Le Film français

CHAIR DE POULE – Julien Duvivier (1963)

A la suite d’un cambriolage manqué où le propriétaire est mortellement blessé, Daniel Boisset est condamné à la place de son complice Paul Genest. Il réussit cependant à s’évader avant d’être emprisonné et trouve refuge chez un garagiste, Thomas. Mais la femme de celui-ci découvre le passé de Daniel et va l’obliger à dépouiller son mari qu’elle n’a épousé que pour son argent… Chair de poule est l’un des films les plus méconnus et sous-estimés de Julien Duvivier et pourtant, même s’il n’est clairement pas la plus grande œuvre du réalisateur, il possède de nombreuses caractéristiques louables et constitue un hommage très respectable aux thrillers du film noir américain.


C’est donc dans un roman de James Hadley Chase que Duvivier puise le sujet de son film, Chair de poule. C’est avec Barjavel qu’il écrit l’adaptation de Tirez la chevillette (Come Easy – Go Easy), qui, par certains aspects, rappelle directement Le Facteur sonne toujours deux fois de James M. Cain : suite à un cambriolage qui tourne mal, un homme, Chet, accusé à tort de meurtre, est envoyé dans un pénitencier dont il s’évade. Il trouve refuge emploi chez un brave garagiste dont la jeune épouse, Lola, découvrant sa véritable identité, le pousse à dérober le magot de son mari. Le vol tourne mal, le garagiste est tué et enterré sur place. Chet, devenu l’amant de Lola, voit un jour arriver son ancien complice Roy qui, à son tour, succombe aux charmes de la jeune femme et s’intéresse au magot. Roy vole l’argent, tue Lola et s’enfuit, abandonnant Chet, blessé peu avant.

Diverses modifications seront apportées à l’histoire lors de son adaptation. Ainsi Duvivier et Barjavel commencent par franciser le décor en déplaçant la station-service du désert californien au sud de la France (le col de Vence). La première partie du roman est réduite à quelques scènes : la préparation et l’exécution du cambriolage, le procès, l’évasion du pénitencier sont en grande partie escamotés. Si, à certains détails près, la suite du scénario est assez fidèle au roman, un changement notable est apporté à son issue : Paul (l’ancien complice), tentant de fuir, précipite son véhicule contre une pompe à essence et meurt dans l’explosion qui s’ensuit, tandis que le magot tant convoité disparaît dans les flammes. Le rire nerveux de Daniel, témoin de la scène, ajoute à la violence de cette conclusion qui n’est pas sans évoquer la fin du Trésor de la Sierra Madre.

Duvivier est obligé de faire des compromis : il doit, ainsi, accepter des interprètes dont certains, imposés par les producteurs en raison de leur popularité, ne le satisfont pas. Robert Hossein tiendra le rôle principal, tandis que Jean Sorel sera son complice. C’est surtout ce dernier, semble-t-il, qui déplaît à Duvivier. Non seulement il le juge mal adapté à son personnage, mais il doit encore revoir son scénario afin d’obtenir son accord. « On m’a contraint à modifier le cours de l’histoire que j’avais à raconter pour donner une importance à des rôles qui ne devaient pas en avoir. D’où déséquilibre dans le film et échec inévitable », se souviendra-t-il. Pour incarner Maria, l’épouse du garagiste (Georges Wilson), Duvivier demande à engager Catherine Rouvel, remarquée notamment dans Le Déjeuner sur I’herbe de Renoir (1959) ou encore dans Landru de Chabrol (1962). Les frères Hakim, eux, souhaitent imposer une autre actrice, mais Duvivier, sur, ce point, a le dernier mot en menaçant, paraît-il, d’abandonner le projet le cas échéant.

