Le Film français

LE DÉSORDRE ET LA NUIT – Gilles Grangier (1958)

Sorti en mai 1958, ce film de Gilles Grangier met en scène un inspecteur de police qui, pour avoir du flair, n’en est pas moins très éloigné de la rigueur d’un Maigret. L’occasion pour Gabin d’une composition inédite, face à deux actrices d’exception. Tout est osé pour l’époque dans ce polar dur et tendre qui s’ouvre sur le visage en sueur d’un batteur de jazz noir dont le solo enflamme un cabaret du 8e arrondissement.

Gilles Grangier était particulièrement fier de cette « histoire d’amour sans eau de rose » où Jean Gabin est un flic fatigué qui tombe amoureux d’une toxico de la moitié de son âge. Ça va vite entre eux : à peine l’a-t-il rencontrée, pour l’interroger sur la mort de son ex-amant, qu’au mépris de toute éthique il la suit à l’hôtel et couche avec elle. « Vous l’embarquez ?, s’étonne le gérant du club, qui les voit partir ensemble. – C’est elle qui m’embarque », répond Gabin. On est loin du cinéma de papa, classique et puritain, même si Gilles Grangier a été méprisé par les jeunes insolents de la Nouvelle Vague… Qui dit toxicomanie dit dealer, et là c’est le pompon, car la morphine est fournie par une pharmacienne apparemment respectable (Danielle Darrieux !). Son affrontement final avec Gabin est une merveille d’acidité, dialoguée par Michel Audiard. Dans cette « perle du film noir« , dixit Bertrand Tavernier, les bourgeoises sont bien plus toxiques que les malfrats. [Guillemette Odicino – Télérama]

Film noir

Parmi les polars tournés par Gabin sous la direction de Gilles Grangier, Le Désordre et la nuit tient une place un peu à part. Certes, il est ici question d’un meurtre, et d’une enquête. Un certain nombre de personnages appartiennent au monde de la pègre ; d’autres sont des fonctionnaires de police plus ou moins en odeur de sainteté au Quai des Orfèvres. Et le Paris nocturne filmé par Grangier semble être le décor idéal pour commettre discrètement les pires exactions. Autant d’éléments qui ne distinguent pas vraiment Le Désordre et la nuit d’un film comme Le Rouge est mis, pour ne citer que le plus célèbre des policiers tournés par Gabin et Grangier. D’où vient alors cette singularité qui émane de ce film de 1958 ? Sans doute de son rythme. Le personnage de l’inspecteur Vallois ne semble jamais réellement pressé de faire aboutir une enquête qui au fond l’embarrasse et, comme lui, le film prend son temps. On s’immerge tranquillement dans le monde interlope du night-club hanté par la belle Lucky. On prend le temps de sentir la passion altérer peu à peu le jugement du représentant de la loi joué par Gabin… Plus qu’un polar au sens strict, avec son lot de poursuites et de révélations fracassantes, Le Désordre et la nuit semble plutôt appartenir, malgré les apparences, au genre du film noir. Un type de films où scénaristes et metteurs en scène semblent prendre un malin plaisir à étirer le temps pour mieux nous dévoiler tous les travers de l’âme humaine. [Collection Gabin – Eric Quéméré – février 2017]

Le Désordre et la nuit est le premier des quatre films coécrits par Gilles Grangier et l’écrivain Jacques Robert. C’est en 1957 que ce dernier vient proposer au réalisateur de porter à l’écran son roman, dont il pense que le héros pourrait fort bien être joué par Jean Gabin. Grangier, qui à l’époque travaille volontiers avec le comédien, lui fait part de cette proposition. Séduit par la personnalité de l’inspecteur Vallois, un anti-héros comme il les aime, Gabin se dit partant pour le projet. A la condition bien entendu que Michel Audiard, qui vient de signer le scénario de ses quatre derniers films, soit de la partie. Gilles Grangier s’attelle donc avec Michel Audiard et Jacques Robert à l’adaptation du roman « Le Désordre et la nuit », dont ils décident de conserver la tonalité très sombre – aussi bien en conférant à chacun des personnages une part obscure, qu’en privilégiant tout au long de l’histoire les scènes de nuit. Une fois l’intrigue solidement construite, c’est Michel Audiard qui se charge de peaufiner les dialogues, un art dont il a le secret et dont témoigneront dans le film des échanges comme « – C’est vrai ce qu’il a dit ? – Ça dépend quand, il parle tout le temps… ». [Collection Gabin – Eric Quéméré – février 2017]

