Les Réalisateurs

JEAN RENOIR : UNE VIE AU SERVICE DU CINÉMA

Considéré par beaucoup comme « le plus grand et le plus français des cinéastes français », Jean Renoir aura marqué son temps avec des films où une féroce critique de la société s’alliait à un sens très vif du spectacle.

Jean Renoir, alors jeune cinéaste (à gauche, son régisseur) 

La carrière de Jean Renoir, plus que celle de tout autre cinéaste contient en elle toute l’évolution du cinéma, depuis les premiers pas du muet jusqu’à la nouvelle vague de la fin des années 1950. Elle suit les progrès techniques et se construit parallèlement aux perfectionnements de l’art cinématographique. Renoir sut toujours écouter les conseils de ceux qui l’entouraient sans rien sacrifier de sa personnalité.

Sur le tournage de L’Étang tragique (Swamp Water, 1941)

Le critique et théoricien du cinéma André Bazin a écrit que Renoir a toujours su s’adapter à l’évolution du langage cinématographique et au goût du public non par opportunisme, mais parce que le besoin de se renouveler était une des composantes de son génie.

Marcel Pagnol et Jean Renoir

Les 38 films qu’il réalisa entre 1924 et 1969 influencèrent profondément l’art cinématographique, et rendirent compte de manière incomparable des époques auxquelles ils furent tournés. L’œuvre de Renoir échappe aux trop faciles classifications de la critique : ne suivant aucune ligne cohérente et logique, le cinéaste changea plusieurs fois de style et ne craignit pas les contradictions.

Sur le tournage de La Marseillaise (1938)
Une intense activité

Entre 1931 et 1939 Renoir assuma des travaux si différents les uns des autres que n’importe quel metteur en scène y eût facilement perdu son originalité. Chez Renoir il semble que la diversité ait produit l’effet contraire: une sûreté toujours plus grande, une efficacité à toute épreuve, qu’il s’agisse du mélodrame naturaliste – La Chienne (1931) -, du policier – La Nuit du carrefour (1932) -, du burlesque – Boudu sauvé des eaux (1932) -, d’adaptations réussies d’œuvres de grands écrivains tels que Flaubert, Maupassant, Gorki et Zola, d’analyses de la société française comme La vie est à nous (1936) – Une Partie de campagne (1936) – Les Bas-fonds (1936) – La Marseillaise (1937) et La Bête humaine (1938), de drames humains aux accents lyriques – La Grande Illusion – jusqu’au film que Sadoul a défini comme « le sommet de l’œuvre de Renoir », La Règle du jeu, un film que certains considèrent comme « un fol imbroglio » mais qui représente dans l’histoire du cinéma une de ces œuvres que l’on regarde avec admiration et qui ont marqué une étape dans l’évolution du septième art, au même titre que Citizen Kane (1941) d’Orson Welles. A quelques exceptions près le sort qui fut réservé à tous ses films atteste que ni le public ni la critique n’étaient préparés à les comprendre et à les apprécier.

Sur le tournage du Fleuve (The River, 1951), adaptation du roman semi-autobiographique de Rumer Godden

Résumer en peu de phrases l’œuvre de Renoir n’est pas chose facile : sa personnalité est complexe, riche, pleine de conflits intérieurs, signes de son génie. S’il apparaît quelquefois comme un intimiste, on découvre aussi, dans le même temps, qu’il peut traiter de grandes idées, en développant une philosophie qui embrasse une vision du monde élaborée, et d’une extrême rigueur intellectuelle. Il savait être tour à tour sarcastique, tendre, extravagant ou licencieux, selon les sujets qu’il abordait. Dans un film comme Le Testament du docteur Cordelier (1959), il semblait obsédé par l’analyse de la faiblesse humaine, au point de faire passer la pensée avant l’action, l’esprit avant la chair. Mais, aussitôt après, il réalisait Le Déjeuner sur l’herbe (1959) qui était un véritable hymne à la nature et à la joie de vivre. En fait, Jean Renoir possédait ce mélange d’ironie et de tendresse, d’humour et de sensualité qu’il avait sans doute hérité de son père, le peintre Auguste Renoir. Bien que solidement attaché au terroir, son génie artistique embrassait des horizons illimités. Ses comédies mordantes et ses drames âpres sont à l’image de sa propre vie, tissée de continuels vagabondages et d’un désordre inspiré.

