Les Réalisateurs

SAMUEL FULLER : DE FUREUR ET DE VIOLENCE

La violence, la haine et la folie n’ont cessé d’obséder Samuel Fuller. Ses films, portés par un souffle baroque sans précédent dans le cinéma américain, ont dynamité les traditions hollywoodiennes : ses westerns, ses thrillers et ses films de guerre ont une force allégorique qui évoque Jérôme Bosch.

Son éternel cigare cubain à la main gauche, un pistolet allemand Walther P. 38 au poing droit et un « bob » de l’armée israélienne sur la tête, Samuel Fuller règle une scène de bataille de The Big Red One (1980). Un film où l’imagination du cinéaste est nourrie des souvenirs de ses campagnes avec la première division d’infanterie américaine.

C’est dans Il était une fois… Samuel Fuller, le passionnant recueil d’entretiens publié en 1986 par Jean Narboni et Noël Simsolo, que le cinéaste donne lui-même la meilleure définition de son art : « La mise en scène, c’est exactement comme l’écriture, sauf que c’est avec une caméra. » Peu de metteurs en scène américains, en effet, auront eu comme lui la volonté de faire œuvre personnelle, de conserver la maîtrise de leurs films au sein d’un système hollywoodien pourtant terriblement coercitif.

Auteur de la plupart de ses scénarios, souvent producteur de ses propres films, Samuel Fuller a bien évidemment dû assister à la mutilation de certaines de ses œuvres, tourner une ou deux fois sur commande ou, même, interrompre prématurément un tournage, comme ce fut le cas, à la fin des années 1960, de Riata, l’histoire d’une prise d’otages dont la réalisation fut arrêtée au bout de deux semaines pour des raisons d’ordre budgétaire. Il n’empêche que tous les films de Samuel Fuller, sans exception, portent la marque d’un artiste hors du commun dont Jacques Lourcelles a pu très justement écrire qu’il était « le seul baroque du cinéma américain ».

Constatant que, dans la totalité de la production cinématographique mondiale, seulement 5 % des films « étaient faits parce qu’un homme avait une idée et que, cette idée, il fallait qu’il la dise », Fuller déclarait : « Je suis très fier de mon bilan. Il n’est peut-être pas exceptionnel dramatiquement, ou artistiquement, ou même financièrement, mais je n’ai jamais fait un film parce que les circonstances m’y obligeaient. Que j’aie fait un mauvais film, ou que vous ou n’importe qui ne l’aimiez pas, ou que ma mère ne l’ait pas aimé quand elle vivait, c’est le droit de chacun. Je l’ai fait parce que moi je voulais le faire. » [Présence du cinéma, n° 19, décembre 1963-janvier 1964.]

Né le 12 août 1912 à Worcester, dans le Massachusetts, Samuel Fuller se lancera très jeune dans le journalisme. Son expérience de la presse new-yorkaise aura une influence considérable sur son style cinématographique, dans lequel le fait divers le plus brutal ou le plus crapuleux se trouve élevé au niveau de la parabole métaphysique, où l’expression de la violence induit une vision de la condition humaine.

Contrairement à ce qu’ont pu croire bon nombre de ses admirateurs comme de ses détracteurs. Samuel Fuller n’a jamais cédé à la fascination de la violence : s’il la dépeint avec une telle force dans ses films, c’est qu’il considère qu’elle est une composante essentielle et, à ses yeux, maléfique de la nature humaine, que seuls des millénaires de civilisation parviendront peut-être un jour à extirper. C’est pourquoi, chez Fuller, la violence va bien au-delà de la simple brutalité, comme l’a justement noté Martin Scorsese dans sa préface à Il était une fois… Samuel Fuller : « Je pense que pour moi la clé du cinéma de Sam Fuller, c’est quelque chose que j’ai toujours connu dans ma propre vie, dont j’ai fait l’expérience, et à laquelle je peux m’identifier ; la violence émotionnelle. La violence émotionnelle est bien plus terrifiante que la violence physique. Ce qui fait le plus peur dans la violence, c’est son processus : depuis la menace de violence jusqu’à la sortie de la violence. Dans n’importe quel film de Sam Fuller, chacun des cadres est sur le point d’exploser sous cette violence. »

Cornel Wilde et Patricia Knight dans Schockproof de Douglas Sirk (1949). Un thriller tiré d’une histoire originale de Samuel Fuller, The Lovers, dont Douglas Sirk devait expliquer qu’elle avait été malheureusement affadie par l’adaptation d’Helen Deutsch, qui était également la productrice du fil.

