Il existe aujourd’hui une légende de John Garfield, et, comme toutes les légendes, celle-ci contient une bonne part de réalité.



Les crime dramas produits juste après la Seconde Guerre mondiale projetèrent un combat de nature politique sur les écrans de la nation. Le grand ressort de tout scénario de polar consistait à opposer les riches aux démunis. La répartition des richesses en Amérique était une bête noire qui persistait depuis la Dépression, et un élément majeur du noir après la guerre.

L’école « naturaliste » s’installa à Hollywood. Ses idées étaient inconsidérément marquées à gauche, influencées par le socialisme utopique qui tourbillonnait autour de l’influent Group Theatre de New York dans les années 1930. Dans les polars inspirés par ces idées, les malheureux criminels n’étaient jamais que les produits d’un système défectueux.

Personne n’illustra mieux l’approche « naturaliste » que John Garfield. Les metteurs en scène et les caméraman sont régulièrement glorifiés pour avoir créé l’âme du noir, mais ce fut Garfield qui, plus que tout autre, donna aux premiers noirs leur visage et la tonalité rebelle de leurs voix. L’un de ses premiers grands rôles fut d’ailleurs le très justement intitulé They Made Me a Criminal (Je suis un criminel).

À l’écran, Garfield brilla comme le premier vrai rebelle. On lui offrit des rôles où l’on essayait de renier ses origines, de dompter sa puissance brute, mais cela ne marcha pas : le public sentait que sa force venait tout droit de la rue, qu’il incarnait une nouvelle dose de réalité. Voilà un gars du Bowery qui ne se laissait pas faire, qui cognait avec la même puissance que les champions de boxe Benny Leonard et Barney Ross.



Jules Garfinkel, alias John Garfield, est issu d’une famille juive d’origine russe et est né en 1913 dans le Lower East Side, un quartier pauvre de New York. Sa mère meurt alors qu’il a sept ans et son adolescence se passera en vagabondages à travers les Etats-Unis, où il accepte tous les métiers pour survivre, prenant ainsi contact avec les dures réalités du monde du travail.

De retour à New York, il entre au Group Theater de Lee Strasberg. On le verra figurer dans plusieurs productions, mais, alors qu’on lui a promis le rôle principal de Golden Boys de Clifford Odets, il se voit relégué dans un emploi secondaire. Sous le coup de la déception, il signe alors un contrat de sept ans avec la Warner qui lui a déjà fait plusieurs offres (il insiste cependant pour pouvoir paraître sur une scène tous les ans).

A vingt-quatre ans, ce jeune acteur plein de talent semble promis à une carrière brillante. En moins d’un an, la Warner fait de lui une star en lui confiant le rôle de Mickey Borden, le musicien révolté de Four Daughters (Rêves de jeunesse, 1938) de Michael Curtiz. Ainsi naît déjà la légende de Garfield, de cette assimilation totale d’un acteur à l’un de ses personnages. Comme le héros qu’il incarne, Garfield a eu lui aussi des raisons d’être révolté : il a eu une enfance très dure et il a connu la faim et la détresse au temps de la Grande Dépression, d’où ses sympathies progressistes qui s’affirment dans ses relations avec le Group Theater. Là s’arrête la comparaison : Garfield a réussi ; il est célèbre, il aime son travail et il a fait un mariage heureux. De ces années « enragées », il garde pourtant une grande agressivité qui confère beaucoup d’authenticité à son interprétation.

Comme Marlon Brando et James Dean après lui, Garfield va exercer une extraordinaire fascination sur toute une génération d’adolescents. Une fascination qui ne doit d’ailleurs rien à son talent d’acteur. Tous les teenagers américains rêvent de lui ressembler lorsque, débraillé, mal rasé, une cigarette au coin de la bouche, il s’assied au piano, dénigrant avec cynisme toutes les valeurs établies. La vitalité, la hargne, l’insolence de ce nouveau héros romantique crèvent l’écran.

Après cette foudroyante révélation, on offrira encore à Garfield des rôles analogues : le boxeur traqué de They Made Me a Criminal (Je suis un criminel), ou l’ex-délinquant juvénile de Dust Be My Destiny (Jeunesse triomphante), tous deux de 1939. Les années passant, il interprétera des personnages plus riches et plus complexes, mais presque toujours des victimes de la société, comme le soldat aveugle de Pride of the Marines (La Route des ténèbres, 1945) de Delmer Daves, ou comme l’assassin de The Postman Always Rings Twice (Le Facteur sonne toujours deux fois,1946) de Tay Garnett, où il se perd par amour pour Lana Turner .

