Thriller social, film noir, sans doute le dernier du genre, He Ran all the Way constitue le chant du cygne d’une génération de cinéastes de gauche à Hollywood sur le point d’être détruite par les ravages de la Liste noire.
Il y a de quoi rester pantois devant la réponse donnée par John Berry à la question posée par Patrick McGilligan dans son livre d’entretiens avec les survivants de la Liste Noire. « Lorsque vous travailliez sur He Ran all the Way, vous doutiez-vous d’être sur le point de vous retrouver blacklisté ? John Garfield craignait-il de subir le même sort ? Le tournage en a-t-il été affecté par les circonstances ? » demandait l’historien. Ce à quoi le réalisateur américain répondait sur un ton candide : « Non, nous ne savions pas. Absolument pas. Nous restions combatifs. Nous avions le sentiment qu’on s’en sortirait. Nous étions conscients que l’atmosphère devenait viciée, et alors ? C’était bien avant que les loups soient lâchés. » Guère convaincu par cette version des faits, Berry se sentait obligé lui-même de corriger, un peu plus tard, avec une toute autre justesse de ton : « He Ran all the Way est un film sur le malheur. Ce n’est pas un hasard. Je voulais tourner l’histoire ainsi. »
He Ran all the Way ne serait effectivement pas tout à fait le film qu’il est devenu sans le nœud coulant exercé par la Commission des activités anti-américaines sur les principaux protagonistes du film. Le sentiment d’inexorabilité entourant les personnages de He Ran all the Way ; cette idée d’un destin tragique dont ils comprennent progressivement la nature sans plus chercher à s’y opposer, reflétait à merveille l’état d’esprit de l’équipe du film, consciente, sans pouvoir encore le formuler distinctement, de voir le rideau se refermer sur elle. Entre le 6 décembre 1950, jour du début du tournage de He Ran all the Way, et sa première à New York le 20 juin 1951, le temps marque une accélération brutale. Durant la première vague d’auditions menées par la Commission, entre 1947 et 1951, qui culmine avec des condamnations de ceux qu’on baptisera les Dix de Hollywood – les scénaristes Dalton Trumbo, Alvah Bessie, Ring Lardner Jr., Lester Cole, Albert Maltz, Samuel Ornitz, John Howard Lawson ; les réalisateurs Edward Dmytryk et Herbert Biberman ; le producteur Adrian Scott – la résistance est encore possible, du moins dans les films réalisés par des cinéastes de gauche. On peut imaginer aussi qu’une fois ces fameux Dix livrés à la justice, la Commission suspendra ses investigations. Mais les ravages de la liste noire se font désormais autrement plus conséquents à partir de 1951, pour toucher Hollywood en profondeur, au-delà des seuls Dix de Hollywood. [Le Dernier film noir – Samuel Blumenfeld – Ed. Wild Side Video (2010)]
«J’aime beaucoup He Ran All the Way, même si je l’avais prévu différemment. Le vrai problème, pour moi, c’était la confrontation entre ce petit voyou raté, complètement perdu (Garfield) et la famille bourgeoise qu’il terrorisait après s’être installé chez elle. Je voulais opposer ces deux forces et les développer. D’un côté Garfield, poursuivi pour avoir volé une petite somme d’argent, de l’autre la famille qui voulait le donner parce qu’il y avait une récompense à toucher. Je voulais prouver que les réactions de ces deux mondes étaient déterminées par l’argent… Hugo Butler s’est arrangé pour que mes idées ne soient pas tout à fait dévirtualisées. À la fin, par exemple, Garfield descend les escaliers après avoir entraîné Shelley WÏnters à travers la porte. Le scénario était tout autre : Garfield essayait de violer la fille (Winters) et elle lui enfonçait un couteau dans le dos. Shelley adorait cette fin : la possibilité de tuer Garfield en lui enfonçant le couteau dans le dos. J’ai voulu l’en dissuader, mais elle était vraiment décidée à ne pas tourner la scène autrement. « Je me refuse à descendre ces escaliers. Je veux les monter » : Si elle les montait, cela voulait dire que le film se terminait sur elle. Si elle les descendait, on aboutissait dans la rue et c’est Garfield qui avait le beau rôle. « N’aie pas peur, dis-je, je rajouterai une scène où tu les monteras- je suis d’accord pour les monter ; mais je ne les descendrai pas, je te le jure ! » Le jour du tournage de la scène, nous avons eu une grosse discussion et elle a abandonné le plateau. Je l’ai alors menacé : « Si tu veux partir, pars. Je tournerai la scène comme je la veux avec un double que je prendrai toujours de dos ! » Furieuse, elle a sa voiture, a fait un tour avec et, sans mot dire, elle est revenue. Nous avons tourné la scène et nous sommes restés depuis de très bons amis… »
– Etait-il nécessaire de le faire mourir à la fin ?
