En apportant, dans le système hollywoodien, une vision romantique et désespérée de l’Amérique, Nicholas Ray s’est imposé comme l’un des auteurs les plus originaux de la génération d’après-guerre. Obsédé par la crise de la civilisation américaine et fasciné par la jeunesse, ce cinéaste romantique et écorché a laissé une œuvre qui, rétrospectivement, paraît singulièrement prémonitoire. Méconnu dans son propre pays, il est resté un mythe exemplaire pour bon nombre de cinéastes européens

Peu de cinéastes ont autant marqué la sensibilité de leur époque que Nicholas Ray, au point qu’il est devenu lui-même un personnage de film. Par-delà le fervent hommage que lui ont ainsi rendu de jeunes réalisateurs contemporains (et notamment Wim Wenders), cette fascination est révélatrice, car Ray cristallise en lui les contradictions d’un artiste déchiré entre son inspiration créatrice et les impératifs commerciaux du système hollywoodien (contradictions évidentes, mais parfaitement résolues par les plus grands metteurs en scène). Victime de Hollywood (certaines de ses œuvres ont été mutilées ou modifiées contre sa volonté), Ray s’est montré en même temps incapable de s’exprimer hors du système, ce qui explique que bien souvent ses meilleures réussites aient été des films de commande. Il n’en reste pas moins qu’il compte parmi les plus authentiques auteurs du cinéma américain.

De l’architecture à Hollywood Nicholas
Ray, de son véritable nom Raymond Nicholas Kienzle, est né à La Crosse (Wisconsin) le 7 août 1911. Très jeune, il s’intéresse au théâtre, mais une rencontre déterminante va le pousser à faire des études d’architecture : il fait en effet la connaissance du grand architecte Frank Lloyd Wright et, à l’âge de 16 ans, obtient une bourse pour suivre ses cours à l’université de Chicago. Plus tard, il dira s’être souvenu de l’enseignement du grand maître pour faire édifier le saloon de Johnny Guitar (1954) sur le flanc d’une montagne, en plein désert : « Parce que j’aimais la forme et la couleur de la pierre. C’était une espèce de Frank Lloyd Wright médiéval. » Cette initiation aux arts plastiques aura incontestablement une grande influence sur toute l’œuvre de Ray, qui a été profondément marqué par les peintres expressionnistes et par l’art médiéval, ce qui explique sans doute en partie le caractère profondément baroque et flamboyant de son style.

Ray suit ensuite sa vocation théâtrale, participant à des tournées comme acteur et comme metteur en scène. II s’intéresse aussi au folklore américain, faisant en 1938 un voyage d’études dans les montagnes Rocheuses. A son retour il travaille avec John Houseman, qui dirige la compagnie new-yorkaise « The Phoenix », et il rencontre Elia Kazan. Après Pearl Harbor, Houseman, responsable des émissions de propagande à la radio, fait appel à Ray, qui réalise ainsi la populaire série « Back Where We Come From » pour la CB.S. Lorsque Kazan part à Hollywood tourner A Tree grows in Brooklyn (Le Lys de Brooklyn, 1945), Ray le suit comme assistant-réalisateur. En 1946, il réalise la version télévisée de la célèbre pièce radiophonique de Lucille Fletcher « Sorry Wrong Number », qui retient l’attention de Dore Schary, le directeur de la production de la RKO (à l’époque véritable pépinière de jeunes talents). Si bien qu’en 1947, John Houseman, entre à la firme comme producteur, fait appel à Nicholas Ray pour réaliser They Live by Night (Les Amants de la nuit, 1948).

L’adolescence, la nuit et la solitude
D’emblée, avec ce premier film, adapté d’un roman d’Edward Anderson, « Thieves Like Us » (c’est sous ce titre que Robert Altman en réalisera une seconde version en 1974 : Nous sommes tous des voleurs), Nicholas Ray s’affirme comme l’un des cinéastes le plus intéressants de sa génération. They Live by Night offrent déjà les thèmes essentiels d’une œuvre à la sensibilité exacerbée, qui exalte des êtres idéalistes et meurtris, inadaptés aux mesquines et dures réalités de la vie. Farley Granger et Cathy O’Donnell, révélation de The Best years of our lives (Les Plus belles années de notre vie, 1946) de William Wyler, sont bouleversants d’émotion contenue dans les rôles de Bowie et de Keechie : deux adolescent vulnérables, traqués par la société, qui se réfugient dans l’amour.

