C’est le désir et la passion qui est au centre de l’adaptation de Bob Rafelson. Comme Visconti, il arrêtera son film après le deuxième accident qui coûte la vie à Cora, laissant Frank désespéré devant le corps inerte. Le rêve de Frank est devenu cauchemar avec cette fin qui précipite la cruauté du destin décrite par Cain.

Signe des temps, la recherche d’un réalisme « sale » (la photographie glauque de Sven Nykvist y est pour beaucoup), la crudité des rapports sexuels entre les deux amants, la longueur volontairement pesante de certaines scènes, tranchent avec la version de Tay Garnett où Lana Turner est plus un objet mythique qu’une femme en chair et en os. Ici les champs-contrechamps amoureux des visages en gros plan de Garfield et Turner sont remplacés par de furieux corps à corps, passionnés, violents et sexuels sur la table d’une cuisine ou dans l’entrebâillement d’une porte. Ici encore, il est intéressant d’analyser la scène de la première rencontre.

Nick qui a retrouvé son origine grecque (Rafelson rajoutera même une scène de fête avec chants et danses folkloriques, insistant ainsi sur l’idée de melting pot et la xénophobie latente de Frank) demande à Cora qui est dans la cuisine ce qu’elle peut encore servir à Frank. A travers la porte vitrée, Frank l’aperçoit, floue, de dos. Alors qu’il mange, elle vient dans la salle. Ils se regardent. Nick est derrière le comptoir. Elle sort une cigarette. Frank présente son briquet, la flamme éclate entre leurs deux visages, étincelle de passion, de désir. Leur destin est scellé.

Jack Nicholson enserre le personnage de Frank dans les rais de son jeu spécifique. Plus vieux que dans le roman, sa vie semble déjà chargée d’un lourd passé. Rafelson en fait un professionnel du jeu, qui ne saura pas résister à cette autre passion lors de leur première fugue. Il misera l’argent des billets de train qui devaient leur permettre de fuir devant une Cora affligée.

Jessica Lange est extraordinaire en femme qui n’en finit pas d’encaisser les coups, sans rien dire, forte et opiniâtre, dure au mal, bouillante de sexualité animale, brutalement paniquée, innocente et fragile. Femme effarouchée mais consentante dès les premiers instants, elle est au plus près de la Cora de James Cain.

La vigueur de son désir pour Frank et la logique criminelle qui en découle sont extrêmement proches du livre. La violence des pulsions sexuelles largement étalée dans quelques scènes particulièrement chaudes (les scènes de la plage sont remplacées par des scènes de lit) et la brutalité sanguinolente du meurtre de Nick éclatent mêlant désir et répulsion, plaisir et peur, dégoût et passion.

Angelica Huston joue le rôle de l’autre femme, dompteuse comme dans le roman, mais la séquence de leur escapade est traitée sur un mode presque comique. Ici, encore elle déclenchera la jalousie de Cora, alors enceinte de Frank. Mais finalement le mariage aura bien lieu et constitue l’éphémère mais émouvant constat d’un amour absolu. Cette scène correspond par bien des côtés au moment où dans le livre les deux amants nagent vers le large pour se prouver leur amour. [Regards sur les 5 adaptations cinématographiques – Gérard Camy – L’Avant-Scène Cinéma (Le Facteur sonne toujours deux fois) – avril 2004]

Entretien avec Bob Rafelson
Propos recueillis par François Forestier et François Guérif – Polar (1981)
POLAR – Qu’est-ce qui vous a amené à adapter Cain ?
B.R. – C’est une étrange histoire. Il y a une dizaine d’années, je disais à Jack Nicholson que les rôles qu’il choisissait me rappelaient ceux de John Garfield. Il m’a mal compris et a cru que je voulais faire un remake du Facteur sonne toujours deux fois. Mais je suis contre les remakes. Puis, voilà, dix ans plus tard l’affaire Brubaker. Je venais d’être renvoyé et je n’étais pas sûr de pouvoir jamais retravailler. Jack m’a dit « faisons Le Facteur » . Je ne voulais toujours pas, il m’a conseillé de relire le livre. Je l’ai relu, et tous les autres Cain avec ; puis je suis allé voir la version avec Turner et Garfield. Au bout de 45 minutes, je me suis rendu compte que le livre n’avait pas été traité. Alors, ça m’a intéressé de le faire.
POLAR – Que pensez-vous des critiques Américaines qui ont jugé Jack Nicholson trop vieux pour le rôle ?
B.R. – Je ne lis pas les critiques, mais je préférerais ne pas lire de bonnes critiques plutôt que de ne pas lire de mauvaises critiques. Une adaptation ne peut pas être littérale, sinon vous trahissez l’auteur. Pourquoi n’ont-ils pas dit non plus qu’elle est censée avoir les cheveux noirs et qu’elle ressemble à une Mexicaine ? Sans doute parce qu’ils n’ont pas lu le livre.