En montant sa propre maison de production (en association avec Bob Roberts), John Garfield trouvera ses plus beaux rôles. Il sera encore un boxeur, corrompu par la gloire, dans Body and Soul (Sang et or, 1947) de Robert Rossen. L’année suivante, il sera le jeune avocat idéaliste pris dans l’engrenage du crime de Force of Evil (L’Enfer de la corruption, 1948). C’est d’ailleurs grâce à lui qu’Abraham Polonsky parviendra à réaliser ce très beau film.

Après avoir été. très convaincant dans The Breaking Point (Trafic en haute mer, 1950) de Michael Curtiz, Garfield produira encore en 1951 un film de John Berry, He Ran AIl the Way (Menace dans la nuit, 1951). Ce sera sa dernière apparition à l’écran. Ce crime drama cautérisa réellement son cœur saignant. Nick Robey (Garfield) est une âme perdue incapable de s’élever au-dessus d’une existence de petits délits. Il vit toujours avec sa mère, une mégère rancunière. Lorsqu’un vol avec préméditation tourne au vinaigre, Nick panique et descend un flic. Il se dissimule dans la foule oppressante d’une piscine publique, où il repère Peg Dobbs (Shelley Winters). Nick la séduit pour qu’elle l’emmène chez elle, où il pourra échapper à la chasse à l’homme.

Nick essaye de gagner les faveurs de la famille de Peg, mais redevient fou furieux avant la fin de la nuit et les prend en otages, un 38 au poing. Pendant que les Dobbs suent à grosses gouttes, Nick oscille entre envie et mépris pour la facilité de leur vie de famille. Il essaye les rôles de patriarche, de grand frère, de bienfaiteur et, finalement, du « type bien pour Peg ». Il lui donne l’argent du hold-up pour qu’elle leur dégote une voiture et qu’ils puissent enfin s’enfuir vers une vie meilleure. Mais le plan déraille. Au final, Peg récupère le 38 et doit choisir entre son père et Nick. C’est difficile, car elle aime vraiment Nick, mais elle finit par lui tirer dessus et il retourne en titubant dans le caniveau pour y mourir.

He Ran AIl the Way fut le dernier film de Garfield. De façon révélatrice, il le fit (presque comme un défi) avec le metteur en scène John Berry, ainsi que les scénaristes Hugo Butler et Guy Endore, tous virés de Hollywood par la chasse aux sorcières. Mais de tous les artistes hollywoodiens injustement salis par la liste noire, John Garfield fut celui qui souffrit le plus.

Abraham Polonsky expliqua parfaitement le triomphe et la tragédie de Garfield dans son introduction à The Films of John Garfield, de Howard Gelman : « Garfield était une star qui représentait un phénomène social d’une énorme importance pour son époque, et peut-être la nôtre aussi. En tant que star, il vivait, dans l’imaginaire de ceux qui l’aimaient, sans contradiction avec ce quelque chose qui sommeillait en eux, et qui était à l’écoute des forces sociales de son époque. Naturellement, quand cette époque fut attaquée politiquement par l’establishment des Etats- Unis, Garfield, dont la formation et le passé étaient marqués par la rébellion romantique de la Dépression, devint une cible publique pour les grands simplificateurs. »

Ces simplificateurs, Joe McCarthy, Roy Cohn, J. Edgar Hoover, J. Parnell Thomas et autres membres de la Commission des activités anti-américaines, étaient persuadés que Garfield aidait les vipères cocos à infiltrer Hollywood. Garfield, qui ne fut jamais un compagnon de route et avait, plus que tout autre acteur, soutenu l’effort de guerre sur le front intérieur, fut invité à se défaire de sa réputation de rouge en mouchardant publiquement devant la Commission. Il ne balança personne.

En dépit de ses professions de foi anticommunistes, sa carrière est brisée. Il revient alors au théâtre et, ironie du sort, obtient enfin le rôle principal de « Golden Boys » qu’il s’était vu refuser à ses débuts. Miné par le chagrin et l’alcool, il mourra d’une crise cardiaque à l’âge de trente-neuf ans. Le cinéma américain a perdu l’un de ses meilleurs acteurs en la personne de celui qui se surnommait lui-même avec humour « le Gabin du Bronx ».


HE RAN ALL THE WAY (Menace dans la nuit) – John Berry (1951)
Thriller social, film noir, sans doute le dernier du genre, He Ran all the Way constitue le chant du cygne d’une génération de cinéastes de gauche à Hollywood sur le point d’être détruite par les ravages de la Liste noire.