De la fin des années 1920 aux années 1940, Samuel Fuller va poursuivre sa carrière de journaliste, tout en développant une œuvre littéraire dont la qualité est aujourd’hui reconnue, la plupart de ses romans ayant fait l’objet d’une édition française. De Burn, Baby Burn (1935). sur la peine de mort, à Battle Royal (La grande mêlée, 1984), il publiera une dizaine de livres dont certains, tels Shock Corridor et The Naked Kiss, seront en fait une « novelization » de ses films, et dont l’un des premiers, The Dark Page (paru en France en 1950 sous le titre de Eh bien, dansez maintenant !), sera primé par la critique américaine.

De sa carrière de journaliste, Samuel Fuller devait tirer la matière de plusieurs romans. L’un des plus réussis, The Dark Page, lui valut un prix littéraire en 1944. Publié en France, chez Morgan, sous le titre Eh bien, dansez maintenant! (1950), ce livre fut porté à l’écran par Phil Karlson, excellent spécialiste de thrillers de série B, réalistes et nerveux. Le film, intitulé SCANDAL SHEET (L’Inexorable enquête, 1952), était interprété par Broderick Crawford, Donna Reed et John Derek

Parallèlement, Samuel Fuller découvrira le monde du cinéma en écrivant des scénarios, à titre personnel mais aussi comme « nègre ». Le plus intéressant devait être sans doute celui de Confirm of Deny (1941 ), dont la réalisation sera commencée par Fritz Lang puis achevée par Archie Mayo. Plusieurs films seront enfin tirés de ses œuvres littéraires, comme Shockproof de Douglas Sirk (1949), The Tanks Are Coming (Les Tanks arrivent, 1950) de Lewis B. Seiler, ou ScandaI Sheet  (L’Inexorable enquête, 1952) de Phil Karlson, d’après The Dark Page, tandis qu’il signera l’adaptation d’un roman de James Warner Bellah pour The Command  (La Poursuite dura sept jours, 1953) de David Butler.

THE COMMAND – David Butler (1954). Le premier film en CinémaScope de la Warner, dont Fuller fut le scénariste.

Lors de l’entrée en guerre des États-Unis, Samuel Fuller est affecté à l’une des unités les plus brillantes de l’armée américaine, la première division d’infanterie, la « Big Red One ». Il combattra en Afrique du Nord, en Italie, en Normandie, en Belgique (lors de la fameuse bataille des Ardennes), puis en Allemagne et en Tchécoslovaquie. Titulaire de plusieurs décorations, dont le prestigieux Purple Heart, il dira : « L’armée américaine est constituée de la première division et de dix millions de remplaçants. » [Les génies du cinéma – Editions Atlas (1991)]

Contre le nazisme et le communisme

Samuel Fuller n’a pas fait la guerre sans profondes motivations. Esprit viscéralement démocratique et libéral, « jeffersonien » comme il aime à le préciser, il avait pu mesurer, dès les années 1930, le danger que représentait à ses yeux le nazisme. Ses reportages journalistiques lui avaient également permis de voir à quel point l’Amérique pouvait être gangrenée par le racisme et l’antisémitisme, ce qui le conduira notamment, en pleine guerre froide, à refuser toute espèce de collaboration aux « chasseurs de sorcières » qui, à Hollywood, s’acharnaient à débusquer les sympathisants, ou supposés tels, de l’Union soviétique. Pourtant, et pour les mêmes raisons qui lui faisaient haïr le nazisme, Fuller ne manifestera aucune faiblesse à l’égard du marxisme, allant même jusqu’à signer deux films ouvertement anticommunistes dont l’un, Pickup on South Street (Le Port de la drogue, 1953), compte parmi ses chefs-d’œuvre.