POLAR – Votre film accorde une grande part à la violence dans la passion…
B.R. – L’essence du film tient dans l’évolution de leurs rapports, depuis la passion purement animale et sexuelle à l’amour partagé. A la fin du film, il refuse de vendre parce que « c’est un bon endroit pour élever des enfants ». C’est ce que je voulais rendre dans le film. On n’oublie pas ce qu’ils ont fait mais on peut espérer qu’ils survivront.
POLAR – Pourquoi n’avez-vous pas transposé l’action de nos jours ?
B.R. – Impossible. Aujourd’hui, vous pouvez partir avec la femme de quelqu’un d’autre si vous le désirez vraiment. Dans les années trente, l’adultère était un crime majeur et ce n’était pas facile de partir. De plus, le contexte de la dépression, avec son dernier contingent d’immigrés, est très important pour le film.
POLAR – Etes-vous intéressé par le genre ?
B.R. – Par Cain, oui, pas par le genre. Et Cain détestait les « detective authors ». « Ils écrivent du point de vue du détective » disait-il, « j’écris du point de vue du criminel ». Ce qui fait sa difficulté, c’est que le narrateur parle à la première personne et interprète constamment ce qu’il voit et entend. Cain vous emmène très loin, mais il vous aide avec le récit à la première personne. Sur l’écran, vous devez comprendre pourquoi sans qu’on vous l’explique. J’ai essayé de retrouver l’esprit de Cain. Pour cela, j’ai engagé un jeune auteur de théâtre (David Mamet) qui n’avait encore jamais écrit pour le cinéma et qui utilise le langage comme action.

La version de Bob Rafelson du Facteur sonne toujours deux fois traite avec franchise, voire brutalité, de tout ce qui était absent dans celle de Tay Garnett. Les modifications concernent essentiellement le personnage de Cora, magistralement interprétée par Jessica Lange.

La force de Rafelson est de toujours montrer sans jamais rien expliquer. Dès le premier plan de la route sortant de l’ombre au petit matin avec un auto-stoppeur vagabond grillant une cigarette, le cadre frappe par son authenticité. Il évoque irrésistiblement la crise américaine, l’époque des « hobos » et leur errance à travers le pays en quête d’un endroit où survivre. Cet endroit sera pour Frank le relais routier où il cherche à resquiller un petit-déjeuner. La façon dont il avale son repas nous montre sa faim et annonce son désir de se reposer.

L’apparition de Cora frappe aussi par son authenticité. Dans la cuisine, mal habillée, mal peignée, elle accomplit mécaniquement les travaux quotidiens. Son ennui est perceptible, son désir d’autre chose aussi. Le personnage du mari sort enfin de la caricature. Ce n’est plus le brave type un peu naïf et simplet, mais un émigré qui n’a pas encore réussi à s’intégrer. Il recherche ses compatriotes et perpétue des traditions qui n’ont rien d’Américaines ; ce qui contribue à accentuer l’isolement de Cora. Cora n’est pas une vamp ou une garce. La brutalité érotique de sa première scène passionnelle avec Frank répond à sa violence intérieure, au désir de se sortir d’un univers clos et insipide. Tout au long du film, la colère de Cora s’apaisera. Frank et elle passeront par le meurtre et la trahison pour réaliser qu’ils ont besoin l’un de l’autre et que, finalement, leur rêve est simple et bourgeois : avoir des enfants.

Mener une vie décente. Pour atteindre ce but, il leur faut abattre les obstacles, simplement. C’est cet itinéraire d’une passion qui va évoluer vers un amour enfin apaisé que Rafelson montre avec précision et sensibilité. Deux êtres, plus très jeunes, essaient de conquérir leur droit à un bonheur normal. Mais la seconde chance, thème américain par excellence, n’existe pas. Le châtiment ne vient pas, comme dans le livre, de l’exécution de Frank, mais bien d’avoir perdu au cours d’un accident stupide, cette dernière possibilité de s’en sortir. [James Cain et le cinéma – François Guérif – Polar (1981)]

Pour qui n’a pas vu la version de Tay Garnett, le film de Bob Rafelson peut paraître une réussite par une certaine fidélité au roman de James M. Cain. Il est en revanche impossible d’oublier le couple formé par John Garfield, au jeu beaucoup plus sobre que celui de Jack Nicholson, et une Lana Turner en pleine splendeur. Quant à l’érotisme on peut penser que l’apparition de Lana Turner en short blanc est lus troublante que la scène, plus crue, où Jack Nicholson prend Jessica Lange sur la table de la cuisine… Il manque également au film de Rafelson le sens du destin tragique si cher au film noir et qui marquait la version Garnett, Frank étant finalement condamné – comme dans le roman – pour un meurtre qu’il n’avait pas commis… [L’Héritage du film noir – Patrick Brion – Editions de La Martinière (2008)]
Les extraits
Fiche technique du film


LE DERNIER TOURNANT – Pierre Chenal (1939)
On croit souvent que le roman noir américain est une découverte de l’après-guerre, et qu’il a fait son apparition en France à partir de 1945. Il n’en est rien. Un classique du genre, comme Le Facteur sonne toujours deux fois de James Cain était publié chez Gallimard, dans une traduction de Sabine Berritz, dès 1936 ; il est très significatif que ce roman célèbre qui fut porté à l’écran quatre fois, ait connu sa première adaptation cinématographique en France, et cela dès 1939. Elle précédait celles de Visconti (1942), de Tay Garnett (1946) et enfin celle de Bob Rafelson (1981). Il s’agit du Dernier tournant de Pierre Chenal.

THE POSTMAN ALWAYS RINGS TWICE – Tay Garnett (1946)
Le cinéaste hollywoodien évoque, lui, la dérive intime de son pays. Dès les premiers plans, désaxés, inquiétants, l’ambiguïté suggestive s’affiche. Un écriteau à double sens « Man wanted » annonce le désarroi social et affectif de l’Amérique du bout du monde, où le chômage rime avec la misère sexuelle.

JAMES M. CAIN ET LE CINÉMA (par François Guérif)
Les relations de James Cain, prince de la série noire, et du 7ème Art ne se limitent pas aux différentes adaptations du Facteur sonne toujours deux fois, tant s’en faut. Le romancier a en effet signé nombre de romans qui ont su séduire Hollywood. mais il a également (et plus modestement) signé ou cosigné quelques scénarios. Inventaire…
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