Le Film étranger

THE BIG SLEEP (Le Grand sommeil) – Howard Hawks (1946)

Le vieux général Sternwood (Charles Waldron) charge le détective privé Marlowe (Humphrey Bogart) de résoudre une affaire de chantage dans laquelle est impliquée sa fille Carmen (Martha Vickers), une jeune femme aux mœurs très libres. L’enquête conduit le détective sur la piste d’un complot meurtrier dans lequel la jolie Vivian (Lauren Bacall), la seconde fille du général, semble jouer elle aussi un rôle obscur. En s’éprenant de cette dernière, Marlowe va devenir la cible de bandes rivales.

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THE BIG SLEEP (Howard Hawks, 1946)

Ce court résumé ne saurait faire oublier que The Big sleep (Le Grand Sommeil) est l’un des rares classiques d’Hollywood à posséder une intrigue aussi illogique que nébuleuse. L’anecdote de la querelle durant le tournage entre le réalisateur Howard Hawks et son acteur principal Humphrey Bogart, incapables de se mettre d’accord au sujet de la mort de l’un des personnages du film, restera célèbre. A-t-il été assassiné ou s’est-il suicidé ? Décidé à trancher la question, Hawks fera alors appel à Raymond Chandler, qui a écrit le roman, et celui-ci avouera qu’il n’en sait strictement rien. 

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THE BIG SLEEP (Howard Hawks, 1946)

Une première version du Grand Sommeil comprend pourtant une scène qui apporte un peu de lumière à l’histoire, mais on s’empresse de la supprimer face aux réactions négatives des spectateurs lors des projections d’essai. Cette suppression aura pour conséquence non seulement d’accélérer le rythme narratif déjà effréné de Hawks, mais de rendre l’intrigue encore plus labyrinthique. En semblant vouloir nier tout ce qui est objectif, le film chamboule le concept classique du film à énigme: ce ne sont pas la présentation et l’élucidation d’un cas épineux qui déterminent le cours du film, mais la description de l’atmosphère d’un milieu criminel. 

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THE BIG SLEEP (Howard Hawks, 1946)

Tel un héros existentialiste, Marlowe avance en solitaire dans cet étrange écheveau de trahisons, de meurtre et de perversion, typique du film noir. Doté d’un esprit vif, d’un flair infaillible et d’une impassibilité à toute épreuve, il est l’homme idéal pour s’aventurer dans cet univers inquiétant. Toutefois, la séduction de Marlowe ne réside pas seulement dans sa force de caractère. Si The Big sleep fait de Bogart le détective idéal du grand écran, plus encore que The Maltese Falcon (Le Faucon maltais, 1941), où il interprète Sam Spade, un fouineur cynique, c’est dû avant tout au sentiment d’intégrité qu’il dégage. La promptitude avec laquelle il solennise, davantage encore que dans le roman, son incorruptibilité nous fait penser que celle-ci est motivée par des raisons non seulement éthiques, mais également esthétiques. Car si Marlowe ne se fait pas d’illusions sur l’impact de ses agissements, il sait que ces derniers ont du panache et font de l’effet sur la gent féminine. 

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THE BIG SLEEP (Howard Hawks, 1946)

The Big sleep est un film fortement récréatif – certes moins par ses scènes d’action typiques de ce genre cinématographique que par les dialogues frivoles auxquels se livre Bogart avec toute une ribambelle de jolies femmes. L’ironie avec laquelle il traite son statut de héros de film rend son personnage encore plus séduisant. « Vous n’êtes pas très grand », affirme Carmen, une jeune femme lascive, pour le sortir de sa réserve. « J’essaie de l’être », réplique Marlowe. 

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THE BIG SLEEP (Howard Hawks, 1946)

Dans le film de Hawks, les pistolets font partie tout naturellement des armes des femmes mais d’une manière générale, on a moins l’impression d’assister à un combat entre le bien et le mal qu’à une lutte des sexes. Que ce rapport de forces n’exclue pas le romantisme nous est montré par le couple idéal du film. Comme dans To have and have not (Le Port de l’angoisse, 1944) de Hawks, Bogart trouve encore une fois dans Lauren Bacall une partenaire digne de lui. Il ne fait aucun doute que la tension érotique évidente entre Bacall et Bogart est décisive pour la cohérence du film. Les instants où se manifeste le flegme des deux acteurs font partie des moments magiques du cinéma.  

