Réalisé avec des acteurs et des techniciens de l’équipe Marcel Pagnol, développé dans son laboratoire de Marseille, et ayant peut-être bénéficié de sa discrète collaboration pour certains dialogues, Toni, entièrement tourné en extérieurs dans le Midi, a plus d’un point commun avec Angèle, tant dans son thème et ses personnages (fille séduite, confident désintéressé, rudesse de la vie paysanne, etc.) que dans son style, résolument mélodramatique. Comme l’écrit René Bizet dans « Le Jour », ce n’est pas exactement du cinéma mais du « théâtre en liberté ». La part propre de Renoir réside dans l’intérêt porté à la condition ouvrière, signe d’un net clivage politique qui va se confirmer dans les films suivants. Chef-d’œuvre de réalisme, Toni est une merveille de construction. Renoir place sa caméra et travaille son cadre dans le souci constant du meilleur effet esthétique, ici inséparable d’une formidable charge émotionnelle. Le récit tout entier se laisse enfermer dans l’image d’un cercle. Le montage, déjà, est exemplaire et annonce par son discours la problématique essentielle du Déjeuner sur l’herbe.

Dans Toni, qu’il tourne en 1934, en s’inspirant d’un obscur fait divers survenu dans une communauté ouvrière du Midi de la France, et qui lui a été rapporté par un ami, commissaire de police aux Martigues, Renoir va porter à leur point de perfection ces divers caractères stylistiques : recherche des contrastes, éloquence du verbe (en l’occurrence du verbe méditerranéen, riche de composantes multiples), gageure d’une distribution mêlant des acteurs de théâtre et de music-hall à des autochtones sans formation professionnelle, rôle de premier plan dévolu aux chansons, refus affiché du pittoresque au profit de la seule expressivité psychologique du paysage. Il faut ici laisser la parole à l’auteur, en se référant à deux textes essentiels qui éclairent admirablement ses intentions. [Jean Renoir face au cinéma parlant – Claude Beylie – L’Avant-Scène Cinéma (251-251, juillet 1980)]

Quand les chefs d’œuvre du néoréalisme italien auront fait la preuve que les personnages d’un film pouvaient être plus importants que la perfection technique de la réalisation, Jean Renoir apparut alors comme un magistral précurseur du mouvement. Le style de Toni, qu’il tourna dès 1934, annonce en effet à bien des égards les options fondamentales du néo-réalisme : prises de vues en décors naturels sans équipements particuliers, Son enregistré en direct, refus de tout pittoresque et de toute psychologie, mais attention passionnée aux personnages et à leurs problèmes, utilisation d’acteurs non professionnels, recours à la musique populaire… Dès cette époque, Renoir se plaçait donc à contre-courant des recherches formelles dont le cinéma français semblait ne pas pouvoir se dégager. Mais Renoir était trop modeste pour l’admettre. Selon lui, comme il le déclarera un peu plus tard dans son autobiographie « Ma Vie et mes films », « les films italiens constituent de magnifiques réalisations dramatiques alors que dans Toni – qu’il jugeait par ailleurs peu réussi – il s’était précisément efforcé de n’être pas dramatique ».

« Le sujet du film est tiré d’un fait divers qui s’est réellement passé dans un coin du midi de la France resté suffisamment sauvage pour permettre une photographie dramatique. Cette région est habitée principalement par des immigrants d’origine italienne, mi-ouvriers, mi-paysans. Chez ces déracinés les passions sont vives et les hommes qui me servirent de modèles pour Toni m’ont semblé traîner derrière eux cette atmosphère lourde, signe du destin fatal des héros de tragédie, voire de chanson populaire. » Jean Renoir

S’inspirant d’un fait divers survenu dans une petite ville mi-ouvrière mi-paysanne du midi de la France, où travaillent de nombreux immigrés de toute les origines, Toni est à la fois une tragique histoire d’amour et un documentaire sans complaisance sur la condition ouvrière. Refusant tout sentimentalisme, Renoir se contente d’exposer les faits et de présenter les personnages à la manière d’une chronique. Il ne faut pourtant pas en conclure que le film n’est qu’un froid constat. Renoir, homme chaleureux, ne peut s’empêcher d’éprouver quelque sympathie, voire quelque indulgence, pour ses héros.