Sur le tournage de La Bête humaine (1938)
Renoir et le réalisme poétique

On a cru pendant longtemps que l’adjectif réaliste suffisait à décrire l’esprit universel de son talent. De nombreux théoriciens et critiques voulaient (et veulent encore) définir Renoir comme le père de l’école du réalisme poétique français au côté de personnalités comme celles de Carné, Duvivier, Grémillon et Pagnol. Il n’y a pas de doute qu’il y eut parfois des affinités entre ces derniers et Renoir. Au moins un film fut fortement influencé par les idées de Pagnol, Toni (1934), mais cela n’implique pas que cette réalisation ne soit que l’enregistrement pur et simple de la réalité. Si par réalisme on entend la reproduction directe, objective, de la réalité, sans aucune reconstruction, une sorte de reproduction de la vie « telle qu’elle est », il parait évident que Renoir n’était pas un réaliste. Il ne cessa jamais, en effet, dans toute son œuvre, d’affirmer la suprématie du narrateur sur la narration, du peintre sur la peinture de l’homme sur la nature. Contrairement aux cinéastes qui se consacrèrent à une « approche » de la réalité (psychologique, sociale ou politique) de leur époque, il semble que Renoir ait essayé de s’en éloigner le plus possible. Il considérait cette « réalité » comme une contrainte. Il ne chercha pas tant à la détruire qu’à la restructurer de manière plus agréable, plus harmonieuse. Et c’est précisément cette démarche que l’on retrouve dans sa première production : une envolée dans le monde fantastique des fables.

Sur le tournage du Caporal épinglé (1962)
L’imagination et le rêve

Dès le début de sa carrière, Renoir montra que l’essence du cinéma réside dans l’imagination, voire dans le fantastique (Charleston, 1927), et que les trames et les personnages viennent s’adapter à elle. L’héroïne de La Fille de l’eau (1924) se réfugie dans un rêve prolongé pour s’évader de la réalité quotidienne et le personnage principal de La Petite Marchande d’allumettes (1928) se laisse emporter par ses images oniriques afin d’oublier le froid et le gel pendant la nuit de Noël. De la même manière Nana (1926) se réfugie résolument dans la mythomanie et Marquitta (1927), une humble chanteuse ambulante, s’imagine en grande-duchesse. Même les soldats de Tire-au-flanc (1928) réagissent contre la routine de la caserne en adoptant une attitude turbulente, insolente, marquée par des disputes, le tout se terminant en une sauvage bacchanale.

Sur le tournage de La Règle du jeu (1939) de Jean Renoir (au fond à droite)

Presque tous les personnages de Renoir cherchent refuge dans les rêves : Maurice, le misérable employé de La Chienne, échappe à la triste grisaille d’une vie médiocre en trouvant le réconfort dans l’art et dans une aventure amoureuse; les fédérés de La Marseillaise poursuivent héroïquement, mais inutilement, un impossible idéal révolutionnaire ; monsieur Lange, dans Le Crime de monsieur Lange (1935), crée son propre univers romantique et il en va de même pour Madame Bovary (1934) et pour Toni, bouleversé par son amour pour la très belle et volage Josefa. Les prisonniers de La Grande Illusion essayent de s’enfuir et de reconquérir la liberté, même s’ils ont conscience qu’une fois libres ils se trouveront à nouveau dans un monde chaotique.

Jean Renoir interviewé pour l’émission « Notre ami Becker »


L’imagination, au bout du compte, l’emporte toujours sur la réalité; certains personnages paieront, il est vrai, cette « évasion » de leur propre vie. Mais dans les derniers films, l’imagination, l’humour, le bonheur, la « forme supérieure de civilité », comme il est défini dans le film Eléna et les hommes (1956), auront toujours le dessus.

Paulette Goddard avec Jean Renoir – Le Journal d’une femme de chambre (1946)


Camille, la protagoniste du film Le Carrosse d’or (1952), et Nini, celle de French Cancan (1954), trouvent leur voie dans l’art : elles ont compris qu’elles ne sont pas faites « pour ce qu’on appelle la vie », que leur place est « avec les clowns, les mimes, les acrobates » et que leur bonheur ne se réalisera que dans la « grande illusion » de la scène.