A cette époque, oui. Et même maintenant, dans un contexte américain, parce qu’il n’y a pas de place pour ces types dans notre monde, il n’y a pas d’autre issue que la mort. Ce n’est pas parce que je tiens au principe « le crime ne paie pas » car je suis sûr que pour beaucoup de gangsters il paie ! Mais celui qui a ces rêves et qui essaye de vivre avec ces illusions… celui-là n’appartient pas au monde bourgeois! Mais comme j’avais fait de Garfield un individualiste non bourgeois, donc étouffé par la société, je devais le faire inévitablement mourir à la fin. Ou alors la prison…
– Dans les derniers instants du film, il devient très lucide. Alors pourquoi toutes ces réactions violentes de véritable bandit envers la fille et sa famille ?
Il faut voir le contexte de l’histoire. Il devient plus lucide à la fin, car il commence enfin à comprendre un tas de choses. Il trouve une certaine affection chez la fille. Il croit en elle. Mais son grand problème, c’est qu’il ne peut avoir confiance en personne ni en lui-même… »
« Or, à la fin du film, il se sent à nouveau trahi, car il a cru que la fille allait le donner aux flics. C’est tout son passé, sa vie antérieure, qui le mène à cet état d’esprit. C’est pour cela qu’il devient brutal et violent après avoir dit à Shelley : « Vous ne m’avez jamais aimé, personne n’aime personne, nous sommes tous des ordures.» [« Une Interview de John Berry », Cinéma 68, décembre 1968, n°131.]







L’histoire
Nick Robey (John Garfield), avec son ami AI (Norman Lloyd), décide de voler la paye d’une entreprise. Les cambrioleurs paniquent ; Al et un gardien sont blessés. Nick s’enfuit avec l’argent jusqu’à une piscine publique voisine où il rencontre Peg Dobbs (Shelley Winters), à la fermeture, il raccompagne Peg chez elle et est présenté à ses parents (Wallace Ford et Selena Royle) et à son jeune frère (Bobby Hyatt). La famille va au cinéma laissant Nick et Peg à la maison. Nick croit qu’ils ont découvert sa véritable identité et les menace de son arme quand ils reviennent. Le journal du matin révèle que le garde sur lequel il a tiré est mort et Nick est désormais recherché pour meurtre. Il garde la famille en otage, jouant tour à tour de la sympathie et de la terreur. Mais Nick a confiance en Peg ; il lui donne de l’argent pour qu’elle achète une voiture avec laquelle ils pourraient tous deux prendre la fuite, mais comme le véhicule tarde à arriver, Nick s’affole et se retourne contre Peg, la forçant à sortir de l’appartement alors que son père s’apprête à le tuer. Contrainte de choisir entre son père et Nick elle abat ce dernier juste au moment où la voiture est livrée.