Les joies du métier

Le tournage du Désordre et la nuit débute le 20 janvier 1958 aux studios de Boulogne. Le tandem Gabin-Grangier s’est entouré pour l’occasion de collaborateurs de confiance. Le film est produit par Lucien Viard, à qui l’on doit les deux derniers films du réalisateur ; la lumière est confiée à Louis Page, chef-opérateur habituel de Gabin ; et les décors sont conçus par Robert Bouladoux, qui a déjà signé ceux du Sang à la tête. Quant à l’assistant-réalisateur Jacques Deray, il compte déjà à son actif plusieurs films de Gabin et Grangier. Comme ce dernier le racontera plus tard, l’acteur n’avait qu’une seule réserve concernant les mérites de son assistant : « Gabin l’aimait bien. Mais il râlait parce que Jacques allait le chercher dans une petite Panhard. «Je me défonce le cul dans sa voiture » ; disait-il. « Il est bien comme assistant, mais il a une voiture à la con»… Quant au reste de l’équipe, des décorateurs aux machinistes, Gilles Grangier n’aura que des raisons de s’en féliciter. C’est grâce à leurs efforts que certaines scènes compliquées seront finalement rendues possibles. Notamment celle où Gabin et Nadja Tiller sont filmés en travelling alors qu’ils marchent sous la pluie, dans une rue de Ponthieu entièrement reconstruite en studio. [Collection Gabin – Eric Quéméré – février 2017]

« Ma caméra était rarement en plan fixe dans mes films ; elle était toujours sur travelling pour de petits déplacements. Un beau travelling, c’est magnifique, le décor défile derrière. Avec les zooms, t’es marron ; les fonds, c’est plus ça. Il faut employer le zoom comme un point d’exclamation, pour faire un effet. Mais pas systématiquement comme on ne cesse de le faire aujourd’hui.  Mon plus beau souvenir de travelling se trouve dans Les Vieux de la vieille, lorsqu’on coupe les cheveux du Vieux dans les rails un travelling difficile à monter, mais qui me plaisait beaucoup. Celui du Désordre et la nuit se déroulait dans un décor magnifique : on avait reconstitué la rue de Ponthieu en studio, avec des perspectives, la nuit. Là, tu dépendais de tout et de tous, même de la perche. Mais, en général, les machinistes étaient formidables. Ils n’avaient pas le même intérêt que moi à ce que le film soit bon, et pourtant ils unissaient vraiment leurs efforts. Gabin était très fidèle à ces équipes-là. Comme on tournait beaucoup, il y en avait qui préféraient nous attendre pour travailler avec nous. Pour revenir au Désordre, j’aimais beaucoup l’atmosphère de la boîte de nuit. Je me souviens d’un copain de Jacques Deray, mon assistant, qui faisait un numéro de claquettes. C’est devenu un fantaisiste qui a fait une grosse carrière en Angleterre, surtout au théâtre, dans les comédies musicales. » [Passé la Loire c’est l’aventure (50 ans de cinéma Gilles Grangier) – Entretiens avec François Guérif – Terrain Vague Losfeld (1989)]

Les coulisses

Le réalisateur ne sera pas davantage déçu par ses comédiens. Il faut dire qu’il a eu une liberté totale pour les choisir. Mais on n’est jamais certain que l’alchimie prendra, et Grangier ne pouvait s’empêcher de se demander comment la jeune Autrichienne Nadja Tiller s’en tirerait pour son second film en français. D’autant qu’il a toujours eu plus de mal à diriger les comédiennes : « Je me sentais souvent plus à l’aise avec les comédiens hommes, peut-être à cause du style de mes histoires. Mais Nadja Tiller était formidable. C’était une fille qui plaisait à tous, extrêmement troublante, et elle savait se servir de ce trouble qu’elle dégageait », Ce qui ne manque d’ailleurs pas de créer sur le plateau un problème inattendu : « Danielle Darrieux était jalouse et m’engueulait : «Tu ne t’occupes que d’elle ! », C’était un peu vrai, parce que j’allais lui faire répéter son texte chez elle, pour qu’on n’ait pas d’emmerdes sur le plateau. En la faisant travailler, il s’était établi une complicité entre nous. Et ça s’est retrouvé sur l’écran », Heureusement, cette petite contrariété n’empêchera pas Danielle Darrieux de livrer une prestation formidable. Mais c’est peut-être celle de Gabin qui, au final, impressionne le plus Gilles Grangier : « Dans Le Désordre et la nuit, il n’était pas seulement vulnérable, il pouvait encore séduire. Et ce fut la seule fois que dans un de mes films il était un peu séduisant », Bien qu’ils aient déjà tourné quatre films ensemble, Gabin pouvait donc encore surprendre son réalisateur fétiche… [Collection Gabin – Eric Quéméré – février 2017]