Jean Peters et Richard Widmark dans PICK UP ON SOUTH STREET (1953)

Fuller demeurera toujours un indépendant, voire un « anarchiste », et en tout cas un cinéaste dont les films prennent systématiquement, ou presque, le contre-pied des conventions hollywoodiennes. Dès sa première réalisation, I Shot Jesse James (J’ai tué Jesse James, 1 949), il marque sa dilection pour les personnages hors normes, pour les cas pathologiques, et s’écarte délibérément de la tradition héroïque américaine, vouée à l’exaltation de l’harmonie : « Cette tradition, écrit Jacques Lourcelles, Fuller n’en est pas. Quoique Américain, et autant qu’on peut l’être, il est à l’écart. Il est ailleurs. Il montre l’autre côté des choses. La défaite, l’humiliation, la peur, la fatigue abjecte, et, parmi les personnages, les assassins, les crapules de tout acabit, les « traîtres de l’intérieur », Fuller leur fait un sort. Non que ces choses soient dissimulées dans le cinéma américain mais reliées en général, intégrées à un ensemble plus vaste, vues dans une optique de victoire, où la victoire paraît seule possible, l’atrocité en est moins vive et moins vif le scandale. »

A l’originalité thématique correspond celle du style, qui restera caractérisé par une écriture volontiers hachée et l’emploi systématique du gros plan, mais aussi, en opposition, par celui du plan-séquence et de la profondeur de champ. A cet égard, Fuller avoue sa dette envers l’un des sommets du cinéma muet, Variete (Variétés, 1925) du cinéaste allemand E.A. Dupont : « Ses plans d’un gros homme, trapéziste, ses gros plans rapides d’une tasse en fer-blanc une sur une béquille, d’un œil, d’une bouche, des choses rapides comme ça m’ont beaucoup impressionné. J’ai réalisé qu’il était en train de raconter une histoire d’une façon complètement différente, presque comme un poème ou comme une ode. »

Après ce western tout à fait inhabituel, Fuller tourne The Baron of Arizona (Le Baron de l’Arizona, 1950), dont le scénario évoque l’extravagante histoire d’un escroc qui, à la fin du XIXe siècle, épouse une jeune femme d’origine espagnole dont il invente l’ascendance aristocratique, allant même jusqu’à fabriquer des documents prouvant que le roi Ferdinand IV avait fait don de l’Arizona à ses ancêtres… Ce film, qui demeure l’un des plus personnels de Fuller, fut suivi par deux films sur la guerre de Corée, The Steel Helmet (J’ai vécu l’enfer de Corée, 1951) et Fixed Bayonets (Baïonnette au canon, 1951), dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils mettaient à mal la plupart des clichés héroïques et militaristes dont le cinéma américain avait pour habitude de faire son miel. Non dans le but somme toute limité de « dénoncer » la guerre, ce qui n’est pas son propos, mais dans celui de la montrer dans son humaine vérité, c’est-à-dire en tant que révélateur de la sauvagerie humaine.

Pour Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier, qui, dans Cinquante ans de cinéma américain, rappellent que Samuel Fuller a toujours condamné la brutalité et la haine, l’un de ses films les plus réussis reste Park Row (Violences à Park Row, 1952). « Ce qui m’intéressait dans le sujet, expliquera Fuller, c’était la grandeur de quatre ou cinq hommes représentatifs de la naissance du journalisme américain. Avec un gros budget, je risquais de perdre la pauvreté, la précarité, la proximité dans lesquelles ces gens travaillaient. Il ne fallait pas qu’un tas d’ordures dans une petite rue prenne tout à coup une odeur de rose. Je voulais faire un petit film pas cher, dont la star serait le journalisme. »

Un thriller Célinien

Le cinéaste gardera toujours un faible pour ce film effectivement remarquable, qui renvoie non seulement à son expérience personnelle (c’est également le cas de ses films de guerre), mais aussi à ses convictions démocratiques les plus profondes. La vision de Park Row ridiculise ainsi définitivement l’accusation de « fascisme » dont Fuller fut si souvent l’objet dans les années 1950 et 1960. Accusation naïve ou malveillante : naïve quand elle procédait d’une analyse superficielle de la violence qui était exprimée dans ses films, malveillante quand elle visait à discréditer un cinéaste qui ne cachait pas son hostilité au communisme.