La comparaison entre le roman de Sam Ross et The Desperate Hours (La Maison des otages) de Joseph Hayes, qu’adaptera William Wyler en 1955 avec Humphrey Bogart et Fredric March se révèle fort instructive. Dans The Desperate Hours, un groupe de bandits envahit la maison d’une famille de la bourgeoisie américaine. Le gangster est présenté comme un ennemi du peuple, tandis que la famille se révèle détentrice des valeurs les plus nobles. Il n’y a, par contre, dans He Ran all the Way, aucune différence entre le niveau de vie de Nick Robey et celui de la famille Dobbs. Nick Robey est un homme perdu. Les gens chez qui il se cache font partie du même monde et partagent les mêmes illusions. Le scénario de Trumbo prendra cet aspect en compte. Même si le capitalisme n’est jamais exposé de manière aussi frontale, moins en tout cas que dans le scénario de The Prowler (Le Rôdeur) écrit par le même Trumbo pour Joseph Losey, juste avant celui de He Ran all the Way. [Le Dernier film noir – Samuel Blumenfeld – Ed. Wild Side Video (2010)]
Trumbo développe dans son adaptation un point de vue sensiblement différent de celui de Sam Ross, mais tout aussi sulfureux. Dans le film de Berry, la famille Dobbs reste prolétaire. Le père est ouvrier imprimeur. Peggy, sa fille, travaille dans une boulangerie. Quand le fossé entre Nick Robey et cette famille semble se combler, il se creuse aussitôt de nouveau. Le maigre confort obtenu par la famille Dobbs reste un acquis à conserver à tout prix. La scène où Garfield, pour montrer ses bonnes intentions, prépare un repas de fête, avec une dinde pour la famille Dobbs, reste emblématique du pessimisme de Trumbo. La famille Dobbs préfère ne pas toucher à la dinde. Furieux, Garfield les contraint à la manger sous la menace de son arme. « Tout ce que je demande c’est un trou où je peux me cacher quelques jours ! leur crie-t-il, Ça, on ne le refuse pas à un chat de gouttière. » Trumbo met ainsi en relief, avec son sens hors du commun du dialogue, capable de synthétiser dans un langage parlé et percutant une idée complexe, sans donner l’impression de livrer un cours magistral, l’incapacité de la classe ouvrière à s’unir contre un adversaire commun. Ce point de vue se révèle on ne peut plus pertinent à une époque où les syndicats, épurés des éléments communistes sont affaiblis. Sam Ross croit encore possible, en 1947, une telle union entre prolétaires. Mais la chasse aux sorcières est passée par là lorsque Trumbo adapte son roman trois ans plus tard. Trois ans qui, dans ce cas précis, valent un siècle. [Le Dernier film noir – Samuel Blumenfeld – Ed. Wild Side Video (2010)]
L’équipe de He Ran all the Way se révèle incroyablement homogène. Elle l’est d’abord sur un plan culturel – Garfield, Bob Roberts, et John Berry sont juifs, originaires du Bronx ou de Brooklyn – et politique. Guy Endore, John Berry, Bob Roberts, Dalton Trumbo et Paul Trivers, producteur associé du film, sont membres ou anciens membres du Parti Communiste américain. John Garfield, Norman Lloyd (AI, l’acolyte de Nick Robey dans le cambriolage), Selena Royle (citée, comme Garfield, dans la publication Red Channels, qui incarne Mme Dobbs) et Hugo Butler appartiennent à la frange libérale de Hollywood. Arnold Laven, futur réalisateur de cinéma et de télévision, qui officiait sur le film de John Berry au titre de « script supervisor », était particulièrement impressionné par la cohérence de cette équipe. « Ils étaient tous à gauche, Démocrates, du haut de la hiérarchie jusqu’en bas. Tous des gens formidables, je pense particulièrement à Hugo Butler. Je me rappelle que sur le tournage on m’avait demandé de signer une pétition. Quand j’avais demandé de quoi il s’agissait, on m’avait répondu que c’était pour telle ou telle croisade. J’ai répondu que je n’avais pas l’habitude de signer pour des trucs pareils. J’ai bien fait car signer m’aurait causé bien des problèmes plus tard. » [Le Dernier film noir – Samuel Blumenfeld – Ed. Wild Side Video (2010)]
James Wong Howe semble à part dans ce groupe. Il est d’évidence apolitique, ce qui ne l’empêchera pas de susciter les soupçons de la Commission, rendant un peu plus délicate sa carrière au début des années 1950. Howe faisait partie depuis plusieurs années de l’écurie Garfield/Roberts. Le directeur de la photo avait été débauché, pour Body & Soul, par Garfield à la Warner, où le technicien était sous contrat. Howe était un partisan du réalisme en photo, cherchant toujours à justifier ses sources de lumière. Le résultat est particulièrement flagrant dans les séquences de boxe de Body & Soul, où Howe filme monté sur des patins à roulettes, d’où l’impression de se trouver vraiment sur le ring. Scorsese reprendra d’ailleurs les innovations du technicien pour Raging Bull. [Le Dernier film noir – Samuel Blumenfeld – Ed. Wild Side Video (2010)]