Distribution

Gabin bénéficie d’une distribution tout acquise : Roger Hanin, futur Navarro du petit écran, incarne le truand Simoni, à l’époque il est le malfrat de service sur grand écran ; Paul Frankeur joue l’inspecteur Chaville, François Chaumette le commissaire principal Janin, Robert Manuel le mauvais Blasco, enfin Louis Ducreux le mari de la pharmacienne incarnée par Danielle Darrieux. Pour sa troisième rencontre avec Gabin, elle joue à contre-emploi dans ce polar vénéneux au climat poisseux : « Dans ce film, mon rôle est minime mais essentiel : je suis la criminelle, explique-t-elle. Je ne joue que dans deux scènes, mais toutes deux face à Gabin , ce qui change tout. » De son côté, Grangier a déniché la parfaite incarnation de Lucky, la sensuelle Autrichienne Nadja Tiller apporte le contrepoint féminin nécessaire à ce film d’hommes. Car « la bande à Gabin » est là aussi : Robert Berri (Marquis le truand), Gabriel Gobin (l’inspecteur Rocard), Jacques Marin (le garçon de café) et Lucien Raimbourg (l’ivrogne). En danseur, son premier métier, le débutant Jean-Pierre Cassel retrouve non sans émotion Gabin après avoir incarné furtivement un trompettiste dans En cas de malheur. [Jean Gabin inconnu – Jean-Jacques Jelot-Bkanc – Ed. Flammarion (2014)]

L’histoire

Albert Simoni (Roger Hanin), copropriétaire d’un cabaret de la rue de Ponthieu, est assassiné au bois de Boulogne ou il avait rendez-vous avec un fournisseur de cocaïne. Les inspecteurs Chaville (Paul Frankeur) et Vallois (Jean Gabin) sont chargés de l’enquête par le commissaire Janin (François Chaumette). Vallois interroge Marquis (Robert Berri), l’associé de Simoni qui le renvoie à Lucky Fridel (Nadja Tiller), la maîtresse du défunt. Celle-ci emmène Vallois dans un hôtel du quartier et s’offre à lui. L’inspecteur découvre que la jeune fille est droguée et que Simoni lui fournissait de la cocaïne. Elle est la fille d’un industriel de Munich qui l’a envoyée à Paris faire ses études. Son père vient la rejoindre et menace de lui couper les vivres.  Sommé par Janin de lui remettre son rapport, Vallois refuse de mettre en cause Lucky dont il est tombé amoureux. Il interroge le père de la jeune fille et apprend que Simoni avait des relations avec une pharmacienne qu’il a giflée en public. Vallois soupçonne qu’il s’agit de Thérèse Marken (Danielle Darrieux), chez qui Lucky l’a emmené un soir. Mais celle-ci élude les questions. Janin veut retirer l’enquête à Vallois, dont il a appris les rapports avec Lucky. Lucky provoque un accident et s’enfuit, laissant Vallois blessé. En sortant de l’hôpital, Vallois apprend que la jeune fille a disparu. Il a retrouve chez Thérèse, enfermée dans une chambre, bourrée de drogue. Thérèse passe aux aveux. Elle était la maîtresse de Simoni qui l’obligeait à lui donner de la drogue provenant des réserves de la pharmacie. Elle l’a tué et Lucky la faisait chanter. Vallois conclut un marché avec la meurtrière : en échange de son silence sur la conduite de Lucky, il fera croire à un simple crime passionnel, Vallois conduit Lucky à l’hôpital en cure de désintoxication. Il l’attendra sans savoir si elle voudra de lui une fois guérie.

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Les extraits
Fiche technique du film

Voir également

LE STYLE JACQUES ROBERT
Journaliste et romancier, l’auteur du Désordre et la nuit et de Marie-Octobre a également fait partie des scénaristes les plus prisés des années 50 et 60. Un statut qui lui a valu d’écrire pour des cinéastes comme Henri Decoin et Julien Duvivier.

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