrière de cinéaste de Gance ; malheureusement, ce film plein de jeunesse et de fougue d’un cinéaste de soixante-quatorze ans, sortira gravement mutilé par ses distributeurs. Ainsi prenait fin, dans une incompréhension devenue de règle depuis longtemps, une carrière semée de traverses et d’embûches, plus que toute autre au cinéma.

Une démesure qui épouvante
En 1966, la télévision offre à Gance l’occasion de réaliser la Marie Tudor de Hugo, qui est une belle réussite dans son genre, mais une revanche insuffisante sur tant de projets abandonnés la mort dans l’âme : Les Grands Initiés, La Divine Tragédie, Ignace de Loyola et tant d’autres jusqu’au fameux Christophe Colomb, rêve poursuivi jusqu’aux extrêmes limites de la vieillesse, avec la même obstination mise par le navigateur à découvrir la route des Indes… Ce scénario, devenu monstrueux et qui finira par représenter un ou deux milliers de pages de manuscrit, épouvantera tous les producteurs français et étrangers. Une fois de plus, Gance aura suivi le conseil de Delluc, en 1917 : « Ne cessez jamais de voir trop grand ! » Mais comme presque toujours dans sa vie, le conseil se sera retourné contre lui, car au cinéma il vaut mieux, justement, ne pas voir trop grand.

Sa dernière consolation cinématographique, Gance l’aura connue en 1971, quand, grâce à Claude Lelouch, il aura pu reprendre encore une fois son Napoléon et en donner, sous le titre de Bonaparte et la Révolution, un nouveau montage postsynchronisé qui aura permis à une génération nouvelle de découvrir cette œuvre devenue mythique. Pourtant, la véritable apothéose sera celle de 1980 à New York, avec la projection de la version de 1927 minutieusement restaurée par Kevin Brownlow. Mais le sort devait, une fois de plus, s’acharner sur Abel Gance : décédé le 10 novembre 1981 à l’âge de 92 ans, il n’aura pu assister à la « résurrection » française de son chef-d’œuvre. Sans doute, comme tous les précurseurs, ce créateur était-il venu trop tôt et avait-il raison d’écrire dans « Prisme » : «Les instruments sont trop imparfaits pour que je puisse construire une cathédrale de lumière. »

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