Ils ne seront pas moins de cinq, Mario Alicata, Giuseppe de Santis, Antonio Pietrangeli, Gianni Puccini et Luchino Visconti, pour « transposer » l’œuvre de James Cain dans la plaine du Pô et la réalité sociale italienne de l’époque. Ils abandonnent le récit à la première personne, éliminent la première tentative de meurtre, renoncent à l’avocat et à son associé, maître-chanteur, réduisent à une peau de chagrin l’intrigue autour de l’assurance-vie. Pour le cinéaste, c’est le flamboiement de chair et de passion qui doit submerger le film.

La première rencontre de Gino et Giovanna est de ce point de vue très significative. Il la surprend dans la cuisine où elle officie. Entre casseroles et assiettes, les regards se croisent, un dialogue aigre-doux les oppose, mais leurs corps s’attirent. Clara Calimai, lasse, négligée, presque vulgaire, assise sur le coin d’une table, la jambe remuant dans le vide, Massimo Girotti, d’une beauté un peu lourde, le sourire énigmatique, presque suffisant, moulé dans un maillot de corps humide de sueur, attablé devant son repas, dégagent tous deux une sensualité moite et charnelle.

Si Gino est finalement assez proche du Frank de James Cain, Giovanna, plus âgée que son amant, apporte à leur relation une dimension douloureuse et charnelle qui est plus torride encore que dans le roman. Lèvres humectées en gros plan, yeux affolés de désir, Visconti embrase la petite trattoria avec les étreintes brûlantes de deux corps enfiévrés. S’il est féru de bel canto et finalement se prend d’amitié pour Gino quand il apprend qu’il a, comme lui, fait son service militaire dans les « Barsagliere », régiment d’élite de l’infanterie italienne, le mari de Giovanna est un être fruste, obtus, foncièrement égoïste et méchant, copie presque conforme du Nick du roman.

Négligeant complètement l’intrigue policière, Visconti, avec une grande habileté, transforme la première tentative de meurtre. Des chats hurlent dans la nuit. Le mari prend son fusil et sort pour les tuer. Des détonations claquent dans le silence. Giovanna et Gino, seuls se blottissent l’un contre l’autre. Les yeux dans le vague, la peur et le désir au ventre, l’idée du meurtre semble germer ici. Mais pas question de construction diabolique entre les amants. Le meurtre ne sera pas prémédité puisqu’il se déroulera au retour d’Ancône où le trio s’est retrouvé par hasard et ne sera pas montré, une ellipse magistrale balayant le sordide. La promenade sur la plage devient une quête éperdue, somnambulique des deux amants errant sur les bans de sable du Pô avant de se retrouver, épuisés, dans une étreinte pathétique. Pas de maître-chanteur, dans cette version, mais un vagabond qui propose à Gino de le suivre sur la route vers un monde de liberté sans femme. Visconti introduit ici une dimension homosexuelle.

Amoureux et Jaloux de Giovanna, le jeune homme menacera un court instant de révéler ce qu’il sait du meurtre. Mais il refuse finalement de répondre aux questions des policiers. Quant à l’autre femme avec laquelle Frank « fugue » une deuxième fois, Visconti en fait une jeune fille timide et sage qui en fait se prostitue. Enfin, le film se termine avec la mort de Giovanna. En contrebas de la route, Gino sort de la voiture accidentée le corps inerte de sa maîtresse. Les policiers l’attendent. « Allons-y ». Giovanna est emportée, Gino, désespéré, obtempère. Cette fin souligne bien la volonté de Visconti d’éviter toute approche policière et judiciaire, et de privilégier la passion fatale qui unit les deux amants tragiques. [Regards sur les cinq adaptations cinématographies du Facteur sonne toujours deux fois – Gérard Camy – L’Avant-Scène Cinéma (2004)]

Ossessione est une adaptation tyrannique. Chez Cain – c’est tout aussi évident dans Double indemnity – ce thème, alors typiquement américain, de l’assurance, habille toute une métaphysique qui ne se livre avec pudeur qu’au fil de l’action, immunisée contre une trop grande abstraction par la rapidité du récit. Visconti n’a pas ce genre de souci. Il tend à l’épure tragique, n’en conserve que le noyau dur, le plus brûlant. Autour des deux amants, il construit peu à peu une sorte de vide psychologique. La lumière isole, parfois brutalement, les visages ; les regards reconstituent silencieusement une cathédrale érotique que sa puissance seule menace.