Plus que de The Steel Helmet ou de Fixed Bayonets, l’équivoque devait naître de Pickup on South Street, film produit par Darryl Zanuck, avec lequel il avait signé un contrat en 1951 (contrat qui lui avait toutefois laissé la possibilité de produire Park Row en indépendant). Ce film noir raconte l’histoire d’un pickpocket new-yorkais (Richard Widmark) qui, au cours de l’une de ses randonnées dans le métro, subtilise le portefeuille d’une jeune femme, Candy (Jean Peters), que le FBI soupçonne d’appartenir à un réseau d’agents pro-soviétiques. Et, de fait, le pickpocket découvre dans le portefeuille des microfilms dont il ne tarde guère à comprendre l’importance : pourchassé à la fois par les policiers et par les agents communistes, il sera « donné » par une vieille femme (Thelma Ritter) qui joue volontiers l’indicatrice pour mettre de côté de quoi s’offrir une concession perpétuelle à sa mort. Finalement le pickpocket, d’abord tenté de céder les microfilms au plus offrant, se rangera du côté de la cause du « monde libre » sous l’influence de Candy, qui s’est éprise de lui et qui s’est soustraite à l’influence des agents communistes.

PICKUP ON SOUTH STREET (Le Port de la drogue, 1953)

Ce « happy end » ne doit pas masquer le caractère profondément pessimiste du film, dont les trois principaux personnages – le pickpocket, Candy et, surtout, le prodigieux personnage incarné par Thelma Ritter – ont quelque chose de véritablement célinien dans leur misère affective et dans leur pourriture morale. Si l’anticommunisme de Pickup on South Street est incontestable, ce n’est certes pas ce qui en fait l’intérêt majeur, et l’on peut souscrire à cette remarque d’André Moreau : « De toute façon, Samuel Fuller n’a jamais voulu faire une œuvre de propagande, et il manifeste la même antipathie pour les agents communistes que pour les policiers qui les recherchent. » [Télérama]

PICKUP ON SOUTH STREET (Le Port de la drogue, 1953)

Le titre français de ce thriller traversé par de fulgurants élans de tendresse et de pathétique nécessite une explication. Pour des raisons d’opportunité politique, le gouvernement de Pierre Mendès France avait exigé que les distributeurs fassent disparaître toute allusion à la guerre froide : c’est ainsi que, au doublage, les agents communistes devinrent des trafiquants de drogue.

PICKUP ON SOUTH STREET (Le Port de la drogue, 1953)
Une homosexualité refoulée

De nouveau sous la houlette de Zanuck, avec qui il aura d’ailleurs toujours des rapports de confiance et d’amitié, Samuel Fuller réalise ensuite un autre film anticommuniste, Hell and High Water (Le Démon des eaux troubles, 1954), dont la mise en scène compense heureusement la faiblesse d’un scénario qui dépeint l’improbable aventure d’un groupe de savants et d’aventuriers lancés, à bord d’un sous-marin, à la recherche d’une base atomique secrète, laquelle menace la sécurité de l’Occident… Infiniment plus passionnante demeure évidemment House of Bamboo (La Maison de bambou, 1955), qui permet à Fuller d’offrir d’éblouissantes variations sur ses thèmes obsessionnels.

Le racisme, l’amitié et la trahison, ainsi que de très étonnantes allusions à l’homosexualité refoulée de ses personnages, nourrissent la trame de ce film policier situé au Japon dans lequel un gangster (Robert Ryan) court à sa perte en raison des sentiments pour le moins ambigus que lui inspire le policier qui s’est infiltré dans sa bande (Robert Stack). Outre par sa richesse dramatique, ce film vaut par sa virtuosité stylistique, fondée sur une utilisation extrêmement intelligente du CinémaScope, que Fuller avait expérimenté avec bonheur dans Hell and High Water.

C’est dans le cadre de sa propre maison de production, la Globe Enterprises Inc., que Samuel Fuller va tourner l’un de ses films les plus importants, Run of the Arrow (Le Jugement des flèches, 1956). Et, une fois de plus, le cinéaste va bousculer pas mal de conventions hollywoodiennes. C’est en effet l’histoire d’un combattant sudiste, O’Meara (Rod Steiger), qui, refusant de se soumettre à la loi des nordistes, décide de demeurer un homme libre en rejoignant les Sioux. Il deviendra un des leurs au terme d’une terrible initiation, projet sans doute chimérique puisqu’il ne pourra en supporter toutes les conséquences et qu’il retournera dans le monde des Blancs avec sa jeune épouse indienne.

