Le Film étranger

JOHNNY GUITAR – Nicholas Ray (1954)

Ce film, que les années ont transformé en « western classique », certains le considéraient en son temps comme un « faux western », ou bien comme un « super western », le genre n’étant là que prétexte pour mieux déguiser un manifeste contre le maccarthysme. Avoué ou implicite, le critère de jugement est la fidélité au western. Or ce que fait la qualité spécifique de Johnny Guitar est précisément ce qui embarrasse les maîtres du classement : la liberté que prend Nicholas Ray avec les règles d’un genre et du cinéma qu’il recrée avec amour et ironie.

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Comment a-t-on pu nier la justesse de ton et la rare beauté de ce film sous prétexte de non-conformité ? Il parait étonnant que des critiques aussi inventifs que Bazin et Tailleur aient pu se montrer dogmatiques au point de méconnaître l’apport original de Johnny Guitar, au nom d’une soi-disant pureté du western. Même s’il y avait un label de « western d’appellation contrôlée », qui serait le spécialiste qualifié pour l’attribuer ? Comment distinguer un vrai d’un faux western ? Hormis la croyance quasi mystique qu’il existe des westerns purs et authentiques, je ne vois rien qui puisse délimiter un domaine exclusif du western, n’était-ce la frontière mouvante du pays en question et l’étendue variable d’une époque où l’histoire et la saga de l’Ouest se rencontrent et parfois même se confondent.

A cette définition du western correspond Johnny Guitar, au même titre que Red River (La Rivière rouge, 1948) de Howard Hawks et My Darling Clementine (La Poursuite infernale, 1946) de John Ford. Mais le film de Nicholas Ray n’appartient pas au « cinéma américain par excellence » : celui qui prône une attitude positive envers la loi et l’ordre et qui sert l’appareil idéologique d’Etat en dénonçant les corrompus et les salauds pour mieux justifier en fin de compte le système politique économique des Etats-Unis. Sur trois points, Johnny Guitar dérange les habitudes et contredit les schémas du cinéma américain : les portraits féminins, les rapports du couple et la dénonciation du système.

Le personnage de Vienna (Joan Crawford) un des plus forts et des plus nets qui ait été créé au cinéma. Femme résolue, prête à affronter les éleveurs et leurs nervis, Vienna ne manque pas de tendresse ni de passion. Elle est avant tout une femme libre, consciente de ses droits. Sexuellement refoulée, Emma (Mercedes McCambridge) libre cours à une passion dévastatrice où calcul et folie s’entremêlent. Plus « motivée » que les hommes, Emma est la seule qui passe vraiment à l’acte : elle abat Tom, met le feu au saloon, et tue le Dancing Kid. L’affrontement des deux femmes sert de moteur dramatique tout au long du film. Cette lutte de femmes ne heurterait pas nos codes culturels si elle éclatait dans une tragédie grecque. Il en va autrement dans l’Ouest, pays des hommes, et surtout dans le western où très souvent les signes extérieurs – habits, gestes, positon sociale – fondent le personnage bien avant le discours ou l’action. C’est ainsi que la « virilité » de Vienna a pu choquer même ceux qui comprennent les excès d’Emma. Serait-ce dû au fait que Vienna parait capable de remplir parfaitement le rôle d’épouse et de mère, après avoir été amante puis courtisane ? Selon le code bourgeois, son attitude et ses actes sont totalement déplacés.

Les rapports ambigus de Johnny (Sterling Hayden) Vienna bousculent les clichés du couple dans le western. Leur densité dramatique est due aussi bien à la nature des protagonistes qu’à leur histoire. Fondée sur leur amour passé, cette relation est marquée par la rupture. Leur entente retrouvée est fragile puisqu’elle cache une blessure que tout faux-pas peut raviver. Aussi, des gestes anodins et des phrases banales semblent-ils uniques, chargés de sens et de tension. Le courant émotionnel qui passe entre eux risque à tout moment de se changer en éclair orageux. Un mot nu, un aveu simple, peut-être une étincelle. Ainsi, pour révéler l’amour, ils doivent mettre des masques. C’est par une double mise en scène qu’ils parviendront à exprimer la violence de leurs sentiments : la scène où Vienna, répondant comme un écho aux paroles de Johnny, lui « dit un mensonge » qui est la vérité, et la scène suivante où Johnny fait semblant d’abolir le temps et, revenant cinq ans en arrière, le suspend vraiment : « Nous sommes à la terrasse de l’hôtel Aurora »… Puisque le présent peut se confondre avec le passé, Vienna et Johnny peuvent renouer avec leur amour et le reconnaître. [Le retour de Johnny Guitar pat Abraham Ségal – Johnny Guitar – L’Avant-Scène Cinéma – mars 1974 (145)]