BODY AND SOUL (Sang et or) – Robert Rossen (1947)
Comme bien d’es films de boxe, Body and Soul montre l’ascension d’un boxeur qui parvient à s’extirper de son milieu pauvre grâce au sport et dont l’intégrité est menacée par les matchs truqués. Si le film demeure l’une des œuvres remarquables du genre, c’est grâce à son intrigue composée comme une peinture de milieu réaliste.

THE POSTMAN ALWAYS RINGS TWICE – Tay Garnett (1946)
Le cinéaste hollywoodien évoque, lui, la dérive intime de son pays. Dès les premiers plans, désaxés, inquiétants, l’ambiguïté suggestive s’affiche. Un écriteau à double sens « Man wanted » annonce le désarroi social et affectif de l’Amérique du bout du monde, où le chômage rime avec la misère sexuelle.

He ran all the way : le dernier film noir (Par Eddie Muller)
Ce film est – symboliquement, spirituellement – le dernier film noir. Ses créateurs s’attachent au plus près aux échecs douloureux d’un homme désespéré. Le film fait preuve de compassion sans chercher à faire la leçon ou verser dans le sentimentalisme. Il possède une qualité encore plus constitutive de l’ethos du film noir que des dialogues percutants, des clairs-obscurs pénétrants, ou des villes mal famées : il fait preuve d’empathie.

LE FILM NOIR
Comment un cycle de films américains est-il devenu l’un des mouvements les plus influents de l’histoire du cinéma ? Au cours de sa période classique, qui s’étend de 1941 à 1958, le genre était tourné en dérision par la critique. Lloyd Shearer, par exemple, dans un article pour le supplément dominical du New York Times (« C’est à croire que le Crime paie », du 5 août 1945) se moquait de la mode de films « de criminels », qu’il qualifiait de « meurtriers », « lubriques », remplis de « tripes et de sang »… Lire la suite
- THE LONG NIGHT – Anatole Litvak (1947) / LE JOUR SE LÈVE « refait » et « trahi »
- EDWIGE FEUILLÈRE : LA GRANDE DAME DU SEPTIÈME ART
- LA POLITIQUE DU CINÉMA FRANÇAIS
- THE GARMENT JUNGLE (Racket dans la couture) – Vincent Sherman (1957)
- THE RACKET (Racket) – John Cromwell (1951)
Catégories :Les Actrices et Acteurs
Bon résumé de la carrière de John Garfield, sans doute mon acteur préféré. J’avais vu Body and soul à la télévision, présenté par Alain Delon qui avouait que pour lui aussi Garfield était son acteur préféré. Pour moi son chef d’œuvre reste Force of Evil. J’ai revu récemment He ran all the way, c’est très fort, d’abord parce que les deux acteurs, John Garfield et Shelley Winters sont excellents, mais que John Berry signe là son meilleur film sur le plan technique. Garfield et Shelley Winters avaient une liaison sur le tournage de ce film. Il est clair que c’est l’HUAC qui l’a tué, il ne savait plus comment s’en sortir, il avait même envisagé l’exil. Il voulait aussi se présenter à l’HUAC pour dire qu’il n’était pas communiste, mais c’était trop tard ! Je viens de revoir Fallen sparrow, à partir de ce film Garfield était classé comme communiste. Il est faux de dire qu’il n’était pas un compagnon de route du parti communiste. Il n’a jamais pris sa carte c’est vrai, mais il était très proche de leurs idées, Polonsky était encarté. Je suis en train d’écrire un petit billet sur Fallen sparrow qui est fort intéressant.
J’aimeJ’aime
Je l’ai découvert dans ‘The Postman Always Rings Twice’, lorsqu’il jouait avec Lana Turner – film que j’ai appris à aimer grâce à votre article de blog, d’ailleurs ! – et, bien que je ne l’appréciais pas tellement (je n’y arrivais absolument pas), je ne pouvais m’empêcher de le trouver (très) intriguant, j’avais envie d’en savoir davantage sur cet acteur. Puis, je tombe aujourd’hui sur votre article consacré à son film ‘Body and Soul’ et j’en tombe éperdument amoureuse ! Un grand acteur et un si bel homme – il est devenu l’un des mes trois/quatre acteurs préféré avec Bogart, Gable et sans doute Stewart (à voir) ! Merci pour ce très bel article !
J’aimeJ’aime