Ce western, qui préfigure certaines œuvres plus récentes comme A Man CalIed Horse (Un Homme nommé Cheval, 1970) d’Elliot Silverstein ou Dances with Wolves (Danse avec les loups, 1990) de Kevin Costner, est d’autant plus extraordinaire que son auteur ne nourrit aucune sympathie à l’endroit de la cause sudiste. Tout ce film d’une rare complexité humaine, qui est aussi un bouleversant poème antiraciste, consiste en réalité en une parabole sur la haine, dont le héros se trouve purifié au terme d’une épreuve existentielle qui à la portée d’une tragédie grecque ou du Cid de Corneille. Parmi les séquences les plus impressionnantes, on retiendra celle où O’Meara, pour accéder à la sodalité des guerriers sioux, doit courir pieds nus sur un chemin couvert de pierres coupantes et échapper aux flèches que lui décochent ses futurs pairs.

Suivent ensuite China Gate (Porte de Chine, 1957), un film sur la guerre d’Indochine assez inégal, puis Forty Guns (Quarante tueurs, 1957), un western, avec Barbara Stanwick, dont l’originalité a été remarquablement soulignée par l’auteur malheureusement anonyme de la notice qui lui a été consacrée dans l’index annuel de la revue catholique Cinéma et télécinéma (Janvier 1968) : « Il s’agit d’une œuvre admirable, à la fois baroque et nostalgique. Le tueur professionnel BonneIl devenu agent fédéral et « la femme au fouet » à la tête de son petit empire de terres et de bétail sont deux personnages mythiques qui sentent qu’ils n’auront bientôt plus leur place dans la société plus organisée qui s’installe progressivement dans les villes de l’Ouest américain. Leur lucidité, leur amertume, les derniers soubresauts de leur volonté de puissance donnent au film son rythme haché, son tempo irrégulier fait de pauses méditatives et de brusques explosions de violence. Le découpage de Fuller, constamment surprenant, contient nombre de trouvailles qui font de ce film un film réellement inspiré. » Tout aussi personnels sont les trois films qu’il réalise ensuite, toujours dans le cadre de sa société de production.

LE FILM PRÉFÉRÉ DES FULLÉRIENS

Sans nul doute, Verboten (Ordres secrets aux espions nazis, 1958) demeurera à jamais le film préféré des vrais « fuIlériens », nonobstant l’incroyable stupidité du titre dont les distributeurs français l’ont affublé. Réalisé avec très peu de moyens, il consiste en une évocation lourde de signification idéologique de la résistance de jeunes nazis aux forces d’occupation alliées après la capitulation du IIIe Reich. L’un des aspects les plus extraordinaires du film, d’un point de vue stylistique, réside dans l’utilisation à la fois symbolique et dramatique de la musique, fondée sur l’opposition de thèmes wagnériens et beethovéniens : « Le bon vieux Ludwig et notre Richard ne se parlaient pas – ils étaient dans des camps politiques différents -, mais ils ont eu le coup de foudre pour mon scénario, alors ils ont fait la musique de Verboten. »

Quant à son œuvre suivante, The Crimson Kimono (Le Kimono pourpre, 1959), elle est restée longtemps inédite en France avant d’être diffusée à la télévision sous son titre original. Tourné à Los Angeles, ce thriller débute par une séquence fulgurante : une strip-teaseuse à moitié nue court dans la rue, poursuivie par le tueur qui s’apprête à l’abattre. Le récit se poursuit par l’enquête de deux inspecteurs, anciens camarades de guerre, dont l’amitié, non dénuée de connotations homosexuelles, va être contaminée par la jalousie et le racisme : l’un est blanc (Glenn Corbett), l’autre est un Nisei, c’est-à-dire un Américain d’origine japonaise (James Shigeta). Par bien des aspects, The Crimson Kimono rappelle House of Bamboo, en plus moderne. Avec ce film, comme avec le précédent d’ailleurs, Samuel Fuller s’écartait définitivement de l’esthétique cinématographique hollywoodienne, et c’est en toute complicité que des cinéastes d’avant-garde comme Jean-Luc Godard ou Wim Wenders verront en lui un maître : le premier le fera d’ailleurs figurer dans Pierrot le Fou (1965), tandis que le second l’emploiera avec une sorte de génie dans Der amerikanische Freund (L’ami américain, 1977), puis, surtout, dans Der Stand der Dinge (L’Etat des choses, 1982).