Josépha, la jeune Espagnole par qui tout arrive, est bien sûr rouée et provocante mais elle est aussi faible et naïve. Certes, elle aime Toni, un jeune ouvrier italien, mais elle ne peut s’empêcher d’aguicher Albert, le contremaître du chantier. Contrainte de se marier avec cet homme veule et jouisseur – tandis que Toni, déçu, épouse le même jour sa logeuse Marie -, elle se laisse persuader par son cousin Gabi de voler son mari pendant son sommeil. L’affaire échoue : rouée de coup par Albert, Josépha le tue. Toni, plus que jamais obsédé par la jeune femme (il a d’ailleurs quitté son propre foyer, indifférent au chagrin de Marie, qui tente de se suicider), décide d’endosser le crime. Poursuivi par la police, il est abattu par un villageois, alors que la meurtrière vient se livrer aux autorités. [La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas (1983)]

Évitant constamment les pièges du mélodrame grâce à une mise en scène volontairement dépouillée et à l’utilisation judicieuse des décors naturels, Renoir élève son sujet, somme toute fort banal, au rang d’une véritable tragédie classique. Entraînés par le poids d’une fatalité qui leur échappe, ses personnages se rencontrent et s’affrontent dans une campagne dont la sérénité et la beauté font encore mieux ressortir l’impétuosité de leurs passions.

Les vignes ensoleillées et les petits chemins rocailleux tranquilles sont les témoins des débordements de Josépha ; les charges explosives de la carrière qui attaquent la colline servent de contrepoint sonore à la détresse muette de Toni, tandis qu’un ami l’informe des infidélités d’Albert à l’égard de sa jeune femme.

Une autre séquence, dans laquelle Renoir utilise le décor à des fins dramatiques, mérite qu’on s’y arrête, tant elle est puissamment suggestive à force d’économie: dans un silence total, une barque Si avance lentement sur un étang ; l’eau et le ciel finissent par se confondre dans une même lumière blafarde ; une femme se dresse alors dans l’embarcation : c’est Marie qui tente de se noyer. Le long panoramique qui suit, de très loin l’héroïne, exprime, mieux que n’aurait pu le faire sans doute un gros plan de son visage, la solitude et la détresse de la femme bafouée.

Sans plus d’artifice, Renoir permet au spectateur d’apprécier l’attitude provocante de Josépha : piquée au cou par une abeille, elle demande à Toni de sucer sa blessure. Cette invitation déjà érotique en elle-même l’est d’autant plus que nous avons que la jeune femme est, alors, nue sous sa robe.

C’est avec une sobriété aussi remarquable que Renoir a filmé la séquence du double mariage Joséfa-Albert, Marie-Toni. Le joyeux fond sonore, où se mêlent les chansons italiennes et les voix avinées des invités, contraste avec le silence lugubre des principaux protagonistes.

Tous les événements s’enchaînent inéluctablement tant Renoir a su intégrer les différents éléments du drame individuel que vivent ses personnages au contexte social dans lequel ils évoluent : dans l’univers fruste et étouffant d’une campagne écrasée de soleil, les passions les plus sauvages peuvent se donner libre cours.

Et la structure fermée du film – il commence et se clôt par deux séquences pratiquement identiques : l’arrivée des travailleurs immigrés en gare – contribue encore à renforcer cette impression d’écrasement. « Cette atmosphère de vérité douloureuse » que décrivait un critique de l’époque allait s’appliquer, dix ans plus tard, aux grandes réalisations du néo-réalisme italien. [La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas (1983)]

« Toni est un film très primitif. Il accumule les défauts inhérents à toute entreprise ambitieuse. Je serais heureux si vous pouviez y deviner un peu de mon grand amour pour cette communauté méditerranéenne dont les Martigues sont un concentré. Ces ouvriers d’origines et de langages différents, venus en France pour trouver une vie un peu meilleure, sont les héritiers les plus authentiques de cette civilisation gréco-romaine qui nous a faits ce que nous sommes. » Jean Renoir