Pour Ray, la nuit n’est pas l’univers tragique des passions exacerbées (caractéristique du film noir), mais un asile de pureté et de tendresse qui permet d’échapper pour un trop bref instant à un quotidien sordide. Conception éminemment romantique, de même que celle d’une jeunesse dont la soif d’absolu se heurte vainement à l’incompréhension des adultes. Thème fondamental dans l’œuvre de Nicholas Ray, dont le film le plus célèbre, Rebel Without a Cause (La Fureur de vivre, 1955), montre encore trois adolescents (interprétés par James Dean, Sal Mineo et Natalie Wood) réussissant à trouver quelques moments fugaces de paix et de bonheur dans le silence d’une maison abandonnée.

L’amour, l’échec et la violence
C’est sans enthousiasme que Ray s’acquitte ensuite de la réalisation de trois films qui lui sont commandés par Howard Hughes en personne, le tout-puissant directeur de la RKO : A Woman’s Secret (Secret de femmes, 1949) et Born to Be Bad (La Femme aux maléfices, 1950), deux drames psychologiques retraçant l’ascension sociale d’héroïnes sans scrupules (avec pour vedettes Gloria Grahame et Joan Fontaine), et Flying Leathemecks (Les Diables de Guadalcanal, 1951), un film de guerre fait sur mesure pour John Wayne.

Beaucoup plus révélateur, Knock on any door (Les Ruelles du malheur, 1949) connaîtra un très grand succès, dû en partie au prestige de Humphrey Bogart. Par-delà la thèse sociale (la condamnation de la société, véritable responsable de la délinquance juvénile), qui trahit l’influence d’Elia Kazan et des milieux théâtraux progressistes des années 1930, le film témoigne d’une approche fort originale de la violence, qui deviendra aussi une constante de l’œuvre de Ray.

Cette violence latente, à la fois révélée et exorcisée par l’amour, l’autre pôle de la vie, sera le principal sujet de In a lonely place (Le Violent, 1950) et de On dangerous Ground (La Maison dans l’ombre, 1951), deux des meilleurs films tournés par Ray au début des années 1950. Il est difficile de ne pas voir des allusions autobiographiques dans In a lonely place, dont le héros est un scénariste hollywoodien (Humphrey Bogart) soupçonné de meurtre et sauvé par l’alibi fourni par sa voisine (Gloria Grahame), qui fut d’ailleurs l’épouse du cinéaste), avec laquelle il noue une liaison. C’est l’un des plus impressionnants portraits que Ray nous ait livrés : celui d’un homme brillant et intelligent, secrètement miné par la misanthropie et incapable de communiquer autrement que par des crises démentielles de violence. In a lonely place offre une analyse psychologique très poussée en même temps qu’un retour à l’univers nocturne et romantique de They Live by Night, avec l’histoire d’une jeune aveugle (remarquablement interprétée par Ida Lupino) qui apprivoise les instincts bestiaux d’un policier sadique (Robert Ryan).

Même caractère de violence, ici lié à un sentiment aigu et frustrant de l’échec, dans The Lusty Men (Les Indomptables, 1952), qui nous plonge dans le monde fascinant et précaire des professionnels du rodéo. La violence, découverte par hasard, peut aussi agir comme un révélateur de pulsions profondes. Ainsi le professeur de Bigger than Life (Derrière le miroir, 1956) échappe-t-il à une vie médiocre grâce à la cortisone, qu’il a découverte pour des raisons strictement médicales et dont il abuse ensuite sciemment, l’exaltant sentiment de puissance donné par la drogue ayant éveillé sa mégalomanie latente.

