Le Film Noir

THE POSTMAN ALWAYS RINGS TWICE (Le Facteur sonne toujours deux fois) – Tay Garnett (1946)

Jeune chômeur ténébreux, Frank Chambers trouve un travail de pompiste à la station essence de Nick Smith. La femme du patron, Cora, est jeune et belle. Une idylle passionnelle se noue entre eux. Le couple illégitime décide de se débarrasser du mari gênant… (…) Le cinéaste hollywoodien évoque, lui, la dérive intime de son pays. Dès les premiers plans, désaxés, inquiétants, l’ambiguïté suggestive s’affiche. Un écriteau à double sens « Man wanted » annonce le désarroi social et affectif de l’Amérique du bout du monde, où le chômage rime avec la misère sexuelle. Le vertige amoureux dans lequel les deux amants maudits se laissent happer dégage des vapeurs nocives et douces à la fois, caractéristiques des chefs-d’œuvre du film noir. Sainte trompeuse vêtue de blanc, Lana Turner détourne tous les moyens de séduction habituels, face à un John Garfield magnifique, fébrile et secret. [Marine Landrot – Télérama]


« C’était sur une route près de Los Angeles. Je faisais du stop de San Francisco à San Diego, je pense… » C’est par ce commentaire off de Frank Chambers que commence The Postman always rings twice et, en quelques minutes, le drame est noué. Un petit café station-service isolé, un mari trop vieux, une jeune épouse trop belle et un écriteau « Man wanted » (on demande un employé). Cet homme dont ont autant besoin Nick, le patron, que Cora, sa blonde épouse, ce sera Frank Chambers, un homme sans domicile, ni travail, un de ces parias de la société américaine, errant le long des routes, à l’affût d’une hypothétique bonne fortune.

La Metro-Goldwyn-Mayer avait acquis en 1934 les droits du roman de James M. Cain mais n’avait jamais osé jusqu’alors – le tournage eut lieu entre mai et octobre 1945 – le porter à l’écran, craignant une réaction de ceux qui veillaient à la stricte application du Code de production. Paradoxalement, les deux premières adaptations du roman se déroulèrent en Europe. Pierre Chenal mit en scène en 1939 Le Dernier Tournant, avec Fernand Gravey, Corinne Luchaire et Michel Simon, et Luchino Visconti réalisa – sans avoir les droits du livre de James M. CainOssessione (Les Amants diaboliques), en 1942, avec Clara Calamei, Massimo Girotti et Elia Marcuzzo. L’existence du film de Visconti fut d’ailleurs à l’origine d’un célèbre litige juridique. La production quelques mois plus tôt de Double indemnity (Assurance sur la mort) de Billy Wilder, également tiré d’un roman de James M. Cain, finit par inciter la MGM à profiter des droits qu’elle avait acquis.

Cameron Mitchell se vit attribuer le rôle de Frank Chambers avant d’être – heureusement – remplacé par John Garfield. « Quant à Garfield, déclara Tay Garnett, c’était une trouvaille de distribution absolument parfaite et j’ai adoré travailler avec le gars. Il était simple, sans affectation : il était simplement merveilleux, mais il l’était naturellement. Il était alors encore dans l’armée. La Warner Bros. nous a dit : « Vous pouvez avoir Garfield si vous arrivez à le faire sortir de l’armée », pensant que nous n’avions aucune chance. Mais grâce aux relations de Louis B. Mayer, cela fut possible et nous avons eu Garfield en quinze minutes… »

La présence de Garfield contribua à augmenter l’atmosphère tragique et fatale du film. Comme Paul Muni dans I Am a fugitive from a chain gang (Je suis un évadé), Garfield incarne ici un héros victime d’un destin contraire, un destin auquel il lui est impossible d’échapper. Le huis clos que représentent les « Twin Oaks » devient de plus en plus oppressant, et chaque fois que les protagonistes tentent d’y échapper, un fait extérieur les y ramène et précipite l’inéluctable arrivée du drame. Carey Wilson, le producteur du film, et Tay Garnett eurent par ailleurs l’idée de génie d’habiller Lana Turner de blanc, mis à part deux scènes où elle apparaît en noir, la séquence dans laquelle elle est prête à se tuer et celle où elle revient de l’enterrement de sa mère. Dans toutes les autres scènes, Lana Turner porte des vêtements immaculés qui contrastent avec l’atmosphère noire et criminelle du film.

