Les Réalisateurs

MARCEL CARNÉ 

C’est avec le concours du poète Jacques Prévert que Marcel Carné allait s’affirmer comme le chef de file du réalisme poétique à la française. Une collaboration exemplaire, qui nous vaudra des chefs-d’œuvre marqués d’un pessimisme amer.  

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Marcel Carné (tournage du film LA MARIE DU PORT, 1949)

Marcel Carné illustre parfaitement cette école – ou cette tendance – dite du « réalisme poétique », qui marqua si profondément le cinéma français de la fin des années 1930. Une tendance dont on retrouve l’influence dans les domaines les plus divers de la vie artistique, et qui donnera aux œuvres de cette période troublée de l’avant-guerre une atmosphère tout à fait caractéristique. Pour sa part cependant, Carné préférait parler de « fantastique social », reprenant ainsi une expression de Pierre Mac Orlan.

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JENNY de Marcel Carné (1936) avec, Françoise Rosay, Albert Préjean, Lisette Lanvin, Charles Vanel, Jean-Louis Barrault
Le réalisme poétique selon Marcel Carné

Réalisme poétique : la formule peut paraître paradoxale au premier abord. Pour mieux en saisir l’ambiguïté, il suffit de confronter certaines déclarations de Marcel Carné avec le jugement que Roberto Rossellini, chef de file du néoréalisme italien, portait sur son œuvre. Le futur metteur en scène français, né à Paris en 1909, publiait des critiques cinématographiques dans la revue « Cinémagazine ». En 1933, il intitulait ainsi un article resté célèbre : « Quand le cinéma descendra-t-il dans la rue ? » En 1948, Rossellini, parlant de Carné, déclarait : « Je le considère, avec Clouzot, comme le plus grand metteur en scène européen, mais j’aimerais le voir se libérer davantage des contraintes du studio. Il devrait descendre un peu dans la rue et regarder d’un peu plus près la vie autour de lui. »  
Comment donc « voir» la rue, c’est-à-dire le monde, la société, les individus situés dans un contexte social et historique précis ? « Je suis plus près de Carné que de Rossellini, écrivait Orson Welles, parce que Carné n’est pas réaliste mais transfigure la vérité par son propre style. » Le propos est révélateur, car il permet d’éclairer et de résoudre la contradiction que nous évoquions ; la « stylisation », projection ou transfert de la vérité quotidienne, s’oppose ainsi à la transmission directe et sans apprêt du réel, prônée par les néoréalistes.

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Marcel Carné et Jean Gabin sur le tournage du JOUR SE LÈVE (1939)

Le style, c’est en premier lieu la maîtrise d’une technique, l’apprentissage d’un « métier » que Carné ressentira comme toujours perfectible. « L’amour d’un cinéma bien fait », telle est la leçon qu’il a apprise auprès du grand Jacques Feyder, le maître auquel il déclare «tout devoir». Feyder mettait un point d’honneur à se définir comme un artisan, essentiellement préoccupé par la nécessité quotidienne de perfectionner ses propres outils. Ce souci de la technique et de la forme, il le transmettra au jeune Marcel Carné, qui se passionne très tôt pour le septième art. En 1928, Carné obtient un diplôme d’assistant opérateur à l’Ecole technique de photographie et de cinéma, mais il n’exercera cette fonction qu’une seule fois, en secondant le chef opérateur Jules Kruger pour le tournage de Cagliostro (1929), de Richard Oswald. Cette même année 1928, il a en effet la chance de faire connaissance de Feyder, qui accepte de l’engager comme assistant-réalisateur pour Les Nouveaux messieurs (1929). Cette place prépondérante accordée à la forme et au style, on la retrouve également dans les articles de Marcel carné critique cinématographique, qui s’attache plus particulièrement à la « facture » d’un film, à son atmosphère.