James Mason est hallucinant dans ce film qui peut apparaître aujourd’hui comme une vision moderne et prophétique et l’une des meilleures analyses de la toxicomanie. Dans Rebel Without a Cause, les accès de violence, jusqu’au paroxysme de la mort de Plato (Sal Mineo), scandent le douloureux mais inévitable passage de Jim (James Dean) de l’enfance à l’état d’adulte.

Des rêveurs nostalgiques
« Moi aussi je suis un étranger ici ». déclare Johnny (Sterling Hayden) dans Johnny Guitar pour expliquer sa passivité pendant le cambriolage de la banque. Phrase tout à fait significative de toute une série de personnages chers à Ray. Elle témoigne d’une sorte de paix spirituelle, d’une propension au rêve et du refus d’une réalité jugée inacceptable ; mais elle laisse aussi présager de violents conflits lorsque le monde extérieur menace d’empiéter sur l’univers intérieur. Johnny sortira de son détachement serein pour préserver la femme qu’il aime, Vienna (Joan Crawford).

Face à leur amour magnifié, la violence hystérique des « bons citoyens » apparaît dérisoire et irréelle (à l’origine Ray voulait tourner toutes les apparitions de la « milice populaire » menée par Ward Bond et Mercedes McCambridge en noir et blanc). Film à petit budget tourné pour la Republic, Johnny Guitar est incontestablement l’un des plus insolites westerns jamais réalisés, où Ray donne libre cours à une baroque somptuosité plastique.

Rêveurs et misanthropes, les héros de Ray n’en sont pas moins des idéalistes impénitents, qui se lancent inlassablement dans des croisades vouées à l’échec pour défendre les dernières valeurs non encore souillées par la civilisation. C’est le cas du professeur alcoolique de Wind across the Everglades (La Forêt interdite, 1958), qui défend avec acharnement les animaux des derniers territoires inviolés de Floride contre l’avidité des trappeurs, Cette inspiration rousseauiste se retrouve dans The Savage Innocents (Les Dents du diable, 1960), dont le titre américain est encore plus significatif.

Le naufrage des superproductions
Ray avait montré une très grande maîtrise de la couleur dans un film policier tendre et nostalgique comme Party Girl (Traquenard, 1958). Il se révélera par contre beaucoup moins à l’aise lorsqu’il disposera de moyens importants, même s’il domine parfaitement les problèmes plastiques liés à l’écran large. King of Kings (Le Roi des rois, 1961), qu’il tourne pour Samuel Bronston, n’évite pas tous les écueils de ce genre de superproduction, encore que l’approche choisie par Ray pour ce sujet pour le moins ambitieux ait le mérite de l’originalité. Il est vrai que le film sera mutilé par la M.G.M., notamment la scène du sermon sur la montagne, filmée au départ en un seul travelling, et entrecoupée au montage de plans raccrocheurs.

C’est donc avec beaucoup de désabusement que Ray entreprendra Les 55 Days at Peking (55 Jours de Pékin, 1963), monumentale reconstitution de la guerre des Boxers dont il se désintéressera complètement au cours du tournage (de nombreuses séquences seront réalisées par Andrew Marron et Guy Green).

Tournant désormais le dos à Hollywood. Ray s’achemine vers des expériences plus révolutionnaires qui vont lui permettre de se livrer à une incessante introspection. Il donne notamment des cours de cinéma à l’université de New York et tourne avec ses étudiants We Can’t Go Home Again (1973), étonnant essai semi-documentaire mêlant la vidéo au cinéma, à travers lequel il exprime son narcissisme tragique et exacerbé en incarnant un professeur fasciné par la mort.

Mais sa santé, déjà fragile, décline au cours des années. Il réalisera cependant encore un remarquable sketch dans Wet Dreams (Rêves humides, 1974), un film collectif qui tente avec plus ou moins de bonheur d’exprimer le caractère profondément subversif de l’érotisme (il y joue le double rôle d’un concierge et d’un prédicateur de sermons obscènes). En tant qu’acteur, on le verra encore dans Hair (1979), mais surtout dans Der Amerikanische Freund (L’Ami américain, 1977) de Wim Wenders, où il joue aux côtés de Samuel Fuller, de Jean Eustache et de Gérard Blain… Rongé par le cancer, Ray sera enfin le « héros » de Lightning over Water (Nick’s Movie, 1980) de Wim Wenders, étonnant psychodrame fascinant et morbide d’un cinéaste qui met en scène sa propre agonie (il mourra d’ailleurs pendant le tournage). Comme l’a dit François Truchaud, « le monde l’a exclu, il se pare de sa malédiction ».