Passionnée par le rôle de Cora, Lana Turner lui accorda une attention exceptionnelle, examinant avec soin les rushes et prenant des notes afin de pénétrer plus profondément son personnage. « Il peut sembler étrange, avouait-elle, que je fasse de ce personnage de femme totalement mauvaise mon préféré. La vérité est que jouer une « mauvaise femme » permet au public d’apprécier le jeu de l’actrice qui l’interprète. Cora n’était pas une héroïne conventionnelle. Je crois que j’ai compris les raisons profondes qui lui faisaient rêver d’un lopin de terre sur les collines – ce qu’elle considérait comme le symbole de la respectabilité et de la sécurité – alors qu’en même temps elle accomplissait des actes qui lui interdisaient à tout jamais de parvenir à concrétiser ce souhait. » [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]


Derrière l’illusion de normalité, la corruption et le mal fondent l’univers de The Postman always rings twice. Presque tout le film se passe dans un bistrot de bord de route, vulgaire et minable, ne se distinguant en rien, comme le précise le narrateur, des mille autres établissements du même type. Le roman de James M. Cain, plein de trahisons et de morts, devient un exemple classique de la vision noire de l’amour fou qui transgresse les limites des relations habituelles. Cora Smith, la femme fatale, est très différente de la Phyllis Dietrichson – de James M. Cain, également – froide et calculatrice, jouée. par Barbara Stanwyck dans Double indemnity (Assurance sur la mort, 1944). Cora, impuissante, est prise au piège dans un univers paradoxal. Elle a épousé Nick pour pouvoir « partir », mais ce mariage l’ennuie et la laisse insatisfaite. Son aventure avec Frank se termine par la mort.

Certes, Cora offre à Frank un monde passionné, loin de la banalité quotidienne, mais elle le condamne en même temps au, cauchemar. Phyllis, elle, construisait son plan avec une précision lucide, et manipulait les gens avec dextérité. Sa mort parachevait le bizarre rituel d’amour morbide auquel elle avait adhéré et, même dans ses derniers instants, elle ne connaissait ni amour, ni pitié. Cora, au contraire, reste tout au long du film un personnage sympathique, parce qu’elle est prisonnière d’une situation inextricable, dont la mort est la seule issue.

La mise en scène de Tay Garnett souligne cet aspect de The Postman always rings twice, dans la séquence, par exemple, où Frank et Cora vont nager, la nuit, dans l’océan pour se purifier et réaffirmer leur amour mutuel. La mer sombre évoque le danger qui les cerne et menace de les engloutir. Les séquences de Garnett sont souvent constituées de deux ou trois longues prises de vue, presque sans mouvements de caméra. Ces plans statiques produisent un effet de claustrophobie qui semble contraindre les amants à leur action criminelle, comme si c’était leur seul moyen d’obliger le mari à leur laisser un peu d’espace pour respirer.

Le lien entre le sexe et la violence est explicite tout au long du film et apparaît dès le début lorsque Frank dit à Cora : «Embrasse-moi ou je t’en colle une ! » ; lorsqu’à la fin, elle lui dit vouloir des « baisers de vie, et non de mort », leur destin est déjà scellé. L’accident d’automobile, où Cora va trouver la mort, est justement provoqué parce qu’elle lui donne « un baiser de vie ». Après l’accident, la portière de la voiture s’ouvre laissant passer son bras inanimé : un tube de rouge à lèvres tombe sur le sol. Cet épisode est l’envers symbolique de leur première rencontre, lorsque Frank ramassait un bâton de rouge qui roulait à terre. Au moment où il levait les yeux, Frank apercevait Cora, debout, la main tendue.

Comme dans Double indemnity, il est important que Frank soit aussi le narrateur et raconte son histoire en flashback avant son exécution. Il tente de dérouler le fil des événements pour comprendre comment il en est arrivé là. The Postman always rings twice a ainsi une atmosphère purement noire qui ne dénature pas le ton fataliste du roman de Cain. [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]


La version produite par la MGM de The Postman always rings twice est plus fidèle que celle de Visconti à l’intrigue du roman (dont elle rétablit le procès et la première tentative de meurtre, absents de l’adaptation italienne). Par ailleurs, elle renforce son aspect glamour en confiant à la star Lana Turner le rôle de Cora. La première fois qu’elle rencontre Frank, interprété par la légende du film noir, John Garfield, Cora est une apparition d’une luminosité aveuglante, avec ses escarpins et son ensemble blancs, sa chevelure platine et son turban immaculé. Lorsqu’il se penche pour ramasser le tube de rouge à lèvres qu’elle a laissé tomber et qui roule vers lui, il la détaille de bas en haut, dans une position évidemment soumise, le tout étant filmé en caméra subjective pour que le publie partage son point de vue, tandis qu’elle tend une main impériale pour récupérer son bien.