La véritable pièce rapportée dans He Ran all the Way est Shelley Winters, même si, comme Garfield, elle est juive, et a grandi à Brooklyn. Sauf qu’à l’époque de He Ran all the Way, celle qui va incarner Peggy Dobbs, à la fois proie et bourreau de John Garfield, n’est pas encore la comédienne de The Night of the hunter (La Nuit du chasseur, Charles Laughton, 1955), qui remportera un Oscar pour The Diary of Anne Frank (Le Journal d’Anne Frank, George Stevens, 1959). Elle est cette belle plante, pas forcément bien identifiée à Hollywood, qui apparaît en général partout où il faut une blonde en décolleté. Dans Winchester 73 d’Anthony Mann (1950) par exemple, ou The Great Gatsby de Ted Nugent. Son rôle le plus significatif est dans A Place in the Sun (Une place au soleil, George Stevens, 1951) avec son air résigné quand Monty Clift est debout dans la barque et hésite à la noyer pour convoler en noces avec la riche héritière incarnée par Liz Taylor. Shelley Winters est alors cette femme qu’on a, au choix, envie d’écraser ou dont on rêve d’embrasser le décolleté. L’actrice passera alternativement sur le tournage de He Ran all the Way du statut de poupée Barbie à celui de tête à claques pour, au final, se révéler formidable. Elle a, également, signé la pétition en faveur des Dix de Hollywood et affiché, sans ambiguïté, même après 1951, le plus grand dédain pour les investigations menées par la Commission. La lecture de son autobiographie, Shelley II, permet de découvrir une actrice plus sophistiquée que les portraits faits d’elle, consciente du talent des metteurs en scène qui l’ont dirigée, de Charles Laughton à Stanley Kubrick, et d’être parvenue à s’extraire des emplois de starlette dans lesquels voulaient la cantonner les studios. Accepter le rôle de Peggy Dobbs dans He Ran all the Way et travailler avec Garfield et Berry s’inscrivait précisément dans cette volonté de s’affranchir de son image de mannequin. Sous contrat avec Universal, Winters avait donné son accord pour apparaître dans un péplum, Little Egypt, un refus de sa part aurait entraîné pour elle une suspension du studio. [Le Dernier film noir – Samuel Blumenfeld – Ed. Wild Side Video (2010)]
Selon certains témoignages, les rapports entre Garfield et sa partenaire sont autrement plus conflictuels. Arnold Laven les décrit comme « impossibles ». Les deux acteurs ne sont d’accords sur rien, hurlent et crient en permanence. « Nous avions affaire à des individus passionnés estime Laven, et j’inclus Berry dans le lot. Mais pour autant que je me souvienne, l’essentiel du conflit se réduisait à Garfield et Winters. » Cette dernière offre une version qui corrobore celle de Laven : « Dans ses mauvais jours, Garfield se comportait comme Dr. Jekyll et Mr. Hyde. Il piquait des colères pour rien et, bien que producteur du film, il retardait régulièrement le tournage de plusieurs heures. Après avoir tourné la scène de fin, Garfield s’est bagarré avec moi. Il a fini par me frapper violemment. Je l’ai regardé effarée et une amie qui visitait le plateau s’est mise à lui taper dessus encore plus fort. Nous avons fini par pleurer tous ensemble. » [Le Dernier film noir – Samuel Blumenfeld – Ed. Wild Side Video (2010)]
Ce conflit entre les deux comédiens se révèle fructueux pour le film. La relation contrariée entre Nick et Peggy, mélange d’attraction sexuelle et de haine viscérale, sans cesse sur le point d’aboutir sans pourtant se concrétiser, bénéficie de la relation ambivalente entre les deux comédiens. Cette tension sexuelle, sous-jacente, réprimée, mal gérée par le scénario, et pour cause, le Production Code étant passé par là, offre au film une dimension absente du roman de Sam Ross et du scénario de Trumbo. La dimension sentimentale de l’histoire s’estompe au seul profit d’un érotisme étouffé. Qui se révèle « une des grandes forces de He Ran all the Way. » [Le Dernier film noir – Samuel Blumenfeld – Ed. Wild Side Video (2010)]