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THE BIG SLEEP (Howard Hawks, 1946)

La scène la plus mémorable du film ne sera ajoutée qu’après coup. Sur les instances de la direction du studio, qui juge que le magnétisme des deux stars n’a pas été suffisamment exploité, Hawks introduit une conversation lourde de sous-entendus. « Vous avez de la classe mais tenez-vous la distance ? », lance Bogart à Bacall comme pour la défier. Elle : « Tout dépend de qui est en selle… » Il est rare de trouver dans le cinéma hollywoodien des années 1940 une invite aussi directe à l’acte sexuel.  [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]


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THE BIG SLEEP (Howard Hawks, 1946)

Après la sortie du film, Raymond Chandler écrira à propos de Humphrey Bogart : « Si un jour vous voyez ce film, The Big Sleep (au moins la première partie), vous verrez ce que peut faire de ce genre d’histoire un metteur en scène qui a le sens de l’atmosphère, et la touche voulue de sadisme secret. Bogart, bien sûr, est très supérieur à tous les autres durs du cinéma. Comme on dit ici, Bogart sait être dur même sans revolver. De plus, il a ce sens de l’humour avec ce sous-entendu grinçant de mépris. »

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THE BIG SLEEP (Howard Hawks, 1946)

The Big sleep est, à juste titre, la plus célèbre et la plus marquante de toutes les adaptations de Chandler. La réunion de trois remarquables scénaristes, de Howard Hawks, du couple Bogart-Bacall et du style de la Warner Bros  a fait du film un exceptionnel chef-d’œuvre. Publié en 1939 – et écrit en trois mois en 1938 -, The Big sleep est lui-même une œuvre composite dans laquelle Chandler reprend des personnages et des situations de plusieurs nouvelles écrites précédemment. Cette construction faite à partir de divers « réemplois » est d’ailleurs à l’origine de certaines zones d’ombre du livre, encore plus évidentes dans le film.

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THE BIG SLEEP (Howard Hawks, 1946)

Le tournage commence en octobre 1944 à partir d’un scénario écrit par William Faulkner et Leigh Brackett. Intéressé par le dialogue d’un des livres de Leigh Brackett, Howard Hawks appelle l’auteur et découvre alors qu’il s’agit d’une femme… Il l’engage néanmoins pour écrire le scénario avec Faulkner, qui a déjà travaillé pour lui. Leigh Brackett raconte comment Faulkner, superbe en costume de tweed, l’accueille courtoisement, lui remettant un exemplaire du livre et lui disant : « Nous nous occuperons chacun de chapitres différents. Je les ai marqués. Je ferai ceux-ci. Faites ceux-là. » « C’est, ajoute Leigh Brackett, ce qui se passa. M. Faulkner travaillait seul dans son bureau. Je travaillais dans le mien. Je n’ai jamais vu son scénario. Il n’a jamais vu le mien. Tout était directement envoyé à Mr. Hawks qui était quelque part ailleurs. En dehors de quelques réunions, nous ne l’avons jamais vu. C’était sa manière de travailler, celle-là même qui avait rendu fous de très bons scénaristes. La plupart des producteurs veulent être constamment sur le dos de leurs scénaristes. Howard Hawks s’assied avec vous pour une suite de conversations, vous indiquant ce qu’il pense et l’histoire qu’il souhaite, puis il part pour Palm Springs jouer au golf, vous laissant le soin d’écrire le scénario le mieux que vous pourrez. Cette manière de travailler rend certains scénaristes désemparés et malheureux. Faulkner, ayant déjà travaillé avec Hawks, connaissait ce système. Quant à moi, n’ayant pas eu d’autre expérience, il ne pouvait me gêner. J’ai toujours eu l’habitude de travailler seule dans une pièce aux portes fermées. » 

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THE BIG SLEEP (Howard Hawks, 1946)