Même si Frank fait de temps à autre preuve de machisme, c’est Cora qui mène le bal. C’est elle qui lance l’idée de tuer Nick (Cecil Kellaway), son vieux mari autoritaire et étouffant, et c’est elle encore qui punit Frank pour sa lâcheté lorsqu’il se retourne contre elle durant le procès (pour le meurtre de Nick) ainsi que pour ses infidélités, en le traitant comme un domestique lorsqu’elle fait prospérer le restaurant de son mari (un peu comme Mildred Pierce, autre personnage de Cain).

Lors de la réception critique du film, on a beaucoup parlé de la dimension sadomasochiste de la relation sexuelle et sentimentale du couple. Même dans cette version moins explicite que l’adaptation réalisée en 1981 par Bob Rafelson, libéré du joug de la censure, Lana Turner et John Garfield parviennent à exprimer par leurs regards et leur langage corporel l’érotisme incandescent de ce couple à la fois frustré et stimulé par la présence de Nick, puis, après sa mort, par l’amertume de Cora face à l’inconstance de Frank. Leur passion finit toutefois par triompher et leur désir s’exprime face à l’océan d’une inquiétante noirceur.

Bien que Lana Turner parvienne à incarner dans une certaine mesure le désespoir et la lassitude de l’héroïne de Cain, issue d’un milieu populaire, elle n’en demeure pas moins une vedette de cinéma (elle n’aurait accepté ce rôle « sordide » qu’à condition de pouvoir conserver son « style ») qui crève l’écran à chaque apparition. Frank tente certes de résister aux appas de cette déesse blonde inexplicablement « descendue sur Terre » dans ce restaurant délabré (dont le nom, The Twin Oaks (Les deux chênes), renvoie à l’un des nombreux exemples de dualité présents dans le livre et dans le film, à commencer par leur titre). Il tentera à plusieurs reprises de lui échapper : en la trompant avec Madge (Audrey Totter), en la quittant par deux fois et en la trahissant lors du procès. Mais il revient toujours en rampant pour exécuter ses quatre volontés, que ce soit comme amant, comme complice, comme homme à tout faire ou comme mari dominé (symbolisé par la cravate qu’elle le force à porter et qu’elle compare à une corde).

Même si l’attirance physique du couple n’est sans doute pas aussi palpable que dans le roman, elle se ressent dans leur besoin magnétique d’être ensemble quel qu’en soit le prix. Ils se battent, ils aiment, ils se disputent, mais ils restent ensemble. Ils atteignent même une sorte d’épiphanie romantique sur la plage, vers la fin du film, lorsque Cora, enceinte, évoque avec lyrisme « une nouvelle vie » (« Des baisers venus de la vie et non de la mort »). Durant ce fameux bain de minuit où ils nagent au loin, elle offre même sa propre vie en gage de son amour. [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]


L’histoire

Frank Chambers (John Garfield), qui se rend en auto-stop de San Francisco à San Diego, s’arrête en chemin dans un café station-service où l’on cherche un employé. Nick Smith (Cecil Kellaway), le patron, engage Frank qui est subjugué par la beauté de Cora (Lana Turner), la femme de Nick. Cora et Frank se sentent attirés l’un vers l’autre et décident de partir ensemble. Ils renoncent à leur projet et retournent aux « Twin Oaks » avant que Nick ne découvre leur absence. Cora persuade Frank que la meilleure solution est de se débarrasser de Nick.

Une première tentative a lieu, mais Nick échappe à la mort. Frank se décide à partir mais Nick, rétabli de son accident, l’incite à revenir. Nick est résolu à vendre le café. Cora et Frank décident de faire une nouvelle tentative et Frank assomme Nick avec une bouteille avant de faire croire à un accident de voiture. Mais Nick a souscrit une police d’assurance de dix mille dollars. Le procureur Sackett devient de plus en plus soupçonneux et parvient à faire signer à Frank une déposition qui accuse Cora. Celle-ci accuse alors Frank de complicité. Sackett et Keats, l’avocat de Cora, arrivent à un compromis et les deux amants sont finalement libérés.