Sur le tournage d’Une Partie de campagne (1936) de Jean Renoir (à gauche)
La réalité recréée

Renoir partageait l’opinion de son père selon laquelle le devoir d’un véritable artiste ne consiste pas à copier la réalité mais à la recréer : « Ce qui restera d’un artiste, déclarait-il, ce n’est pas la copie de la nature, cette nature étant changeante, provisoire ; ce qui est éternel c’est sa façon d’aborder la nature, ce qu’il pourra apporter aux hommes à travers la reconstruction, et non la copie, de cette nature. » Pendant le tournage du Fleuve (1951), le cinéaste demanda à son neveu Claude Renoir, directeur de la photographie, de peindre les endroits où il y avait de l’herbe parce qu’il ne les trouvait pas « suffisamment indiens ». Dans La Bête humaine (1938), il compara la locomotive à « un tapis volant des Mille et Une Nuits » et il ne voulut conserver que l’aspect poétique du roman de Zola, au détriment du message « social » que contenait le livre. A aucun de ses actes ni aucune de ses déclarations on ne peut attribuer des motivations réalistes. Il affirma à plusieurs occasions : « C’est en n’étant pas réaliste que l’on a le plus de chance de rejoindre la réalité » et, de manière encore plus directe : « Tout grand art est abstrait. » Ce soi-disant réalisme, que toute une tradition critique a attribué à l’œuvre de Renoir, n’est en somme pour lui qu’une façade de fantaisie, un masque qui doit être soulevé pour découvrir la vraie dimension de ses films. La vie est un rêve, « une ample comédie aux cent actes divers » et le cinéaste (comme tout artiste) doit essayer d’atteindre la réalité à travers l’imagination.

Jean Renoir pendant le tournage de La Chienne (1931)
Le secret d’un art

Son dernier film, Le Petit Théâtre de Jean Renoir (1969), nous apporte la preuve ultime de son génie. L’idée-force en est résumée par le vieux sage Duvallier, qui présente chaque épisode : « La vie – s’exclame-t-il – n’est supportable que grâce à de constantes petites révolutions… des révolutions de cuisine… de chambres à coucher… de places de village… de véritables tempêtes dans un verre d’eau. »

Jean Renoir – French Cancan (1954)

Ainsi va le monde, selon Renoir ; dans ses films, les classes sociales n’ont pas de séparations nettes, elles ne sont pas rigoureusement définies. Tout ce qui est anticonformiste, qui s’oppose aux règles et aux conventions est l’œuvre d’individus doués d’une intelligence supérieure, et le risque lui-même est affronté avec calme par des personnes sereines. Certains personnages trouvent finalement un bonheur inespéré, d’autres périssent inutilement ; qu’importe, comme le dit Duvallier, puisqu’il n’en restera de toute façon, pour les siècles futurs, que les paroles dérisoires d’une chanson triste ou gaie que reprendront en chœur les enfants des hommes : « Lorsque tout est fini / Quand se meurt votre beau rêve / Pourquoi pleurer les jours enfuis / Regretter les songes partis… »

Jean Renoir et l’actrice américaine Gene Tierney, lors du festival de films de Venise, 1945

Les adieux de Renoir (disparu à 84 ans le 12 février 1979), accomplis sans bruit avec Le Petit Théâtre de Jean Renoir, sont en parfaite harmonie avec son caractère. Le critique de cinéma Jean Collet a écrit : « Quand le rideau rouge tombe sur la scène du Petit Théâtre de Jean Renoir, comme il tombait à la fin du Carrosse d’or, on a le sentiment que Renoir nous laisse un fragile secret, un secret perdu et mille fois retrouvé. » De l’œuvre de son père, à la fin de sa vie, Renoir disait, contemplant avec émotion sa « palette simplifiée à l’extrême» faite de « quelques minuscules crottes de couleur », que l’on y approchait « le plus naturellement du monde du secret de l’équilibre universel »[La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas – 1982]

Jean Renoir pendant le tournage du Carrosse d’or en 1952

Filmographie

LA SAGA DES RENOIR
Le seul nom de Renoir suffit à évoquer deux géants de la culture française : le peintre Auguste et le cinéaste Jean. Mais cette prestigieuse famille compte d’autres membres moins connus du grand public, mais tout aussi engagés dans l’aventure artistique.


LA CHIENNE – Jean Renoir (1931)
Drame caustique de la petite bourgeoisie, est l’œuvre de Jean renoir la plus noire. Un théâtre de marionnettes dont les personnages sont piégés par leurs pulsions… et par la perversité d’un réalisateur-démiurge qui se plaît à inverser les rôles : un proxénète va être condamné pour le seul crime qu’il n’a pas commis, alors que le vrai coupable, le brave caissier d’une bonneterie, ne sera pas inquiété… Michel Simon est prodigieux dans le rôle de ce petit homme, modeste employé et peintre frustré par une épouse revêche, soudain aveuglé par la passion. Mais Janie Marèse, la petite prostituée qui le manipule parce qu’elle est elle-même sous l’emprise de son « mac », et Georges Flamant, le souteneur-séducteur sans scrupules, ne sont pas mal non plus.