Selon Bertrand Tavernier, la démarche cinématographique de Fuller relève de la poésie lyrique. Il en voit un bel exemple dans Underworld USA (Les Bas-fonds new-yorkais, 1961) : « Ainsi, Underworld USA est un sujet semblable à d’autres policiers de la Warner que la véhémence de Fuller prive de tout aspect réaliste pour le transformer en une vertigineuse parabole. D’emblée, on passe au plan général. Même quand sa mise en scène paraît s’apparenter au classicisme, l’exacerbation des passions, le caractère haletant de la narration introduit un sentiment de malaise. On est malmené, oppressé. On vous matraque par des idées dans la tête, on vous entraîne parfois inconsciemment dans un tourbillon lyrique, dans un formidable maelstrom. » [L’avant-Scène.]

Avec The Merrill’s Marauders (Les Maraudeurs attaquent, 1962), Fuller revient au film de guerre. Et d’un épisode particulièrement héroïque de la bataille du Pacifique (le raid du général Merrill en Birmanie pour couper la route aux Japonais), il tire une sorte de fresque ensemble atroce et sublime, laquelle illustre idéalement ce propos de Michel Mourlet au sujet du film de guerre américain : « Ce n’est pas la souffrance que nous aimons sur ces visages ruisselants, mais le désir inouï de la vaincre. Et si la mort du héros est belle, ce n’est pas qu’il ne soit affreux de quitter la lumière et le sourire des jeunes femmes, c’est que l’univers victorieux, portant à leur plus haut degré la tension et le déchirement de la créature, la découvre divine au moment qu’il la tue. Le sublime naît de la contradiction à son comble, résolue par cela même en faveur de l’homme – bien qu’il s’y anéantisse. Ce courage, immobilisé brusquement dans sa course. est beau parce qu’il refuse de mourir. Toute une âme surgit, révulsée, capable de connaître et de vouloir. Face à l’obscur déchaînement, un dieu s’éteint à force de clarté. » [La mise en scène comme langage, Henri Veyrier, 1987]

Des temps difficiles vont bientôt venir pour Samuel Fuller, dont le style se trouve de plus en plus évidemment en contradiction avec Hollywood. Il lui reste tout de même le temps de signer un nouveau chef-d’œuvre qui est aussi une manière de compendium de ses thèmes et de ses images Shock Corridor (1963). L’histoire, dont sera tiré un fort beau livre paru sous sa signature mais écrit en réalité par Michael Avallone [Série noire, n° 1028. puis Carré noir, n° 338], ne se laisse pas résumer aisément.

Pour obtenir le prix Pulitzer, un journaliste se fait interner dans un asile psychiatrique avec la complicité d’une strip-teaseuse. Tout en subissant le traitement réservé aux malades sexuels, il enquête sur le meurtre, demeuré inexpliqué, qui a été commis quelque temps auparavant dans l’établissement. Los trois témoins des faits sont un ancien de la guerre de Corée qui se prend pour le général Lee, un étudiant noir qui, lui, croit être le fondateur du Ku Klux Klan, et un savant atomiste que les conséquences de ses travaux ont fait retomber en enfance. Mais, lorsque le journaliste aura enfin démasqué le coupable, il sera lui-même devenu fou et restera dans l’asile. Le racisme, la volonté de puissance, la guerre, bref la violence sous toutes ses formes puisque le héros se fait lui-même passer pour un obsédé coupable de relations incestueuses avec sa sœur, trouvent dans Shock Corridor leur expression pathologique la plus effrayante. Et dans ce microcosme en noir et blanc de la société contemporaine, le cinéaste a inclus des séquences oniriques en couleurs d’une beauté ahurissante : ce sont des images en 16 mm que Fuller avait personnellement tournées au Brésil, à la fin des années 1950, lors des repérages d’un film qu’il ne pourra finalement réaliser, Tigrero.