Généralement fidèle au roman de Chandler, le film a – en raison du Code de production de l’époque – supprimé trois éléments jugés trop scabreux : le fait que Geiger soit à la tête d’un trafic de matériel pornographique, l’homosexualité du couple Geiger-Lundgren et la nymphomanie de Carmen Sternwood, réduite ici au détail – d’ailleurs parfaitement révélateur – du pouce qu’elle suce. L’assassinat d’Owen Taylor, le chauffeur des Sternwood est à l’origine d’une des plus fameuses anecdotes hollywoodiennes. Souhaitant savoir qui en était responsable, Humphrey Bogart le demanda à Hawks qui, l’ignorant, interrogea Faulkner qui n’en savait pas plus. Hawks s’adressa alors à Chandler. « Je lui ai demandé, raconta Hawks, qui avait tué untel. Il m’a câblé en retour que c’était George Machin-Chose. J’ai répondu que ça ne pouvait pas être George : il était descendu à la plage, à ce moment-là. Alors il m’a envoyé le câble suivant : « Dans ce cas,  je ne sais pas non plus. » En réalité, ça nous était égal. C’était la première fois que je faisais un film en décidant une fois pour toutes que je n’allais pas expliquer les choses. J’allais juste essayer d’avoir de bonnes scènes. » Une fois de plus, les relations exceptionnelles qui avaient uni Bogart à Hawks dans To Have and Have not, tourné quelques mois plus tôt, vont se retrouver ici, bien que Bogart soit lui-même dans une situation personnelle difficile, quittant Mayo Methot, sa femme, pour pouvoir épouser Lauren Bacall.

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THE BIG SLEEP (Howard Hawks, 1946)

Howard Hawks a toujours reconnu à quel point l’imagination et l’humour de Bogart l’avaient séduit, notamment dans la scène où Marlowe, chaussé de lunettes, le bord de son chapeau relevé et la voix haut perchée, interroge la libraire complice de Geiger en lui parlant d’une édition de 1860 de Ben Hur et d’un Chevalier Audubon, de 1840. À peine Hawks a-t-il d’ailleurs mis au point cette scène, un véritable moment de comédie, ironique à souhait, qu’il la fait suivre d’une autre séquence, située également dans une librairie, où Marlowe est littéralement séduit par une jeune libraire, interprétée par une superbe Dorothy Malone. Cette très belle scène – presque totalement gratuite et inutile à l’action – est un pur joyau et Faulkner en est responsable. 

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THE BIG SLEEP (Howard Hawks, 1946)

Brillamment dialoguée, elle permet d’humaniser le personnage de Philip Marlowe et de jouer sur des sous-entendus. La jeune libraire enlève ses lunettes, libère ses cheveux et s’offre littéralement à Marlowe. « Vous savez, reconnaissait Hawks, les gens se souviennent de cette scène. Elle n’était pas du tout écrite de cette façon. Nous l’avons ajoutée seulement parce que la fille était sacrément belle. Ça m’a donné une grande leçon: si vous faites une bonne scène – si vous réussissez à rendre une chose amusante – le public vous suit complètement. » 

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THE BIG SLEEP (Howard Hawks, 1946)

Le film est achevé le 13 janvier 1945. Le tournage aura pris soixante-seize jours, trente-quatre de plus qu’initialement prévu, le dépassement budgétaire n’étant alors que de cinquante mille dollars. Dès la fin du montage et du mixage, le film est envoyé dans les bases militaires pour y être testé. C’est un grand succès. Le 21 mai 1945, Humphrey Bogart et Lauren Bacall se marient. La Warner Bros., désireuse de profiter de la notoriété du couple auprès du public, décide alors de modifier le montage du film afin de pouvoir développer le personnage de Vivian et ses relations avec Marlowe. « Environ huit mois après que nous eûmes fini le film, raconta Howard Hawks, on me demanda de tourner des scènes supplémentaires entre Bogart et Bacall. Il n’y avait pas assez de scènes entre eux. C’était la saison des courses à Santa Anita. J’avais des chevaux là-bas en train de courir, je leur dis de discuter de la façon de monter un cheval, et cela se termina avec un : « Tout dépend de celui qui est en selle. » C’était juste ce que je pensais des courses, et je me dis: après tout, pourquoi ne pas avoir une petite discussion d’amoureux qui tournerait autour des courses. » Cette « petite discussion » se transforme en une éblouissante conversation amoureuse à double sens. À l’image de cette séquence, la vraie scène de comédie où Marlowe et Vivian se moquent au téléphone du malheureux sergent Reilly, témoigne de la volonté des divers auteurs du film de donner de Vivian une meilleure image que celle indiquée par son père au début du film. Au cours de sa rencontre avec Marlowe, le général Sternwood dit à propos de ses filles Vivian et Carmen : « Elles ne se ressemblent que par leur même sang corrompu. Vivian est gâtée, exigeante, intelligente et impitoyable. Carmen est encore une enfant qui aime arracher les ailes des mouches. Elles ont tous les vices habituels, en plus de ceux qu’elles se sont inventés. » 