Dans la lutte menée tout au long de sa carrière par Renoir pour échapper au réalisme extérieur par le dévoilement d’une vérité intérieure, Toni marque une étape capitale. C’est la pierre de touche d’un certain classicisme français, la fusion heureuse d’un passé de théâtralité riche mais parfois encombrant et d’un langage neuf et autonome, que l’on ose enfin appeler septième art. Toni apporte au cinéma français des années trente un souffle, une dimension tragique et une poésie brute qui lui faisaient cruellement défaut, en dépit de l’apport non négligeable de quelques glorieux compagnons de route de Renoir, au premier rang desquels Marcel Pagnol (qui assura d’ailleurs la distribution du film). Cette œuvre pleine de sensualité, de musique et de soleil est tout à la fois une tragédie, une aubade, une eau forte et un récit du coin du feu. Le troubadour, le chroniqueur, le peintre, le dramaturge et le cinéaste se sont rencontrés, en un accord harmonieux et rare. On y sent palpiter la vie d’une collectivité, crépiter le feu dévorant des passions, se déchaîner les forces du destin. Paraphrasant Malraux, je dirais que c’est l’intrusion de la tragédie grecque dans le procès-verbal policier. S’y trouve enfin évoquée, en filigrane, la condition ouvrière en France à la veille d’un tournant décisif de son histoire. [Jean Renoir face au cinéma parlant – Claude Beylie – L’Avant-Scène Cinéma (251-251, juillet 1980)]

L’histoire
Toni (Charles Blavette), travailleur italien, vient chercher du travail en France. Il prend une chambre chez une logeuse, Marie (Jenny Hélia), dont il devient l’amant. Le temps passe. Toni et Marie ne se supportent plus. L’ouvrier est tombé amoureux de Josépha (Celia Montalván), qui habite avec son oncle, Sebastian, un immigré lui aussi. Mais Sebastian a réussi. Il est propriétaire d’une petite ferme qui, à sa mort, reviendra à sa nièce. Toni fait officiellement sa demande en mariage. Tandis qu’il discute affaires avec Sebastian, Albert (Max Dalban), le contremaître de Toni, courtise Josépha dans la vigne. Il la prend. Toni les découvre. Un double mariage a lieu, triste comme un enterrement : Toni avec Marie, Josépha avec Albert. Albert exploite Josépha et la brutalise. La jeune femme a eu un enfant. Toni s’est marginalisé. Il vit dans les bois, rêvant toujours à sa bien-aimée. De querelles en querelles, Marie a failli se suicider. Un petit matin, Toni apprend que Gaby (Andrex), le cousin de Josépha et aujourd’hui son amant, s’apprête à partir avec elle. Gaby, lâche, a laissé à Josépha le soin de récupérer l’argent qu’Albert porte toujours autour de son cou. Josépha tente de dérober l’argent mais Albert se réveille. Il la fouette avec sa ceinture. Josépha le tue d’un coup de revolver. Toni et Gaby font irruption dans la maison. En accord avec Toni, Gaby s’enfuit avec l’argent. Toni tente de camoufler le meurtre, mais un gendarme le surprend. Il réussit à s’évader. Josépha se constitue prisonnière pour que Toni ne paie pas à sa place. Mais un paysan placé par un gendarme à l’extrémité du pont de chemin de fer et ayant pour mission de donner l’alarme, tire sur Toni et l’abat.


JEAN RENOIR : UNE VIE AU SERVICE DU CINÉMA
Considéré par beaucoup comme « le plus grand et le plus français des cinéastes français », Jean Renoir aura marqué son temps avec des films où une féroce critique de la société s’alliait à un sens très vif du spectacle.
Les extraits

TONI – Jean Renoir (1935)
Réalisé avec des acteurs et des techniciens de l’équipe Marcel Pagnol, développé dans son laboratoire de Marseille, et ayant peut-être bénéficié de sa discrète collaboration pour certains dialogues, Toni, entièrement tourné en extérieurs dans le Midi, a plus d’un point commun avec Angèle, tant dans son thème et ses personnages que dans son style, résolument mélodramatique.