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Jean Gabin et Michèle Morgan dans LE QUAI DES BRUMES (Marcel Carné, 1938)
L’apprentissage d’un métier

Toujours en 1929, Carné va faire ses premières armes comme metteur en scène avec trois petits films publicitaires (une innovation à l’époque) pour lesquels il fera équipe avec Jean Aurenche et Paul Grimault. La même année, il réalise, dans des conditions tout à fait artisanales, un court métrage documentaire, Nogent. Eldorado du dimanche. Cette évocation « impressionniste » des célèbres guinguettes des bords de Marne sera programmée en première partie dans une salle parisienne et retiendra l’attention des critiques. René Clair engage alors Carné comme assistant pour Sous les toits de Paris. Après un intermède journalistique, Carné retrouve Feyder, de retour de Hollywood. Il sera successivement assistant pour Le Grand Jeu (1933), Pension Mimosas (1934) et La Kermesse héroïque (1935) – certains soutiennent d’ailleurs que la perfection formelle de cette dernière œuvre tient presque autant à l’élève qu’au maître.

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Marcel Carné sur le tournage de THÉRÈSE RAQUIN (1953)

Carné est alors prêt à aborder le premier long métrage de sa carrière de metteur en scène. Jenny (1936) apparaît certes comme une œuvre de jeunesse, quelque peu naïve dans sa prétention à sublimer, par des recherches plastiques, une intrigue plutôt mélodramatique : une femme mûre (Françoise Rosay), durement éprouvée par la vie, s’efforce de cacher à sa fille qu’elle est en réalité la tenancière d’une maison de rendez-vous clandestine et que l’homme dont est éprise la jeune fille est aussi son amant. Malgré ses imperfections, Jenny est néanmoins un film important, ne serait-ce que parce qu’il inaugure la collaboration entre Marcel Carné et le poète Jacques Prévert, auteur du scénario et des dialogues (sans oublier le musicien Joseph Kosma, pour compléter ce trio quasi légendaire). On a prétendu que Jenny rappelait beaucoup le Feyder de Pension Mimosas ; mais ce dernier film, tout comme certaines œuvres de Duvivier ou d’autres réalisateurs moins importants, annonçait déjà le réalisme poétique de la fin des années 1930. De plus, Carné et Prévert sont souvent parvenus à s’affranchir des conventions – notamment dans le traitement des personnages secondaires – et l’on trouve déjà dans Jenny des décors insolites, des dialogues presque surréalistes, qui portent leur marque inimitable.

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Arletty dans LES ENFANTS DU PARADIS de Marcel Carné (1945)
L’association Carné-Prévert

L’étroite collaboration qui s’instaure entre le metteur en scène et le poète va favoriser un climat d’échange créatif qui n’a sans doute pas d’équivalent dans toute l’histoire du cinéma (le seul exemple comparable étant peut-être celui de Vittorio De Sica et de Cesare Zavattini). Cette association particulièrement heureuse va durer plus de dix ans et donnera au cinéma français quelques chefs-d’œuvre inoubliables. Pendant toute cette période, Carné ne sera qu’une seule fois infidèle à Prévert : pour Hôtel du Nord (1938), il fera appel à Jean Aurenche et à Henri Jeanson, dont les dialogues feront date (Arletty, qui tourne pour la première fois avec Carné, se taillera un triomphe dans un rôle épisodique). En 1937, c’est Drôle de drame, dont la verve parodique et l’humour macabre seront plutôt mal accueillis par la critique. Si le public applaudit les éblouissantes performances de Michel Simon, Louis Jouvet, Françoise Rosay et Jean-Louis Barrault, il est toutefois déconcerté par le mélange burlesque des genres. Et il faut bien dire que Carné semble parfois mal à l’aise pour suivre Prévert dans les acrobaties verbales et les gags extravagants de ce brillant exercice de style.