BOUDU SAUVÉ DES EAUX (Jean Renoir, 1932)
Dans Boudu sauvé des eaux, Renoir fait pour la première fois avec une telle clarté le procès de l’imaginaire en tant que force de dénégation du réel et instrument de conquête d’une identité mensongère. Tout le malentendu autour de l’insuccès puis du succès de ce film vient de là. A travers le personnage de Michel Simon, le spectateur n’accède-t-il pas lui aussi à une illusion de liberté sur fond de dénégation de ses propres contradictions ? Redoublant le génie de Renoir, sa science du décor et de la profondeur de champ, Boudu doit évidemment beaucoup à l’immense talent de Michel Simon. On ne peut même plus parler de direction d’acteur, mais de la rencontre de deux personnalités d’exception en état de grâce. Une œuvre unique dans le cinéma mondial.

TONI – Jean Renoir (1935)
Réalisé avec des acteurs et des techniciens de l’équipe Marcel Pagnol, développé dans son laboratoire de Marseille, et ayant peut-être bénéficié de sa discrète collaboration pour certains dialogues, Toni, entièrement tourné en extérieurs dans le Midi, a plus d’un point commun avec Angèle, tant dans son thème et ses personnages que dans son style, résolument mélodramatique. 

LES BAS-FONDS – Jean Renoir (1936)
L’action des Bas-fonds se situe à la fois dans la Russie des tsars et la France du Front populaire. Renoir n’a pas cherché à tricher. Seuls les noms, les costumes et quelques anecdotes de scénario rappellent le pays de Gorki. Le « réalisme extérieur » ne compte pas. L’auteur du Crime de monsieur Lange parle de la France en 1936. 

PARTIE DE CAMPAGNE – Jean Renoir (1936 – 1946)
Moyen métrage aussi travaillé qu’un film long (selon l’expression de son auteur), ce dix-septième film de Renoir est une œuvre faussement limpide. Simple histoire d’amour pour une banale promenade à la campagne, il porte, jusqu’à en crier, toute la tragédie de l’amour en Occident – une tragédie dont Renoir, de film en film, fera une critique de plus en plus radicale pour en consommer définitivement la fin dans Le roi d’Yvetot.

LA GRANDE ILLUSION – Jean Renoir (1937)
« La Grande Illusion, écrivait François Truffaut, est construit sur l’idée que le monde se divise horizontalement, par affinités, et non verticalement, par frontières. » De là l’étrange relation du film au pacifisme : la guerre abat les frontières de classe. Il y a donc des guerres utiles, comme les guerres révolutionnaires, qui servent à abolir les privilèges et à faire avancer la société. En revanche, suggère Renoir, dès que les officiers, qui n’ont d’autre destin que de mourir aux combats, auront disparu, alors les guerres pourront être abolies : c’est le sens de la seconde partie, plus noire, qui culmine dans les scènes finales entre Jean Gabin et Dita Parlo, à la fois simples et émouvantes.

LA BÊTE HUMAINE – Jean Renoir (1938)
Deux ans après leur première collaboration pour Les Bas-fonds, Gabin et Renoir se retrouvent pour porter à l’écran le roman d’Émile Zola. À la fois drame social et romance tragique, La Bête humaine s’avérera l’un des chefs-d’œuvre de l’immédiat avant-guerre. 

LA RÈGLE DU JEU – Jean Renoir (1939)
Devenu culte après avoir été maudit (mutilé, censuré…), ce vaudeville acide a été conçu dans l’atmosphère trouble précédant la Seconde Guerre mondiale, à une époque où une partie de la société française ignorait qu’elle dansait sur un volcan. Jean Renoir s’inspire de Beaumarchais et de Musset. Et il dirige ses comédiens, inoubliables, en pensant à la frénésie de la musique baroque, à la verve trépidante de la commedia dell’arte : Dalio en aristo frimeur, Carette en braconnier gouailleur, Paulette Dubost en soubrette, Gaston Modot en garde-chasse crucifié.

FRENCH CANCAN – Jean Renoir (1954)
Le film dont Jean Gabin attaque le tournage à l’automne 1954 est, à plusieurs titres, placé sous le signe du renouveau. Tout d’abord parce qu’il s’agit de son tout premier film en couleurs. Ensuite, parce que l’aventure de French Cancan marque la fin d’une des bouderies les plus regrettables du cinéma français : en froid depuis la Seconde Guerre suite à des choix de vie divergents, Gabin et Jean Renoir trouvent dans ce projet le prétexte à des retrouvailles sans doute espérées de part et d’autre depuis longtemps.


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