Si nous gardons en mémoire les dernières images du cinéaste, si cette vision insoutenable s’impose à nous, c’est parce qu’au-delà des excès et de la maladie qu’elle révèle, elle nous dit à quel point Nicholas Ray s’est donné à son art. Celui qui estimait n’être qu’à cinquante pour cent dans ses films réalisa-t-il pleinement ses ambitions dans We Can’t Go Home Again, titre qui laisse entendre une certaine impuissance ? Nicholas Ray semble avoir eu besoin de la contrainte du système pour exister cinématographiquement, car le conflit était en lui : conflit de l’homme et de l’enfant, des ténèbres de la ville et des lumières de la campagne, de l’intime violence et de la paix des grands espaces. Mais le combat était trop inégal entre l’industrie du rêve qu’était Hollywood et le « poète de la nuit » tel que Ray s’affirma dès son premier film. Condamné à l’exil, l’auteur de Johnny Guitar qui était moins porteur d’un univers qu’il n’était mû par une obsession, ne pouvait que succomber sur le chemin de l’impossible retour au paradis perdu.


THEY LIVE BY NIGHT (Les Amants de la nuit) – Nicholas Ray (1948)
« Ce n’est pas un film de gangsters, un récit sordide de sang et de misère, précise Nicholas Ray à ses producteurs, pour son premier film, mais l’histoire d’amour de deux jeunes gens qui n’ont jamais été correctement présentés au monde. » Terrifiés par le pamphlet social qu’ils sentent en filigrane (l’action se situe dans les années 30, en pleine crise économique), les responsables du studio RKO repoussent, remanient, censurent le scénario.

JOHNNY GUITAR – Nicholas Ray (1954)
Ce film, que les années ont transformé en « western classique », certains le considéraient en son temps comme un « faux western », ou bien comme un « super western », le genre n’étant là que prétexte pour mieux déguiser un manifeste contre le maccarthysme. Avoué ou implicite, le critère de jugement est la fidélité au western.

IN A LONELY PLACE (le Violent) – Nicholas Ray (1950)
Si Nicholas Ray est reconnu pour son intégrité et sa sensibilité rares, en particulier avec les acteurs, aucun de ses films n’est plus abouti ni plus profond que In a Lonely Place (Le Violent). Parmi les deux douzaines de longs métrages qu’il a réalisés, chacun contient des scènes inoubliables, à commencer par Rebel Without a Cause (La Fureur de vivre, 1955). Mais plus d’un demi-siècle plus tard, c’est In a Lonely Place qui sort le plus nettement du lot et garde le plus de vitalité.

PARTY GIRL (Traquenard) – Nicholas Ray (1958)
L’œuvre de Nicholas Ray offre quelques réussites éblouissantes, dont le charme emporte les réserves que peuvent parfois susciter des conventions trop voyantes ou des facilités de scénario. Moins maîtrisé que le violent Johnny Guitar, moins constamment lyrique que l’envoûtant Wind across the everglades (La Forêt interdite), Party Girl (Traquenard), reste un de ses plus fascinants chef-d’ œuvre, grâce à la présence irradiante de Cyd Charisse, au comble de sa beauté.
- THE LONG NIGHT – Anatole Litvak (1947) / LE JOUR SE LÈVE « refait » et « trahi »
- EDWIGE FEUILLÈRE : LA GRANDE DAME DU SEPTIÈME ART
- LA POLITIQUE DU CINÉMA FRANÇAIS
- THE GARMENT JUNGLE (Racket dans la couture) – Vincent Sherman (1957)
- THE RACKET (Racket) – John Cromwell (1951)
Publication mise en ligne le 09/04/2020 – Mise à jour le 09/10/2022
Catégories :Les Réalisateurs