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THE BIG SLEEP (Howard Hawks, 1946)

Dans le scénario original, Carmen était abattue par Mars, à la fin du film, juste avant que Marlowe ne tue Mars. Les censeurs s’étant opposés à cette fin, Hawks les laissa proposer une nouvelle fin – qu’il jugea lui-même plus violente – au cours de laquelle Carmen est partiellement innocentée. Ces diverses modifications et remontages ont en tout cas abouti à la disparition d’une scène de « mise au point » entre Marlowe, Bernie Ohls, le capitaine Cronjager et le district attorney Wilde. Cette séquence qui se situait dans le film juste après l’arrestation de Lundgren – et qui a d’ailleurs été tournée – permettait au spectateur de mieux comprendre la situation, grâce aux diverses explications données. Sa suppression explique en partie le fait que l’intrigue du film demeure, en certains points, rigoureusement incompréhensible. Dès le générique – les deux silhouettes d’un homme et d’une femme, l’homme allumant la cigarette de la femme, le cendrier dans lequel l’homme et la femme déposent leurs cigarettes en train de se consumer, les noms des acteurs et des techniciens disparaissant eux-mêmes comme s’il ne s’agissait que de volutes de fumée -, le pouvoir de fascination du film et de la mise en scène de Hawks est évident. La rencontre de Marlowe et de Sternwood dans un décor de plantes, Vivian parlant à Marlowe de Marcel Proust, les regards que se lancent tout au long du film les divers protagonistes, les éclairs de violence et ceux de sensualité, les touches d’humour héritées de la screwball comedy, l’insolence des rapports entre Marlowe et Vivian et la façon dont Marlowe, plus prométhéen que jamais, s’attaque au monde du crime, se conjuguent en un ensemble fulgurant au charme duquel il est impossible d’échapper. Dans ce monde corrompu, peuplé de nymphomanes et de tueurs, le personnage d’Harry Jones, mort pour celle qu’il aimait, est un être attachant et déjà anachronique. Sa mort troublera Marlowe, incapable de l’empêcher. Il ne la fera que plus chèrement payer à ceux qui en sont responsables… [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]


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ON SET – THE BIG SLEEP (Le Grand sommeil) – Howard Hawks (1946)

L’histoire

Le riche général Sternwood (Charles Waldron) demande au détective privé Philip Marlowe (Humphrey Bogart) de le débarrasser d’un maître-chanteur, Geiger, qui possède des photos compromettantes de sa plus jeune fille, Carmen (Martha Vickers). Marlowe rencontre Carmen et sa sœur aînée, Vivian (Lauren Bacall), et accepte l’affaire. Il découvre que la librairie de Geiger, à Hollywood, est une façade derrière laquelle se cache un réseau de chantage mais avant qu’il ne puisse agir, Geiger est assassiné. Marlowe trouve Carmen chez Geiger et la ramène chez elle avant l’arrivée de la police. Vivian lui révèle alors quelques éléments compliqués de l’affaire. Il y a un lien possible à établir entre deux personnes disparues : la femme du joueur, Eddie Mars (John Ridgely), et un confident de Sternwood, Sean Regan ; Vivian déconseille à Marlowe de poursuivre son enquête. Sans tenir compte de sa suggestion, il apprend qu’il y a un second individu qui ait essayé de faire chanter Carmen. Finalement, une entrevue a lieu entre Vivian, Marlowe, Carmen, complètement ivre, Joe Brody (Louis Jean Heydt) et Agnes (Sonia Darrin), lesquels travaillaient pour Geiger et possèdent les dossiers du maître-chanteur. Marlowe menace Brody de l’impliquer dans la mort de Geiger mais avant qu’il n’ait eu le temps de le faire, Brody est abattu par un autre associé de Geiger.