Le tournage de He Ran all the Way commence le 6 décembre 1950 pour une durée de trois semaines dans les Goldwyn Studios à Los Angeles. Il s’agit de mémoire récente de l’hiver le plus rugueux rencontré en Californie. La séquence de la piscine où Nick Robey se réfugie pour échapper à la police et aperçoit Peggy Dobbs est tournée en premier. Le visage émacié et fatigué de Garfield, en osmose avec son personnage, frappe d’emblée sa partenaire. L’acteur se remettait tout juste de sa crise cardiaque et devait être suppléé par une doublure pour les passages où il nage sous l’eau. Garfield décide au dernier moment de tourner la scène. Elle nécessite dix prises en raison de la difficulté à trouver le bon réglage de la lumière sous l’eau. Shelley Winters se souvient en outre d’un acteur très traumatisé par la décision de la Warner d’annuler son contrat avec lui, sans comprendre les motivations d’une telle décision. « J’étais alors trop jeune, trop naïve, pas assez mature sur le plan politique pour comprendre ce qui se jouait à Hollywood. La décision de la Warner lui a fendu le cœur, initiative d’autant plus incompréhensible de l’extérieur que Garfield restait l’un des fleurons du studio. Je savais juste que durant les répétitions où les techniciens des effets spéciaux nous envoyaient une fumée étouffante, John devait me serrer dans ses bras. Il y avait beau avoir une centaine de passants, je sentais un type perdu que je tentais discrètement de réconforter. Je me souviens de l’ambiance particulière dans sa loge. Cette nourriture infecte qu’on nous servait pour le dîner, agrémentée de coca et de rhum. Nous attendions des heures pendant qu’on mettait au point l’éclairage pour les scènes de pluie. J’avais devant moi un homme à l’agonie, certainement pas un acteur se préparant pour son rôle. Je n’avais pas compris pourquoi John avait ainsi insisté pour tourner en personne une séquence aussi dangereuse pour lui que celle de la piscine. Je crois, avec le recul, qu’il cherchait à avoir une nouvelle crise cardiaque. » [Le Dernier film noir – Samuel Blumenfeld – Ed. Wild Side Video (2010)]
Le tournage de la scène finale de He Ran all the Way reste sujet à spéculation. John Berry explique à Patrick McGilligan combien Winters se révélait ici difficile à gérer, refusant de la tourner telle quelle, préférant poignarder Berry sur un sofa plutôt que tirer sur lui. « Shelley Winters avait une autre idée : Garfield essayait de la violer, elle, et elle lui enfonçait un couteau dans le dos. Shelley adorait cette fin: la possibilité de tuer un homme, c’était vraiment son rêve. (…) J’ai voulu l’en dissuader, mais elle était vraiment décidée à ne pas tourner la scène autrement : ‘Je me refuse à descendre ces escaliers. Je veux les monter.’ Si elle les montait, cela voulait dire que le film se terminait sur elle. Si elle les descendait, on aboutissait dans la rue, et c’est Garfield qui avait le beau rôle. ‘N’aie pas peur, dis-je, je rajouterai une scène où tu les monteras. – Je suis d’accord pour les monter, mais je ne les descendrai pas, je te le jure !’ Le jour du tournage de la scène, nous avons eu une grosse discussion et elle a abandonné le plateau. Je l’ai alors menacée : ‘Si tu veux partir, pars. Je tournerai la scène comme je veux, avec une doublure que je prendrai toujours de dos !’ Furieuse, elle a pris sa voiture, a fait un tour avec et, sans mot dire, elle est revenue. » Shelley Winters offre une version différente. Garfield refusait, selon elle, de tourner la scène telle quelle, souhaitant même qu’elle n’apparaisse pas du tout. Il préférait que la police l’abatte, ce qui semblait aberrant aux yeux de Berry et des scénaristes. « Avec le recul, je comprends, écrit Winters qu’il refusait qu’un ami le tue. Il préférait une force invisible, sans identité. « Laissez la police s’en occuper répétait-il ». » [Le Dernier film noir – Samuel Blumenfeld – Ed. Wild Side Video (2010)]
Si la scène finale du film se révèle, en fait, à ce point miraculeuse, c’est finalement par un mélange d’improvisation et de préparation minutieuse. Elle doit beaucoup au travail de James Wong Howe, autre exemple de réalisme en photo et d’un chef opérateur cherchant toujours à justifier ses sources de lumière. Lorsque Garfield dévale le trottoir avant de s’affaisser dans le caniveau, la principale source de lumière de cette séquence de nuit provient des lampadaires, des fenêtres de la barre d’immeubles soudainement allumées, et des reflets de l’eau du caniveau qui permettent au visage des acteurs de se distinguer. Nous ne sommes plus du tout dans la lumière stylisée du film noir, mais dans une esthétique différente, brute, où prédomine la recherche du réalisme. [Le Dernier film noir – Samuel Blumenfeld – Ed. Wild Side Video (2010)]
La scène est impeccablement composée par John Berry. Comme dans un opéra classique, les principaux personnages sont convoqués pour le final, placés du même côté du trottoir, tandis que Garfield s’éloigne à vue d’œil et s’écroule brutalement. Cette composition a un sens. La tragédie de Garfield ne met pas seulement un point final à la trajectoire pathétique d’un individu. Elle scelle aussi le destin de toute une communauté.