Les difficultés qu’a alors Duvivier à imposer ses choix, à tourner les films qu’il souhaite et qui vont encore s’amplifier dans les années à venir – achèvent de développer chez lui une amertume pour laquelle il présentait déjà, il est vrai, un terrain favorable. Un regain de rage, d’énergie coléreuse, semble apparaître à cette époque dans son cinéma et ses déclarations. « Le cinéma français est mort », dira-t-il peu après…

Le tournage de Chair de poule a lieu sur la Côte d’Azur à partir du 5 juin 1963. Les intérieurs sont filmés aux studios de la Victorine à Nice, et les extérieurs dans l’arrière-pays niçois, au col de, Vence, où il été construite, pour l’occasion, une station-service factice. Catherine Rouvel n’est pas entièrement satisfaite de la façon dont elle est dirigée, car, au contraire de Duvivier elle aurait souhaité son personnage plus nuancé : « On a eu de grandes discussions. J’ai finalement fait ce qu’il a voulu, il a été content, mais moi, je crois que j’aurais pu faire autre chose. Ce film, que je voyais comme un tremplin, n’a servi qu’à ceci : qu’on me propose de jouer les garces ». Cette divergence de point de vue n’empêche cependant pas une bonne entente : « Avec Julien Duvivier, j’ai eu des rapports privilégiés », se souvient l’actrice. Terminé fin août 1963, Chair de poule sortira moins de trois mois plus tard, le 13 novembre, et réalisera en exclusivité 93 000 entrées à Paris.

Comme tous ceux qu’il a écrits avec Barjavel, Chair de poule compte parmi les films les plus mineurs de Duvivier. Ce n’est toutefois pas le plus médiocre et l’on peut, au moins, imaginer ce que le cinéaste aurait pu tirer d’un tel sujet s’il avait disposé d’un autre dialoguiste et d’autres interprètes – aucun, en effet, n’est crédible. Le scénario lui-même – transformé, certes, à la demande des producteurs – accumule des péripéties conventionnelles sans parvenir à dresser un portrait fort de ses personnages. La noirceur de l’héroïne, Maria, rejoint pourtant directement celle de Gina de La Belle équipe et celle de Catherine de Voici le temps des assassins. Dévoreuse d’hommes qu’elle séduit pour mieux les manipuler, avide d’argent pour rêver à ce que le destin lui a refusé (comme Catherine, elle évoque son enfance telle un cauchemar), prête à tous les mensonges, elle a tout pour devenir une des inquiétantes mantes religieuses qu’affectionne Duvivier. Mais le personnage ne s’élevant pas au-dessus des plus simplistes croquis de la Série Noire, n’effraie ni ne fascine jamais. Quant à Daniel (Hossein), victime du destin, accusé d’un meurtre dont il’ est innocent, s’il présente une filiation avec Gilieth de La Bandera, il n’évoque que de loin le Gabin des années 1930.

Tel quel, le film est, cependant, partiellement sauvé par sa sécheresse, on ambiance lourde traversée d’accès de violence, qui y puisent leur électricité comme des éclairs de chaleur : on y voit Catherine Rouvel torturer une mouche à la pointe d’un couteau, Robert Hossein projeter de l’huile bouillante à la face de Lucien Raimbourg, une camionnette d’écraser contre une pompe à essence, déclenchant une explosion où se consument les derniers espoirs de fuite. Le choix du décor est aussi une réussite : cette station-relais, perdue dans le rude paysage d’un col de Haute-Provence, prend l’allure d’un piège se refermant sur ceux qui s’y attardent, comme une toile d’araignée tissée par Maria. « On est condamnés à vivre ensemble », dit-elle à Daniel qu’elle tient sous sa domination. Thomas, le mari, est, significativement, tué par sa femme la nuit où un éboulement l’a empêché de sortir d’un certain périmètre de la station : toute tentative de fuite est un échec, comme le vérifiera encore Paul (Sorel), trouvant une mort violente alors qu’il cherche à quitter les lieux. Daniel, cloué sur place par une blessure, n’échappera ni à la police ni peut être à la mort (on sait que son état est critique). Maria elle-même a succombé au maléfice qu’elle a créé – l’appât du magot a poussé Paul à l’abattre.