L’enquête piétine et Marlowe va voir Eddie Mars dans sa salle jeu ; il découvre alors que Vivian en est une habituée. Mars, qui est le propriétaire de la maison de Geiger et qui a déjà proféré des menaces contre le détective s’il ne laissait pas tomber l’affaire, affirme ne rien savoir et refuse d’aborder le sujet délicat de sa femme disparue et de Sean Regan. Marlowe a l’impression d’être dans une impasse mais le nouveau petit ami d’Agnes, Harry Jones (Elisha Cook Jr.), vient alors le voir. Marlowe, qui vient d’être battu par des hommes qu’il soupçonne être à la solde de Eddie Mars, laisse Jones seul un instant revient par derrière et le retrouve avec Canino (Bob Steele), le tueur à gages de Mars ; ce dernier est en train de le forcer à avaler du poison. Canino s’enfuit et Jones meurt sans trahir Agnes. Marlowe réussit pourtant à deviner son numéro de téléphone. Les informations qu’il obtient d’Agnes le mènent dans une villa isolée. Il s’arrête dans un garage et est arrêté par les hommes de Mars qui le traînent dans la villa où se trouvent la femme de Mars et Viviane Celle-ci, comprenant qu’elle pourrait être responsable de la mort de Marlowe, le libère. Grâce à elle, il s’empare d’un révolver et tue Canino. Puis tous deux, retournent chez Geiger et appellent Mars pour organiser une rencontre. Ne pensant pas les trouver là (il les croit dans sa villa), Mars arrive lui aussi chez Geiger pour mettre sur pied une embuscade. Marlowe le force à avouer puis, tirant quelques coups de feu, l’oblige à sortir par la porte d’entrée principale. Mars est abattu par ses propres hommes. Marlowe et Vivian attendent alors l’arrivée de la police.


Les extraits


LE FILM NOIR
Comment un cycle de films américains est-il devenu l’un des mouvements les plus influents de l’histoire du cinéma ? Au cours de sa période classique, qui s’étend de 1941 à 1958, le genre était tourné en dérision par la critique. Lloyd Shearer, par exemple, dans un article pour le supplément dominical du New York Times (« C’est à croire que le Crime paie », du 5 août 1945) se moquait de la mode de films « de criminels », qu’il qualifiait de « meurtriers », « lubriques », remplis de « tripes et de sang »…


Les interminables banlieues de Los Angeles, avec leurs activités grouillantes, légales ou non, leurs larges avenues et leurs autoroutes, apportent au film noir une dimension horizontale qu’il ne pouvait trouver dans les paysages urbains de l’Est. Chandler a retracé dans son roman, The Big Sleep, comme dans tous ses autres récits situés à Los Angeles, un voyage à travers un décor mythique de bungalows sombres, d’immeubles décrépis et de boîtes de nuit sinistres. Comme Chandler l’a écrit dans The Simple Art of Murder, son essai sur le roman policier : « Il faut qu’un homme arpente ces rues violentes, un homme qui ne connaisse ni L’ambiguïté, ni la crainte. » 

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THE BIG SLEEP (Howard Hawks, 1946)

Ce que le détective de Chandler redécouvre à chaque fois qu’il arpente ces rues, est l’univers typique du film noir. Contrairement à d’autres personnages noirs, Philip Marlowe a des qualités qui peuvent assurer sa survie dans ce monde menaçant. Même s’il apparaît à première vue comme un idéaliste déchu, ou un romantique facile à duper, c’est un homme qui n’a rien en lui de douteux et qui n’a pas peur. Comme l’a affirmé Chandler, « le détective dans ce genre d’histoires, doit être… le meilleur possible». Pour l’écrivain, l’écheveau intriqué des mobiles et motivations dans The Big sleep représente, stylistiquement, l’équivalent des rues obscures et des maisons isolées que Marlowe explore. Le film évoque le monde chaotique et noir davantage par ses décors et ses images que par la structure narrative, bien qu’elle n’ait pas été simplifiée. The Big sleep s’intéresse plus aux personnages, et à une forme visuelle, qu’aux événements, ce qui donne à l’intrigue, terriblement embrouillée, une’ signification secondaire. 