Cette fin n’aurait jamais le même impact sans la mise à mort de Garfield, imprévisible pour le spectateur, et sans doute guère calculée par Shelley Winters. L’actrice la joue en tout cas avec un opportunisme formidable, comme si ce coup de feu tiré à bout portant relevait de la folie d’un instant, impossible une seconde auparavant, devenant insoutenable une fois commis. La gestuelle de la comédienne en arrière-plan, certes debout, mais décomposée, un corps sans os prêt à s’affaler, horrifiée par le sort de Garfield et par son propre acte, reste un moment inoubliable. Shelley Winters le décrit avec justesse dans ses souvenirs. « James Wong Howe pensait qu’il y avait trop de lumière cette nuit-là et qu’il faudrait tourner le lendemain, cela signifiait que le budget du film, déjà largement dépassé, serait encore plus lourd. J’ai décidé que ce serait maintenant ou jamais. Je me suis emparée du faux pistolet pour tirer sur Garfield. Il m’a regardée incrédule et désespéré, un regard qui n’a cessé de me hanter, et il a dévalé les escaliers. Il était ‘mort’. J’ai commencé à crier comme une folle. Une doublure était censée tomber de ces escaliers. Je croyais que John était mort pour de bon. Et d’une certaine manière, il l’était. » [Le Dernier film noir – Samuel Blumenfeld – Ed. Wild Side Video (2010)]
He Ran all the Way, comme The Prowler (Joseph Losey, 1951) et The Sound of Fury (Fureur sur la ville, Cy Endfield, 1951), reste incroyablement en prise avec leur époque. Cette époque ne voulait pas de ces films, mais on ne peut qu’être frappé de par pertinence de ce cinéma. Berry ou Losey avaient eu le temps de beaucoup en dire par leurs films interposés. Les années 1950 sont perçues à raison comme le moment décisif où l’Amérique affirme son leadership sur le monde et affirme sa puissance économique dans des proportions inédites. Or, la prospérité américaine apparaît rétrospectivement bien plus sombre à travers He Ran all the Way. « Quand j’ai fait From this Day Forward (le troisième long-métrage de Berry, tourné en 1946, inédit en France, qui parlait du chômage, de la difficulté d’adaptation des soldats revenus de la deuxième guerre mondiale), expliquait Berry à Bertrand Tavernier, nous vivions une époque d’espoir. La guerre terminée, un monde plus juste et plus rationnel nous attendait… C’était un film lyrique, le seul film lyrique que j’aie jamais fait. J’avais beaucoup improvisé, et le film avait une grande vie intérieure parce que j’étais très conscient du sujet et de tout ce qui se passait. Quand j’ai fait He Ran all the Way, les choses avaient beaucoup changé. La guerre était loin et J’on commençait à voir qu’au lieu de l’avoir gagnée, nous l’avions perdue, d’une certaine façon. Nous avions lutté pour la fraternité et nous avions la merde à nouveau, comme avant, ou pire. » Joseph Losey confesse un désarroi comparable à Michel Ciment. « Les conflits et l’optimisme des années trente, rendaient difficiles à accepter la brutalité et la dégradation de la fin des années quarante… pendant la guerre … on gardait encore un certain optimisme, surtout lorsque la guerre devint une guerre anti-fasciste. Mais à la suite d’Hiroshima, de la mort de Roosevelt et des investigations, ce n’est qu’alors qu’on a commencé à voir que le Rêve américain était complètement irréel. » [Le Dernier film noir – Samuel Blumenfeld – Ed. Wild Side Video (2010)]