Ici, se fait sentir l’influence française ; non plus celle de Renoir, mais celle de Carné. Le souvenir du Jour se lève affleure, celui de Gabin s’impose l’espace d’une contre-plongée sur la fenêtre de l’auberge. Mais la noirceur viscontienne est plus « religieuse » ou du moins emprunte-t-elle à la religion une part de son imagerie. Les deux accidents sont similaires, la pénitence analogue au crime. Après la mort du garagiste, une contre-plongée très élaborée unit dans le même mouvement de caméra les deux meurtriers et la victime ; la civière, portée par deux infirmiers, traverse le champ en diagonale ; le sommet de la digue est hérissé de silhouettes de policiers et de curieux. Leur immobilité est une menace ; plastiquement, leur disposition rappelle les piques d’une grille infranchissable. Derrière, le ciel…

On disait plus haut que le personnage du maître-chanteur disparaissait. Ça n’est pas tout à fait vrai. Le forain, interprété par Elio Marcuzzo, en est le lointain rejeton mais ici le chantage n’est pas pécunier mais sexuel : leur première rencontre est plus une scène de drague qu’une manifestation de solidarité prolétarienne. C’est sans avoir été sollicité que l’Espagnol paye le prix du billet de Gino. L’hôtel où ils atterrissent est tenu par une matrone peu sympathique. Visconti suscite un petit paradis masculin, tout un bonheur possible. Leurs retrouvailles, une fois que Gino a renoncé à s’embarquer, substituent très discrètement un ordre amoureux à un autre.

L’importance qu’on a immédiatement reconnue à Ossessione et, fait rare, avant même que le film ne soit tourné, tient à la réapparition d’une multitude de petits refoulés dont l’homosexualité n’est pas le moindre. Visconti plante ses banderilles dans l’imaginaire fasciste : ce garagiste qui décide de garder Gino quand il apprend qu’il a fait partie, comme lui, des barsagliere, corps prestigieux de l’infanterie italienne, le personnage du curé, le concours de chant, la scène du train (ces trains que, seul, le Duce avait réussi à faire arriver à l’heure…), et plus largement, l’absence de toute référence explicite au régime, brisaient de minuscules tabous.

Mais, au-delà de ces taquineries, Ossessione anticipe le bouleversement de l’après-guerre. Un pays met bas les masques. Derrière Giovanna, loin dans l’arrière-plan, un groupe de laboureurs – ils battent le blé – dont l’opérateur Aldo Tonti fait une miniature quattrocentiste, la fête à Ferrare, le bal villageois, restaurent le vrai visage de l’Italie. La jeune fille anodine, entourée de marmaille, en fait se prostitue quelques rues plus loin. Un vieillard vous souffle à l’oreille son adresse précise. Un second cratère semble s’ouvrir dans le récit par où jaillit une autre fiction. Le Voleur de bicyclette et Umberto D multiplieront ces petits univers parasites, comme taraudés par le dépit de ne pouvoir tout montrer. Autant que film de rupture comme dit De Santis, Ossessione est film d’ambiguïtés. Le néo-réalisme en a fait son précurseur ; c’était le rendre caduc. N’allait-il pas plus loin que l’esthétique qu’il annonçait ? L’esquissait-il seulement ?

C’est un curieux hasard de l’histoire que de devoir ce film-genre du néo-réalisme à un certain Comte Don Luchino Visconti di Modrone, âgé en 1942, de 36 ans. Ce premier film est déjà celui d’un homme mûr qui n’a qu’une courte expérience cinématographique comme assistant de Jean Renoir. L’été 1936, il travaille sur Une Partie de campagne auquel collaborent entre autres Jacques Becker, Henri Cartier-Bresson et Yves Allégret. Immédiatement après, ce sont Les Bas-fonds, où Visconti aura sans doute suivi le travail d’adaptation sur Gorki de Jacques Companeez, Charles Spaak et Renoir. Les demi-mesures du scénario, ses hésitations et finalement l’aspect hybride du film de Renoir, auraient-ils épargné au jeune italien un certain nombre d’erreurs, six ans plus tard, quand il travailla sur le roman de James Cain ? Ossessione ne sera pas un film italo-américain comme Les Bas-fonds avait été une greffe franco-russe. Une chose est certaine: pendant ce deuxième semestre 1936, Visconti aura côtoyé quelques unes des plus grandes figures du cinéma français, sans oublier Claude Renoir, chef-opérateur d’Une Partie de campagne.

Le dernier galop d’essai, après un voyage infructueux à Hollywood, sera l’écriture, toujours avec Jean Renoir, du scénario de La Tosca, en 1939. Le réalisateur français ne devait tourner que cinq plans avant que la guerre n’éclate en France. Le film fut terminé par Carl Koch (Carlo Koch, au générique), co-scénariste de La Marseillaise et de La Règle du jeu. Le tournage de La Tosca s’est déroulé en grande partie en décors naturels, notamment au château Saint-Ange. Ce film tient une grande place dans l’apprentissage de Visconti. Il en affinera, en 1954, la densité opératique pour son Senso et portera à une espèce de paroxysme son style dans la direction des acteurs.