Il faut souligner aussi la musique, fataliste et mélancolique, dont Georges Delerue accompagne certaines scènes. Sa douceur résignée, contrastant avec les éclats de violence émaillant le film, est une des rares originalité de Chair de poule. Mais, même en cherchant à relever les qualités du film, on n’échappe pas à une forme de vulgarité qui l’enrobe – vulgarité symbolisée, du reste, par le double sens de son titre. Dans le genre, les personnages secondaires sont gratinés, que ce soit, le répugnant beau-frère (Raimbourg), ou encore l’improbable couple de passage. Sans doute Duvivier voulait-il les épingler pour noircir davantage le tableau, mais ces grotesques caricatures ratent leur cible. Dans ces moments-là, on est bien obligé de constater, tout en tenant compte des contingences extérieures (conditions de production…) l’affaiblissement du talent de leur auteur. [Julien Duvivier « Le mal aimant du cinéma français » Vol 2 : 1940 – 1967 –  Eric Bonnefille – Edition L’Harmattan – 2002]


L’histoire et les extraits

Un soir, sous la pluie. Daniel Boisset (Robert Hossein) et Paul Genest (Jean Sorel) tentent un cambriolage grâce à un tuyau obtenu par Boisset. Ils sont surpris par les propriétaires qui rentrent chez eux plus tôt que prévu. Genest blesse mortellement Corenne, le propriétaire, et parvient à  s’échapper, tandis qu’un policier tire sur Boisset qui est arrêté. Genest a la tentation de se dénoncer. Sa femme l’en dissuade. Boisset est condamné à vingt ans de travaux forcés, après une année passée à l’hôpital, mais s’évade rapidement. En cavale, il rencontre par hasard Thomas (Georges Wilson) l’aide à réparer son camion. Thomas engage Boisset dans sa station-service, le « Relais du col ». Celui-ci est confronté à Maria (Catherine Rouvel) femme de Thomas, qui semble lui être franchement hostile. Maria se rend compte que Boisset craint les gendarmes.

Celui-ci recontacte Genest par l’intermédiaire de sa femme, et rencontre Roux (Lucien Raimbourg) beau-frère de Thomas, pique-assiette qu’Il éconduit violemment. Maria découvre la photo de Boisset dans le journal ; Thomas lui apprend qu »il a un important « magot » cache. Maria fait chanter Boisset en lui demandant d’ouvrir le coffre-fort de Thomas. Profitant d’une absence de Thomas, Maria veut l’obliger à ouvrir le coffre, un soir d’orage. Mais Thomas revient à l’improviste et découvre Boisset devant le coffre ; celui-ci avoue tout à Thomas, qui le croit, mais Maria le tue. Boisset enterre Thomas dans le garage, et Maria et lui inventent un scénario permettant d’expliquer sa « disparition », Ils finissent par coucher ensemble. Le beau-frère découvre la liaison entre Maria et Boisset, et soupçonne aussi l’assassinat de Thomas. Genest arrive pour organiser le départ de son ami, mais l’arrivée inopinée des gendarmes oblige Boisset à faire passer Genest pour le nouveau commis de la station et celui-ci s’installe à demeure avec le couple, Maria accompagne en ville Genest et tente de le séduire pour qu’il ouvre le coffre-fort ; pendant ce temps, à la station-service, le beau-frère et son fils menacent Boisset pour tenter de trouver le magot de Thomas, cherchant là ou en fait se trouve son cadavre.

Boisset finit par ébouillanter le beau-frère, puis, tue son fils, qui le blesse avant de mourir, Maria a réussi à convaincre Genest de l’aider. Boisset est soigné par Genest et se demande si ce dernier va le trahir pour les beaux yeux de Maria. Il finit par lui raconter toute l’histoire. À nouveau Maria veut obliger Boisset à ouvrir le coffre-fort. Genest trouve un prétexte pour l’éloigner, tandis que les gendarmes commencent à soupçonner quelque chose. Genest parvient à ouvrir le coffre, et tue Maria revenue subrepticement. Genest abandonne son ami et s’enfuit avec l’argent. Poursuivi par les gendarmes, il est touché par une balle et son camion vient exploser contre les pompes de la station, tandis que Boisset, « hilare », comprend ce qui va lui arriver.