Thom Andersen et Noël Burch, dans leur ouvrage fondamental, Les Communistes de Hollywood, autre chose que des martyrs, placent He Ran all the Way dans un genre inédit, qui émerge durant la courte parenthèse séparant les premières investigations menées par Ia Commission en octobre 1947 du nouveau round d’audition mené à partir de mai 1951. Ils imaginent le vocable de « film gris » pour désigner ces films de genre plus critiques, compte tenu de la grisaille et de la sobriété que l’on associe habituellement au réalisme social. Dans cette liste on trouve, en plus du film de Berry, Body & Soul ; Force of Evil ; Thieve’s Highway (Les Bas-fonds de Frisco – 1947) et Night and the City (Les Forbans de la nuit – 1950) de Jules Dassin ; They Live by Night (Les Amants de la nuit – 1949) et Knock on any door (Les Ruelles du malheur – 1949) de Nicholas Ray ; We were strangers (1949) et The Asphalt Jungle (Quand la ville dort – 1950) de John Huston ; The Breaking Point (1950) de Michael Curtiz ; The Lawless (Haines -1950) et The Prowler (1951) de Joseph Losey ; The Sound of Fury (Fureur sur la ville – 1951) de Cy Endfield. « Ces films, écrivent Andersen et Burch, relèvent sans conteste d’une certaine tradition de réalisme social et critique, substituant aux délires psychologiques du film noir une description concrète des conditions matérielles. Le film noir crée un monde habité par des femmes splendides et déséquilibrées, des patrons de boite de nuit au luxe impossible, et des chauffeurs de taxi philosophes et secourables. Ses héros masculins sont en général trahis, confus ou traumatisés ; ce sont des victimes toutes désignées. Ce qu’offre le « film gris » peut paraître assez prosaïque par comparaison : chômeurs ou travailleurs intermittents qui absorbent leur whisky dans des bowlings et non des boîtes de nuit ; des femmes intelligentes, endurantes, aux prises avec des difficultés sans nombre pour faire survivre les leurs. Tout comme les protagonistes du film noir, les anti-héros du « film gris » doivent se demander « Qu’est-ce que j’ai fait ? » ou « Comment en suis-je arrivé là ? » Mais les réponses qu’ils peuvent trouver mettent en cause la société dans son ensemble et non une seule femme malveillante ou une petite bande de tueurs. » [Le Dernier film noir – Samuel Blumenfeld – Ed. Wild Side Video (2010)]
Le tournage terminé, United Artists remis He Ran all the Way sur une étagère, en attendant que retombe éventuellement la pression de la Commission. Elle ne retombera jamais. La Commission reprend ses investigations début 1951, avec pour objectif de trouver de nouveaux noms. John Garfield possède de bonnes raisons de devenir paranoïaque. Comme il le décrit à l’un des producteurs phares de la Warner, Jerry Wald, qui pensait à lui pour un rôle et se montrait désormais hésitant : « J’ai l’impression de faire partie d’une équipe de baseball tout en sachant que je serai vendu en fin de saison. » Garfield entend un peu plus tard qu’un patron de studio cherche un comédien dans « le style de Garfield ». Garfield propose ses services par l’intermédiaire de son agent qui s’entend répondre : « Nous cherchons un comédien dans le style de Garfield, mais nous ne pouvons pas engager le vrai Garfield. » Le comédien reçoit le 6 mars sa convocation pour répondre aux questions de la Commission. Il feint la surprise devant un journaliste venu l’interroger. « Je n’avais pas la moindre idée que je serai convoqué. Tant que je ne saurai pas ce qu’ils veulent, je ne saurai quoi leur dire. Je n’ai en tout cas rien à cacher. » Affirmation prêtant à sourire de la part d’un comédien qui vient de terminer He Ran all the Way et dont la femme était un ancien membre du Parti Communiste. [Le Dernier film noir – Samuel Blumenfeld – Ed. Wild Side Video (2010)]