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Herbert J. Yates, le patron de Republic Pictures, décide de produire Johnny Guitar pour bénéficier de la présence en vedette de Joan Crawford. Roy Chanslor commence à adapter lui-même son propre roman et l’interprétation va réunir quelques-uns des vétérans du western. Le film doit être tourné en couleurs avec les tons chauds et souvent surprenants du Trucolor. Nicholas Ray travaille avec Philip Yordan sur le scénario, tissant des rapports de plus en plus ambigus entre les personnages. Emma Small, qui semblait vouer une passion maladive à son défunt frère, ne cache pas l’amour qu’elle porte à Dancing Kid. Ce dernier la dédaigne au profit de Vienna qui arbore d’étonnantes tenues masculines. Ray oppose d’ailleurs brutalement le costume de « veuve » d’Emma au pantalon, à la chemise masculine et à la fine cravate de Vienna. L‘arrivée de Johnny Guitar fait soudain de ce dernier un rival de Dancing Kid. Ray insiste sur le fait qu’il ne doit pas y avoir de scène d’amour entre Vienna et Johnny, leurs moments d’intimité devant toujours être interrompus. D’où le climat paroxystique dans lequel vont évoluer les personnages du film, l’animosité entre la bande de Dancing Kid et Johnny Guitar allant de pair avec la haine d’Emma pour Vienna.

Relation d’un amour d’autrefois soudain ravivé (Vienna et Johnny), rivalité amoureuse et freudienne entre deux femmes (Emma et Vienna), western baroque et lyrique, Johnny Guitar est aussi une curieuse parabole sur la situation politique de l’Amérique d’alors toujours marquée par la « chasse aux sorcières », Rayet Yordan se plaisent ainsi à faire de Ward Bond, un des meneurs réactionnaires de Hollywood, le chef de la milice faisant régner la terreur et lynchant le jeune Turkey. « Nous lui avions fait croire, disait Yordan, que son personnage était un héros, un bonhomme sympathique. » Ray habille de noir les miliciens lancés à la poursuite de Vienna et de Johnny, le noir de leurs vêtements tranchant tout particulièrement sur l’ocre de la terre des dernières scènes du film. Deux femmes qui se battent, revolver au poing, un saloon en feu, une femme sur le point d’être pendue, des personnages à contre-emploi. Un sublime et sulfureux poème baroque. [Encyclopédie du Western – Vol. 1 (1903-1955) – Patrick Brion – Editions SW Télémaque (2015)]


Frank Lloyd Wright avait dit un jour qu’il ne voulait dans ses constructions « ni symétrie ni chambres à angles droits car dans la nature il n’y a pas d’angles droits ». Si c’est cette ultime leçon que le vieux maître de Taliesin a léguée à Nicholas Ray son élève, Johnny Guitar en serait la plus superbe des illustrations. André Bazin pouvait lui contester son appellation « western » et Roger Tailleur tenir son « verbiage », sa « parlotte » et ses « effets » pour indignes de Ray, Johnny Guitar est un « vrai » classique, ne le devrait-il qu’à la règle des exceptions… et à celle du style. Rien que le style, et encore le style. C’est sous Ie patronage de la magie que va se déployer ce grand chant funèbre : « Le film tout entier est le récit d’un éclatement, d’une apocalypse, d’une descente orageuse aux enfers » et « Johnny Guitar est la Belle et la Bête du western, un rêve de l’Ouest ». Dès le premier plan nous sommes dans une introduction à cet univers qui sera celui de la magie. Sous un nom d’emprunt qui n’est pas loin d’être grotesque (au sens propre d’un ornement plus ou moins fantastique) un homme désarmé, de haut, observe sans intervenir une attaque de diligence. Peut-être se contente-t-il d’anticiper Nietzsche : « Doué d’une vue plus subtile, tu verras toutes choses mouvantes ». Tirer son épingle du jeu, littéralement, ne pas être, ou ne plus être, dans un genre qui est par excellence celui de l’ontologie. Et ensuite, Nietzsche encore : « II hésite au bord des abîmes où tout autour de lui tend à descendre : auprès de l’impatience des sauvages cailloux des torrents impétueux, il est patient, tolérant, dur, silencieux, solitaire ». On dirait une chanson de rock’n’roll dont le titre serait : Johnny Guitar. [Nicholas Ray – Pierre Giuliani – Film 17, Edilig]


La Belle et la Bête du western

Il n’est pas nécessaire de raconter ici le scénario de Johnny Guitar. Pour qui se fie aux apparences il s’agit presque d’un western comme les autres. Il y a le pinceur de guitare qui tire plus vite que les autres et marche dans la vie en enjambant les cadavres de ceux qui tirent moins vite, la tenancière d’un tripot qui « brûle le premier qui fait un pas », la diligence attaquée, le lynchage, la poursuite et les bagarres. Le travail du critique ne consiste-t-il pas justement à ne pas se fier aux apparences ?