Immédiatement après Shock Corridor, Samuel Fuller tournera encore The Naked Kiss (Police spéciale, 1964), très belle méditation sur l’intolérance en forme de thriller éclaté. Constance Towers y interprète une jeune femme qui, renonçant à faire le commerce de ses charmes, se dévoue pour des enfants handicapés, mais que la jalousie et la haine grégaires désigneront à la vindicte générale après qu’elle aura tué son fiancé, surpris en train d’essayer de violer une fillette. Ce qu’il y a sans doute de plus émouvant et de plus original dans ce film, c’est cette image de l’enfance qui nous rappelle que le pessimisme agressif de Samuel Fuller cache un réel fond d’idéalisme et une tendresse d’autant plus profonde qu’elle est rarement exprimée : par exemple dans ce plan magnifique de Merrill’s Marauders où un vieux soudard, après le combat, pleure devant le sourire d’une petite fille.

Les années qui vont suivre seront celles de projets avortés, en particulier deux sujets totalement à contre-courant sur la guerre du Viêtnam (l’un d’eux voyait un soldat américain devenir un communiste convaincu). Une révision de l’histoire du général Custer, une biographie cinématographique de Balzac, une adaptation des Fleurs du mal et, surtout, cet Abel et Caïn qui aurait dû nous livrer l’essence de la pensée fullérienne. Et s’il parvient néanmoins à tourner, c’est dans d’anonymes besognes télévisuelles ou pour voir son film entièrement défiguré par les producteurs : ce fut le cas de Shark (1969), dont Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier nous assurent qu’on n’y reconnaît Samuel Fuller « que pendant quelques plans ». La télévision allemande lui offrira enfin la possibilité de réaliser un thriller politique, dont on peut dire qu’il développait les tendances stylistiques de Shock Corridor et de The Naked Kiss sans toutefois les accomplir pleinement. Mais, comme l’a écrit Guy Allombert, Dead Pigeon on Beethovenstrasse (Un Pigeon mort dans Beethouenstrasse, 1973) justifiait parfaitement ce propos tenu par Samuel Fuller dans Pierrot le Fou : « Un film est un champ de bataille. » Et le cinéaste y faisait un clin d’œil à son musicien favori.

Il lui faudra attendre encore quelques années pour mener à bien le projet qui, depuis le début des années 1950, lui tenait le plus à cœur : Au-delà de la gloire (The Big Red One, 1980). Adapté du roman qu’il avait écrit d’après son expérience de la Seconde Guerre mondiale, le film sera produit avec le minimum de moyens matériels par Gene Corman, l’essentiel des prises de vues se faisant en Israël et en Irlande. Des batailles de chars en Afrique du Nord à l’invasion de la Sicile, du débarquement en Normandie à la campagne d’Allemagne, le film retrace en effet les combats de la division américaine à laquelle Fuller avait appartenu. Centré sur quatre ou cinq personnages, ce récit d’une originalité dramatique et visuelle étourdissante pulvérise toutes les règles du genre en substituant aux clichés mélodramatiques et idéologiques traditionnels cette vision quasi médiévale de la condition humaine qui hante le cinéaste depuis rai tué Jesse James, où l’horreur prend parfois des dimensions burlesques, où l’homme n’est plus guère que le jouet de ses instincts élémentaires. Il y a du Jérôme Bosch dans cet épisode génial où Allemands et Américains s’entretuent dans un hôpital psychiatrique et où un fou recouvre sa « normalité » en s’emparant d’une mitraillette et en tirant sur tout ce qui bouge !

ON SET – Samuel Fuller – The Big Red One (1980)

Mais c’est Au-delà de la gloire dans son entier qui est une œuvre géniale, chargée d’une inspiration surréaliste et barbare de la première à la dernière image, remplie de figures tirées du tréfonds de notre vieux cerveau reptilien : comme dans cette séquence finale où les Américains délivrent un camp de concentration bordé de parterres en fleurs et dans laquelle le cinéaste suggère les démences hitlériennes en filmant simplement la stupeur de ceux qui les découvrent, eux qui croyaient pourtant avoir atteint depuis longtemps les limites de l’enfer.