JULIEN DUVIVIER
La véritable carrière de Julien Duvivier débute en 1930. Et pourtant, à cette date, il est déjà l’auteur de dix-sept films, réalisés entre 1919 et 1929. Mais rien, dans cette production trop abondante, ne le distingue des nombreux faiseurs, qui, au même moment, travaillaient comme lui, en série.

LE FILM NOIR FRANÇAIS
C’est un réflexe de curiosité qui nous portent vers le film noir français. En effet, quelle forme fut plus occultée en faveur du thriller américain et de sa vogue chez nous ? Quand Bogart-Philip Marlowe appartenait à nos mémoires les plus chauvines, Touchez pas au grisbi de Becker était à une époque invisible. La Nouvelle Vague avait opéré une fracture avec un certain cinéma sclérosé qu’elle allait remplacer. A l’exception de Renoir, elle se voulait sans ascendance nationale. Les noms de Gilles Grangier ou d’Henri Decoin faisaient rire dans les années 1960… mais il fallait-il rejeter leurs policiers denses et robustes des années 1950 ? Dans la mouvance du Grisbi, un genre s’était constitué avec sa durée propre, sa forme très codifiée, toute une mise en scène originale du temps mort.



PANIQUE – Julien Duvivier (1946)
Panique raconte le quotidien d’un homme solitaire et asocial qui, regardé de travers par les habitants de l’agglomération parisienne où il réside, se retrouve accusé d’un crime qu’il n’a pas commis. jusqu’à se faire traquer par la population dans un final des plus glaçants. Une vraie parabole sur les comportements les plus sombres de l’être humain, synthétisée ainsi par le journaliste jean-François Rauger : « Comment la communauté humaine peut fabriquer un bouc émissaire et le charger de tous les péchés du monde ».

VOICI LE TEMPS DES ASSASSINS – Julien Duvivier (1956)
Dans Voici le temps des assassins, le personnage de Chatelin est l’occasion d’une grande composition pour Gabin, parfait en grand chef, permettant à Duvivier de donner à son film une épaisseur réaliste, dans laquelle il l’installe dès les scènes d’ouverture, où la caméra se déplace avec fluidité en accompagnant Gabin dans son travail (ouverture du restaurant, marché aux Halles, préparation des plats) tout en exposant les personnages et les situations.

L’HOMME À L’IMPERMÉABLE – Julien Duvivier (1957)
Sorti avec succès sur les écrans français le 27 février 1957, L’Homme à l’imperméable a été réalisé par Julien Duvivier d’après le roman Tiger by the Tail, écrit par James Hadley Chase en 1954 et publié la même année dans la « Série Noire » sous le titre de Partie fine. Le roman se présente comme un thriller dans lequel l’existence d’un homme ordinaire, Ken Rolland, vire au cauchemar lorsqu’il décide de profiter de l’absence de sa femme pour satisfaire ses pulsions sexuelles en passant la nuit avec une prostituée, et que celle-ci est mystérieusement assassinée par un tiers en sa présence.


JULIEN DUVIVIER (photo prise lors du tournage de Chair de poule, 1963) – [Reporters Accocie /Gamma-Rapho]

THE POSTMAN ALWAYS RINGS TWICE – Tay Garnett (1946)
Le cinéaste hollywoodien évoque, lui, la dérive intime de son pays. Dès les premiers plans, désaxés, inquiétants, l’ambiguïté suggestive s’affiche. Un écriteau à double sens « Man wanted » annonce le désarroi social et affectif de l’Amérique du bout du monde, où le chômage rime avec la misère sexuelle.

AUTOUR DU « GRISBI » : Le polar venu d’Amérique
Comme nombre de policiers français des années 50, Touchez pas au grisbi puise directement aux sources du film noir, genre officiellement né à Hollywood en 1941. Le point sur une petite révolution sans laquelle on ne saurait comprendre le film de Jacques Becker.


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