Pour John Berry commence un long périple, qui le mène tout d’abord en Californie, puis finalement en France, où il atterrit à bord d’un avion rempli de bonnes sœurs. « Un jour, on a frappé à ma porte racontait Berry à Bertrand Tavernier. J’ai aperçu deux hommes avec leurs chapeaux, deux types très polis et gentils comme tout qui voulaient me voir. On aurait dit une scène de film policier. Pour comparaitre devant la Commission, il faut avoir reçu la convocation, j’ai donc décrété que ce n’était pas à eux de décider quand je devais me présenter devant la Commission, mais à moi tout seul. C’est ainsi que le film policier a dégénéré en comédie. Comme j’avais appris par mon père, qui était un homme d’affaires, comment éviter les huissiers, j’ai commencé à éviter toute rencontre avec ce genre de messieurs. Nous avons eu droit à des poursuites dans les rues, en voiture, par les fenêtres, enfin, on aurait cru que j’étais le plus grand criminel du monde. Cela a duré des mois et ils ne sont pas arrivés à me donner la convocation, ni à prouver que je l’évitais ! Et un beau jour, après avoir beaucoup réfléchi et avoir demandé des conseils à certains amis, j’ai décidé de prendre J’avion et j’ai réalisé ainsi, par la même occasion, un rêve ancien, venir en France. Je croyais partir pour six mois, mais les choses ne se sont pas arrangées … » [Le Dernier film noir – Samuel Blumenfeld – Ed. Wild Side Video (2010)]
United Artists sort He Ran all the Way à la sauvette le 20 juin 1951. Garfield et Shelley Winters mis à part, les participants du film ont depuis la fin du tournage, tous filé à l’étranger. Trumbo, Butler et Selena Royle se trouvent au Mexique, Berry en France et Bob Roberts en Grande-Bretagne. Norman Lloyd et Guy Endore sont désormais listés noir. Le nom de Berry n’apparaît même pas au générique du film, remplacé par celui de son premier assistant, Emmett Emerson. He Ran all the Way passe dans ce contexte complètement inaperçu, et se révèle un sévère échec financier. Les différents bilans financiers fournis par Bob Roberts à Dalton Trumbo tout au long des années 1950, au sujet de royalties non versées, montrent que les comptes du film restent dans le rouge, au grand désespoir de son scénariste. He Ran all the Way a coûté 570.000 dollars à produire pour des recettes de 326.000 dollars. Aucune ressortie ultérieure ou vente à la télévision ne comblera ce trou.
John Garfield fête son 39ème anniversaire le 4 mars 1952. Le 12, il commence un engagement de trois semaines, jouant finalement Joe Bonaparte, rôle qu’il convoitait depuis le début de sa carrière, dans la pièce de Clifford Odets, mise en scène par le dramaturge lui-même. Garfield, qui a élu domicile au Warwick Hotel, est occupé à écrire ses confessions pour le magazine Look. Confessions au titre limpide I was a sucker for a Left Hook (j’étais un pigeon pris à un hameçon de gauche), où il s’agit de faire amende honorable, mais sans jamais donner de noms. [Le Dernier film noir – Samuel Blumenfeld – Ed. Wild Side Video (2010)]
Les extraits

BODY AND SOUL (Sang et or) – Robert Rossen (1947)
Comme bien d’es films de boxe, Body and Soul montre l’ascension d’un boxeur qui parvient à s’extirper de son milieu pauvre grâce au sport et dont l’intégrité est menacée par les matchs truqués. Si le film demeure l’une des œuvres remarquables du genre, c’est grâce à son intrigue composée comme une peinture de milieu réaliste.

JOHN GARFIELD
Il existe aujourd’hui une légende de John Garfield, et, comme toutes les légendes, celle-ci contient une bonne part de réalité. Personne n’illustra mieux l’approche « naturaliste » que John Garfield. Les metteurs en scène et les caméraman sont régulièrement glorifiés pour avoir créé l’âme du noir, mais ce fut Garfield qui, plus que tout autre, donna aux premiers noirs leur visage et la tonalité rebelle de leurs voix.

LA CHASSE AUX SORCIÈRES À HOLLYWOOD
En 1947, la capitale du cinéma se transforme en arène politique. Alimentant la psychose anticommuniste, la Commission sénatoriale d’enquête sur les activités antiaméricaines – House Un-American Activities Committee (HUAC) – dénonce les opinions « subversives » de nombreuses personnalités hollywoodiennes. C’est le début d’une nouvelle ère d’inquisition. Rancunes et suspicions seront longues à s’éteindre et le monde du cinéma restera profondément traumatisé par cette crise sans précédent.
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