Or l’enfer n’a pas de limites, et tel est l’étrange destin de l’homme, semble nous dire Samuel Fuller, que de descendre toujours plus profondément dans ses propres abîmes et d’en revenir marqué d’inguérissables blessures, mais aussi paré d’une indicible et paradoxale grandeur. Le cinéaste va malheureusement éprouver de nouvelles déconvenues avec White Dog (Dressé pour tuer, 1982), adaptation d’un roman de Romain Gary intitulé Chien blanc. En effet, le film, dans lequel un chien-loup saute à la gorge de tous les hommes et femmes de race noire qu’il rencontre, sera stupidement taxé de racisme par certaines organisations noires.

Charcuté par la Paramount, White Dog ne sera même pas distribué aux États-Unis. Il s’agit pourtant d’une œuvre éminemment fullérienne, comme le démontrent avec force Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier : « Les plans sont chargés de vitalité, d’énergie jusque dans d’étonnants mouvements de caméra qui conjuguent symbolisme, invention et jubilation : ainsi ce travelling circulaire autour de la gueule du chien endormi au début du plan, réveillé, prêt à mordre à la fin. Le pari que supposent et l’idée et sa réalisation, le choc esthétique qu’elles provoquent prouvent une liberté de pensée, un goût du risque, une largeur de vue qui frappent d’absurdité la plupart des accusations dont il fut victime. »

C’est en Europe que cet Américain d’un autre âge, devenu définitivement indésirable à Hollywood, pourra tourner ses deux derniers films : en France avec Thieves After Dark (Les Voleurs de la nuit, 1984), au Portugal avec Street of no Return (Sans espoir de retour, 1989). Si le premier devait décevoir. le second, en revanche, constituait pour l’auteur de Pickup on South Street un « grand retour aux polars hallucinés et puissants qui ont fait sa gloire » (Didier Roth-Bettoni). Le film était significativement adapté par Fuller et Jacques Bral, du plus beau livre d’un maitre du roman noir américain, David Goodis. Un écrivain très original que Fuller avait d’ailleurs bien connu après la guerre. [Les génies du cinéma – Editions Atlas (1991)]

La critique « officielle » des années 1950 et 1960 dédaigna une grande partie de l’œuvre du cinéaste. Mais, dès la fin des années 1950, une nouvelle génération de cinéphiles – notamment les jeunes-turcs de la nouvelle – vague – allait enfin attirer l’attention sur le cinéma de Fuller. Sa manière d’aborder directement, les sujets sociopolitiques leur semblait plus courageuse et plus lucide que tous les films d’inspiration sociale fabriqués jusqu’alors par Hollywood. Son imagination et son originalité tant dans la mise en scène que dans le montage influencèrent tout particulièrement Jean-Luc Godard au moment où il cherchait à transformer un cinéma irréel, « maquillé » et générateur de mythes, en une série de chocs capables d’ébranler les certitudes du spectateur sur le monde et sur le cinéma lui-même. Durant les années 1970, des réalisateurs comme Rainer Werner Fassbinder, Wim Wenders ou Martin Scorcese s’inspirèrent de l’œuvre de Fuller. Il fut pour eux le modèle de l’artiste complet, capable d’indépendance et d’originalité dans le cadre de l’industrie hollywoodienne. Il décéda le 30 octobre 1997 à Hollywood (Californie)


Nicholas Ray et Samuel Fuller


PICKUP ON SOUTH STREET (Le Port de la drogue) – Samuel Fuller (1953)
Skip McCoy (Richard Widmark) vit, littéralement, en marge de la société – dans une baraque branlante sur le port de New York. Il se contente de subsister maigrement en faisant les poches et en chapardant des sacs à main dans le métro. Un jour, il dérobe sans le savoir des microfilms à Candy (Jean Peters), une séduisante prostituée qui sert, à son insu, de messagère pour son petit ami coco (Richard Kiley). Comme Tolly Devlin, Skip McCoy prend un malin plaisir à manger à tous les râteliers et ne se gêne pas pour faire grimper frénétiquement les enchères autour du précieux rouleau de pellicule. Lorsqu’un agent fédéral cuisine Skip et l’accuse de trahison, il éclate de rire et répond : « Qui ça intéresse ? »




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