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Pour comprendre et apprécier comme il convient Johnny Guitar, il importe de bien connaître Nicholas Ray qui est certainement l’un des meilleurs cinéastes américains de la jeune génération, celle des Dassin, Wise, Losey. Comme tous les grands metteurs en scène, Nicholas Ray, à travers tous ses films, reste fidèle à un certain nombre de thèmes qui lui sont personnels. Les héros respectifs de Knock on Any Door (Les Ruelles du malheur), de They Live by Night (Les Amants de la nuit), de In a lonely place (Le Violent), de On Dangerous Ground (La Maison dans l’ombre) et de The Lusty Men (Les Indomptables), Johnny Guitar lui-même, sont des hommes seuls et désabusés ; violents, ils sont las de se battre mais leur destin frappeur sait bien les y contraindre. C’est donc toujours de violence et de solitude morale qu’il s’agit dans un univers désespéré où rien n’arrive que d’amer. En filigrane de ces thèmes et d’une mise en scène très inventive et cependant sans effets extérieurs, apparaît très clairement la personnalité de l’auteur qu’il est aisé de deviner hypersensible et d’une sincérité absolue.

Pour autant que l’on puisse distinguer deux familles de cinéastes, les cérébraux et les instinctifs, je classerais d’emblée Nick Ray dans la seconde, celle du cœur. Et, cependant, on devine un intellectuel mais qui sait abstraire de l’esprit tout ce qui ne vient pas du cœur. Certes, Johnny Guitar n’est pas le meilleur film de son auteur. A tous points de vue They Live by Night , On Dangerous Ground, In a lonely place étaient plus purs, mais lorsqu’on a la chance de se trouver en face d’un véritable auteur de film, la notion de film réussi ou raté n’a plus guère de sens. Il suffit de deux scènes sentimentales entre Sterling Hayden et Joan Crawford pour se rendre compte à quel point Nicholas Ray est doué.

Il y a deux films dans Johnny Guitar : celui de Ray (les rapports entre les deux hommes et les deux femmes, la violence et l’amertume) et tout un bric-à-brac extravagant du style « Joseph von Sternberg » absolument extérieur à l’œuvre de Ray, mais qui, ici, n’en est pas moins attachant. C’est ainsi que l’on peut voir Joan Crawford, en robe blanche, jouer du piano dans un saloon caverneux avec, à côté d’elle, des chandeliers et un revolver. Johnny Guitar est un western irréel, féérique, la belle et la bête du western, un rêve de l’Ouest. Les cow-boys s’y évanouissent et meurent avec des grâces de danseuses. La couleur (par Trucolor) contribue au dépaysement ; les teintes sont vives, toujours inattendues quelquefois très belles. Le public des Champs-Elysées n’a pas tort d’accueillir Johnny Guitar par des ricanements. Dans cinq ans, il se pressera pour applaudir ce film au Cinéma d’Essai. (cf. Les Dames du bois de Boulogne.) Le public de la place Pigalle « marche » très bien à la version doublée de Johnny Guitar. Pour les Champs-Elysées, il manque le clin d’œil hustonien. [François Truffaut – Extrait de Arts, 23 février (1955)]



L’histoire et les extraits:

Chevauchant à travers la campagne, Johnny (Sterling Hayden) assiste du haut d’une colline à l’attaque d’une diligence dont un des passagers est tué. Il continue sa route jusqu’au saloon de Vienna (Joan Crawford ). Celle-ci discute avec un représentant des chemins de fer du futur développement de la région et de son casino-saloon. Une patrouille conduite par Emma Mclvers (Mercedes McCambridge) et le shérif envahit le saloon à la recherche du Kid (Scott Brady) soupçonné de l’attaque de la diligence et du meurtre du frère d’Emma. Vienna passe pour être la maîtresse du Kid, ce qui excite la haine d’Emma, amoureuse du bandit…