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THE BIG SLEEP (Howard Hawks, 1946)

Que ce soit dans le roman ou dans le film, Marlowe est un « outsider », un étranger. Il n’a accès au monde de Sternwood – et ne s’aventure à faire la cour à des filles comme Vivian – que si l’occasion se présente, et si on l’y invite. Apparemment, il semble y chercher des éclairs fugitifs de compassion et une humanité plus policée, mais en fait, Marlowe protège son intimité et son propre monde avec détermination, au point qu’il est littéralement outré lorsque Carmen Sternwood s’invite chez lui et viole, en quelque sorte, son terrain en essayant de le séduire. Marlowe sait parfaitement ce qu’est, sinon la moralité, du moins la correction. La présence d’êtres aussi amoraux que Carmen, Canino, Eddie Mars et Agnes – en fait quasiment tous les personnages du film – installe un pessimisme lourd que seules allègent les scènes entre Marlowe et Vivian Sternwood. Le cynisme de façade de Vivian cache mal son anxiété au sujet de sa sœur psychotique et de son père. Quant à l’attitude de dur de Marlowe, ce n’est qu’un vernis qui se craquelle assez rapidement, dans la scène par exemple, où éclate son admiration pour la loyauté de Harry Jones. 

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THE BIG SLEEP (Howard Hawks, 1946)

Dès les premières images, dès les premières répliques, le film s’inscrit dans l’univers du noir. Découvrant la tache de sang chez Geiger, Mars demande à Marlowe: « T’as une idée ? » et Marlowe de grommeler : « Ouais, quelqu’un a descendu Geiger, ou Geiger a descendu quelqu’un et s’est tiré ; à moins que Geiger ait l’habitude de jouer au boucher dans son salon et se soit préparé un morceau de viande pour dîner ». The Big sleep fait se mouvoir ses personnages autour du drame de la trahison : la confiance est donnée, trahie puis restaurée. Pour Marlowe, vivant dans un monde où il doit avoir constamment recours à des mots comme « flinguer », « se tirer », « boucherie », la confiance est difficile, voire impossible, mais elle est aussi nécessaire. Il a besoin d’une personne, au moins, qui lui permette de démentir – et de fonder en même temps – son code de la méfiance systématique. Harry Jones avec sa fidélité à Agnes – qui ne le mérite pas  – représentera cet ancrage pendant une brève période et lorsqu’il est tué par Canino, Marlowe est à deux doigts de perdre son légendaire équilibre. Marlowe, incapable de vaincre seul Canino, réalise que sa vie est « en prise » et que pour survivre il doit faire payer ceux en qui il n’a pas vraiment confiance. 

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THE BIG SLEEP (Howard Hawks, 1946)

La version cinématographique de The Big sleep est beaucoup plus romantique que le roman, surtout si l’on s’arrête à l’image finale où l’on voit Marlowe et Vivian serrés l’un contre l’autre dans le salon de Geiger. The Big sleep reste jusque dans ce plan fidèle à la vision noire car il est porteur d’une grande ironie : le couple, cerné par l’obscurité, se tient près de la tache de sang – emblème d’une longue série de meurtres – tandis que sur la bande son, la musique romantique de Max Steiner se superpose au sifflement menaçant des sirènes qui approchent. Vivian et Marlowe ont survécu, mais ils ne sont pas intacts.  [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]

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HOWARD HAWKS 
Du début des années 1920 à la fin des années 1960, Howard Hawks a réalisé des comédies et des films d’aventures qui témoignent d’une vision singulièrement pessimiste de la condition humaine.  

HUMPHREY BOGART : INSOLENT ET ROMANTIQUE
Smoking blanc, œillet à la boutonnière et verre de whisky à la main, dans le cabaret de Casablanca (1942), il égrène des souvenirs douloureux : le film, un des plus populaires au monde, a fait de Humphrey Bogart l’incarnation du romanesque hollywoodien dans ce qu’il a de meilleur. Borsalino sur l’œil, trench-coat serré, Bogart se passe dubitativement le pouce sur la lèvre. Un genre (le film noir), une époque (les années 1940) pourraient se réduire à cette icône.



Dans « la ville déchue et sa faune criminelle »



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