LA RÈGLE DU JEU – Jean Renoir (1939)
Devenu culte après avoir été maudit (mutilé, censuré…), ce vaudeville acide a été conçu dans l’atmosphère trouble précédant la Seconde Guerre mondiale, à une époque où une partie de la société française ignorait qu’elle dansait sur un volcan. Jean Renoir s’inspire de Beaumarchais et de Musset. Et il dirige ses comédiens, inoubliables, en pensant à la frénésie de la musique baroque, à la verve trépidante de la commedia dell’arte : Dalio en aristo frimeur, Carette en braconnier gouailleur, Paulette Dubost en soubrette, Gaston Modot en garde-chasse crucifié.

LA BÊTE HUMAINE – Jean Renoir (1938)
Deux ans après leur première collaboration pour Les Bas-fonds, Gabin et Renoir se retrouvent pour porter à l’écran le roman d’Émile Zola. À la fois drame social et romance tragique, La Bête humaine s’avérera l’un des chefs-d’œuvre de l’immédiat avant-guerre.

UNE PARTIE DE CAMPAGNE – Jean Renoir (1936)
Moyen métrage aussi travaillé qu’un film long (selon l’expression de son auteur), ce dix-septième film de Renoir est une œuvre faussement limpide. Simple histoire d’amour pour une banale promenade à la campagne, il porte, jusqu’à en crier, toute la tragédie de l’amour en Occident – une tragédie dont Renoir, de film en film, fera une critique de plus en plus radicale pour en consommer définitivement la fin dans Le roi d’Yvetot.

LES BAS-FONDS – Jean Renoir (1936)
L’action des Bas-fonds se situe à la fois dans la Russie des tsars et la France du Front populaire. Renoir n’a pas cherché à tricher. Seuls les noms, les costumes et quelques anecdotes de scénario rappellent le pays de Gorki. Le « réalisme extérieur » ne compte pas. L’auteur du Crime de monsieur Lange parle de la France en 1936.

FRENCH CANCAN – Jean Renoir (1954)
Le film dont Jean Gabin attaque le tournage à l’automne 1954 est, à plusieurs titres, placé sous le signe du renouveau. Tout d’abord parce qu’il s’agit de son tout premier film en couleurs. Ensuite, parce que l’aventure de French Cancan marque la fin d’une des bouderies les plus regrettables du cinéma français : en froid depuis la Seconde Guerre suite à des choix de vie divergents, Gabin et Jean Renoir trouvent dans ce projet le prétexte à des retrouvailles sans doute espérées de part et d’autre depuis longtemps.

LA GRANDE ILLUSION – Jean Renoir (1937)
« La Grande Illusion, écrivait François Truffaut, est construit sur l’idée que le monde se divise horizontalement, par affinités, et non verticalement, par frontières. » De là l’étrange relation du film au pacifisme : la guerre abat les frontières de classe. Il y a donc des guerres utiles, comme les guerres révolutionnaires, qui servent à abolir les privilèges et à faire avancer la société. En revanche, suggère Renoir, dès que les officiers, qui n’ont d’autre destin que de mourir aux combats, auront disparu, alors les guerres pourront être abolies : c’est le sens de la seconde partie, plus noire, qui culmine dans les scènes finales entre Jean Gabin et Dita Parlo, à la fois simples et émouvantes.
- THE LONG NIGHT – Anatole Litvak (1947) / LE JOUR SE LÈVE « refait » et « trahi »
- EDWIGE FEUILLÈRE : LA GRANDE DAME DU SEPTIÈME ART
- LA POLITIQUE DU CINÉMA FRANÇAIS
- THE GARMENT JUNGLE (Racket dans la couture) – Vincent Sherman (1957)
- THE RACKET (Racket) – John Cromwell (1951)
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