L’autre aspect important, plus circonstanciel, de La Tosca ou, plus exactement, de la venue de Renoir à Rome est à la rencontre, chez le français, de Visconti avec Ie groupe de jeunes critiques de la revue Cinema, dirigé par Vittorio Mussolini, le fils du Duce. Depuis plusieurs années, Giuseppe De Santis, Gianni Puccini, Mario Alicata et Antonio Pietrangeli poursuivent, dans les colonnes de Cinema ou de Si Gira, un travail de sape, puisant à toutes les sources et visant à définir un réalisme cinématographique. De ce point de vue, l’influence de Renoir n’a fait que croître depuis Toni, en 1934, et sa filmographie prend de plus en plus, en Italie, valeur d’exemple. On imagine l’aura conférée a Visconti auprès des rédacteurs de Cinema de par sa collaboration avec le cinéaste transalpin.

Le projet de Visconti, qui dispose d’une fortune personnelle, est de porter à l’écran un récit de Giovanni Verga, écrivain sicilien qui est la principale référence littéraire de la gauche anti-fasciste, l’équipe de Cinema en tête. La censure refuse L’Amante di Gramigna parce qu’un bandit de grand chemin en est le personnage principal. Renonçant à Verga (en 1948, La Terre tremble s’inspirera de I Malavoglia), Visconti se tourne vers la traduction dactylographiée d’un roman de James Cain, traduction que lui a donné Jean Renoir…

Le Facteur est bien accueilli par le petit groupe. Son origine, les U. S.A. ne soulève aucune réticence. Bien au contraire. Pavese a entrepris plusieurs traductions de romans américains. Vitorini écrit Americana. New York fascine les intellectuels comme elle avait fasciné les paysans siciliens après la première guerre mondiale… Le réalisme et les libertés stylistiques de Dos Passos ont laissé un grand souvenir dans l’intelligentsia romaine. Alors, pourquoi pas James Cain ? [Il postino suona sempre due volte – François Cuel – Cinématographe (1981)]

Les extraits

LE DERNIER TOURNANT – Pierre Chenal (1939)
On croit souvent que le roman noir américain est une découverte de l’après-guerre, et qu’il a fait son apparition en France à partir de 1945. Il n’en est rien. Un classique du genre, comme Le Facteur sonne toujours deux fois de James Cain était publié chez Gallimard, dans une traduction de Sabine Berritz, dès 1936 ; il est très significatif que ce roman célèbre qui fut porté à l’écran quatre fois, ait connu sa première adaptation cinématographique en France, et cela dès 1939. Elle précédait celles de Visconti (1942), de Tay Garnett (1946) et enfin celle de Bob Rafelson (1981). Il s’agit du Dernier tournant de Pierre Chenal.

THE POSTMAN ALWAYS RINGS TWICE – Tay Garnett (1946)
Le cinéaste hollywoodien évoque, lui, la dérive intime de son pays. Dès les premiers plans, désaxés, inquiétants, l’ambiguïté suggestive s’affiche. Un écriteau à double sens « Man wanted » annonce le désarroi social et affectif de l’Amérique du bout du monde, où le chômage rime avec la misère sexuelle.

THE POSTMAN ALWAYS RINGS TWICE – Bob Rafelson (1981)
C’est le désir et la passion qui est au centre de l’adaptation de Bob Rafelson. Comme Visconti, il arrêtera son film après le deuxième accident qui coûte la vie à Cora, laissant Frank désespéré devant le corps inerte. Le rêve de Frank est devenu cauchemar avec cette fin qui précipite la cruauté du destin décrite par Cain.

JAMES M. CAIN ET LE CINÉMA (par François Guérif)
Les relations de James Cain, prince de la série noire, et du 7ème Art ne se limitent pas aux différentes adaptations du Facteur sonne toujours deux fois, tant s’en faut. Le romancier a en effet signé nombre de romans qui ont su séduire Hollywood. mais il a également (et plus modestement) signé ou cosigné quelques scénarios. Inventaire…

LE CINÉMA ITALIEN DANS LA TOURMENTE DE LA GUERRE
Quand l’Italie déclare la guerre à la France et à l’Angleterre, le 10 juin 1940, Cinecittà semble ne pas vouloir se rendre à l’évidence de la gravité de la situation. Sur le plan cinématographique, la bataille contre l’invasion américaine a été gagnée dès 1938. Grâce à la loi Alfieri (du 6 juin) et à la loi sur le monopole (du 20 septembre de la même année), la production étrangère a été bloquée et, sur le plan intérieur, on a vu se développer, par voie de conséquence, ce que certains ont appelé une « véritable orgie de production ».
- LIFEBOAT – Alfred Hitchcock (1944)
- I DIED A THOUSAND TIMES (La Peur au ventre) – Stuart Heisler (1955)
- BARBARA STANWYCK
- ALL ABOUT EVE (Ève) – Joseph L. Mankiewicz (1950)
- [AUTOUR DE « L’IMPOSTEUR »] HOLLYWOOD S’EN VA-T-EN GUERRE
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