Cora et Frank se marient pour éviter les commérages. Ils réussissent à récupérer la confession de Cora dont voulait se servir le véreux Kennedy pour les faire chanter. Cora comprend que Frank l’a trompée alors qu’elle était partie à l’enterrement de sa mère. Ils s’affrontent mais se rendent compte qu’ils s’aiment toujours. C’est alors qu’ils sont victimes d’un accident d’automobile. Cora trouve la mort. Frank est accusé de meurtre,  condamné a mort et sa grâce est refusée.



LE FILM NOIR
Comment un cycle de films américains est-il devenu l’un des mouvements les plus influents de l’histoire du cinéma ? Au cours de sa période classique, qui s’étend de 1941 à 1958, le genre était tourné en dérision par la critique. Lloyd Shearer, par exemple, dans un article pour le supplément dominical du New York Times (« C’est à croire que le Crime paie », du 5 août 1945) se moquait de la mode de films « de criminels », qu’il qualifiait de « meurtriers », « lubriques », remplis de « tripes et de sang »… Lire la suite


Les extraits


LANA TURNER
Sept maris, un père bootlegger assassiné en pleine rue, un amant gangster poignardé par sa propre fille Cheryl : la vie de Lana Turner n’a pas été de tout repos ! Mais ce magnifique symbole du sex-appeal hollywoodien a su révéler une troublante sensibilité sous l’écorce soigneusement entretenue du glamour.

JOHN GARFIELD
Il existe aujourd’hui une légende de John Garfield, et, comme toutes les légendes, celle-ci contient une bonne part de réalité. Personne n’illustra mieux l’approche « naturaliste » que John Garfield. Les metteurs en scène et les caméraman sont régulièrement glorifiés pour avoir créé l’âme du noir, mais ce fut Garfield qui, plus que tout autre, donna aux premiers noirs leur visage et la tonalité rebelle de leurs voix.



OSSESSIONE (Les Amants diaboliques) – Luchino Visconti (1943)
Ils ne seront pas moins de cinq, Mario Alicata, Giuseppe de Santis, Antonio Pietrangeli, Gianni Puccini et Luchino Visconti, pour « transposer » l’œuvre de James Cain dans la plaine du Pô et la réalité sociale italienne de l’époque. Ils abandonnent le récit à la première personne, éliminent la première tentative de meurtre, renoncent à l’avocat et à son associé, maître-chanteur, réduisent à une peau de chagrin l’intrigue autour de l’assurance-vie. Pour le cinéaste, c’est le flamboiement de chair et de passion qui doit submerger le film. 

LE DERNIER TOURNANT – Pierre Chenal (1939)
On croit souvent que le roman noir américain est une découverte de l’après-guerre, et qu’il a fait son apparition en France à partir de 1945. Il n’en est rien. Un classique du genre, comme Le Facteur sonne toujours deux fois de James Cain était publié chez Gallimard, dans une traduction de Sabine Berritz, dès 1936 ; il est très significatif que ce roman célèbre qui fut porté à l’écran quatre fois, ait connu sa première adaptation cinématographique en France, et cela dès 1939. Elle précédait celles de Visconti (1942), de Tay Garnett (1946) et enfin celle de Bob Rafelson (1981). Il s’agit du Dernier tournant de Pierre Chenal.

THE POSTMAN ALWAYS RINGS TWICE – Bob Rafelson (1981)
C’est le désir et la passion qui est au centre de l’adaptation de Bob Rafelson. Comme Visconti, il arrêtera son film après le deuxième accident qui coûte la vie à Cora, laissant Frank désespéré devant le corps inerte. Le rêve de Frank est devenu cauchemar avec cette fin qui précipite la cruauté du destin décrite par Cain.


JAMES M. CAIN ET LE CINÉMA (par François Guérif)
Les relations de James Cain, prince de la série noire, et du 7ème Art ne se limitent pas aux différentes adaptations du Facteur sonne toujours deux fois, tant s’en faut. Le romancier a en effet signé nombre de romans qui ont su séduire Hollywood. mais il a également (et plus modestement) signé ou cosigné quelques scénarios. Inventaire…


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