… Le Kid et sa bande arrivent à leur tour. La tension monte que Johnny désamorce. Le Kid demande à Johnny de jouer de la guitare et danse avec Emma. La patrouille s’en va après que Mclvers a donné 24 heures à Vienna pour fermer son saloon et disparaître. Johnny et le Kid restent face à face, ce dernier, amoureux de Vienna, comprend que Johnny est dangereux. Bart, le teigneux, provoque Johnny mais se fait rosser. La bande s’en va. Turkey, désireux de montrer à Vienna qu’il n’est plus un gamin, reste un moment et tire sur le bar. Réaction immédiate de Johnny qui surgit l’arme au poing et se comporte en vrai professionnel. Il manque de tuer Turkey…

…Le Kid et sa bande, désireux de quitter le pays, projettent l’attaque de la banque. Au saloon, Johnny et Vienna évoquent le passé, leur amour, les années de séparation. Le lendemain, Vienna, décidée à s’en aller, va avec Johnny solder son compte à la banque. A ce moment le Kid et sa bande attaquent. Johnny et Vienna rentrent au saloon. A la banque, Emma et la population, de retour des funérailles du frère d’Emma se« laissent » persuader que Vienna est dans le coup. La bande du Kid, gênée par les travaux du chemin de fer, ne peut quitter la vallée. Ils retournent à leur repaire tandis que Turkey, assommé par une branche, tombe inconscient. Au moment de fermer le saloon, Vienna voit surgir Turkey, blessé. La patrouille le suit de près. Emma excite les hommes contre Vienna. Turkey est ouvert : la patrouille décide un double lynchage. Le shérif, qui s’y oppose, est accidentellement tué…

…Les condamnés sont emmenés tandis qu’Emma restée seule, incendie le saloon. Turkey est pendu, Vienna sauvée de justesse par Johnny. Ils rejoignent le refuge du Kid. Johnny s’y fait connaître comme Johnny Logan, un redoutable tueur. Le cheval abandonné de Turkey conduit la patrouille au refuge, derrière une cascade. Bart trahit ses camarades : il tue Corey et laisse passer la patrouille. Johnny le tue. Emma blesse Vienna et tue le Kid avant d’être abattue par Vienna. Johnny et Vienna quittent le refuge, traversent les rangs de la patrouille, passent sous la cascade et s’embrassent…


JOAN CRAWFORD : LA FEMME QUI VOULUT ÊTRE STAR
Le masque souvent tragique de Joan Crawford cachait en réalité une force de caractère sans égale qui lui permit de préserver, malgré les ans, la puissance et l’éclat du personnage qu’elle avait su créer.

NICHOLAS RAY
En apportant, dans le système hollywoodien, une vision romantique et désespérée de l’Amérique, Nicholas Ray s’est imposé comme l’un des auteurs les plus originaux de la génération d’après-guerre. Obsédé par la crise de la civilisation américaine et fasciné par la jeunesse, ce cinéaste romantique et écorché a laissé une œuvre qui, rétrospectivement, paraît singulièrement prémonitoire. Méconnu dans son propre pays, il est resté un mythe exemplaire pour bon nombre de cinéastes européens;


PARTY GIRL (Traquenard) – Nicholas Ray (1958)
L’œuvre de Nicholas Ray offre quelques réussites éblouissantes, dont le charme emporte les réserves que peuvent parfois susciter des conventions trop voyantes ou des facilités de scénario. Moins maîtrisé que le violent Johnny Guitar, moins constamment lyrique que l’envoûtant Wind across the everglades (La Forêt interdite), Party Girl (Traquenard), reste un de ses plus fascinants chef-d’ œuvre, grâce à la présence irradiante de Cyd Charisse, au comble de sa beauté.

IN A LONELY PLACE (le Violent) – Nicholas Ray (1950)
Si Nicholas Ray est reconnu pour son intégrité et sa sensibilité rares, en particulier avec les acteurs, aucun de ses films n’est plus abouti ni plus profond que In a Lonely Place (Le Violent). Parmi les deux douzaines de longs métrages qu’il a réalisés, chacun contient des scènes inoubliables, à commencer par Rebel Without a Cause (La Fureur de vivre, 1955). Mais plus d’un demi-siècle plus tard, c’est In a Lonely Place qui sort le plus nettement du lot et garde le plus de vitalité.

THEY LIVE BY NIGHT (Les Amants de la nuit) – Nicholas Ray (1948)
« Ce n’est pas un film de gangsters, un récit sordide de sang et de misère, précise Nicholas Ray à ses producteurs, pour son premier film, mais l’histoire d’amour de deux jeunes gens qui n’ont jamais été correctement présentés au monde. » Terrifiés par le pamphlet social qu’ils sentent en filigrane (l’action se situe dans les années 30, en pleine crise économique), les responsables du studio RKO repoussent, remanient, censurent le scénario.



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