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Marcel Carné et Jacques Prévert sur le tournage des PORTES DE LA NUIT (1946)

L’œuvre commune de Marcel Carné et de Jacques Prévert n’atteindra véritablement son plein épanouissement qu’au cours des années suivantes avec Le Quai des brumes (1938) et Le jour se lève (1939). Carné n’a pas oublié le souhait qu’il émettait en tant que critique : il est toujours décidé, à sa façon, à « descendre dans la rue ». Non pour y filmer une matière brute, mais pour transmettre, grâce à sa parfaite maîtrise du langage cinématographique, une conception toujours visionnaire de la réalité. Et il saura faire apparaître l’autre visage de Jacques Prévert. Non plus seulement le poète anarchisant et subversif à l’humour corrosif, mais le romantique nostalgique et désespéré, dont on a pu dire qu’il était « un homme de 1830 égaré dans les faubourgs industriels d’une ville moderne ». De cette rencontre de deux tempéraments naît un style inimitable. Le réalisme poétique impose à l’écran un certain univers mélancolique tout en grisaille : trains de banlieue ferraillant au petit matin sur les ballasts, tandis que la fumée des usines se mêle à la brume ; petits cafés délavés par les pluies aux lumières accueillantes, filles de la nuit à la fois vénéneuses et évanescentes, telles des héroïnes de Gérard de Nerval souillées par la boue de la zone. 

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Jean Gabin et Jules Berry dans LE JOUR SE LÈVE de Marcel Carné (1939)
Des héros voués à l’échec

A cet univers blafard et désolé, il fallait des protagonistes à sa mesure. Personne mieux que Jean Gabin n’incarnera ces héros tragiques, à la fois révoltés et vaincus d’avance, auxquels il parvint à donner une présence inoubliable. Sous les vêtements négligés, le corps lourd, comme ramassé, annonce la force plébéienne ; la gouaille faubourienne mains dans les poches, mégot à la bouche est démentie par les yeux clairs et froid qui traduisent tour à tour le désespoir, la rage, la tendresse et la mélancolie face à un monde hostile.

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Michel Simon et Jean-Louis Barrault dans DRÔLE DE DRAME de Marcel Carné (1937)

Librement adapté d’un roman de Pierre Mac Orlan, Le Quai des brumes met en scène un déserteur, criminel d’occasion, qui a gagné Le Havre pour tenter de s’embarquer et de fuir la France. Il y rencontre l’amour sous les traits d’une émouvante jeune fille (Michèle Morgan) qu’il doit arracher aux griffes d’ignobles canailles. Pour cela il commettra un meurtre, mais sera abattu à son tour tandis que retentit la sirène du bateau qui devait les emmener tous deux vers la liberté.

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Bernard Blier et Arletty dans HÔTEL DU NORD de Marcel Carné (1938)

Amour impossible, révolte, fatalité, tels sont les thèmes à peu près constants des œuvres de Marcel Carné et de Jacques Prévert en ces sombres années d’avant-guerre. Georges Sadoul définit ainsi Le Quai des brumes : « Tandis que les héros de Duvivier sont les victimes du destin ou, plus rarement, ces instruments, dans Le Quai des brumes, Carné et Prévert distinguent bons et méchants. Les bons, s’ils sont criminels, le sont par occasion, révolte ou amour, Les méchants – à la différence des gangsters américains, leurs premiers modèles – ont tous les vices, et d’abord la lâcheté, la fourberie, la rapacité. Dans la vie, les canailles ont toujours le dessus, la défaite est le destin des braves gens. Dans Le Quai des brumes, le destin prenait parfois figure humaine, avec un peintre bavard et surtout un clochard, créé pour guider le héros vers l’amour et la mort. » 

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Jean Gabin et Blanchette Brunoy dans LA MARIE DU PORT de Marcel Carné (1949)
Un pessimisme « historique»

La vision pessimiste de Carné et Prévert reflète l’état d’esprit d’une France où la vague d’espérance suscitée par le Front populaire s’est déjà évanouie. A l’instabilité politique s’ajoute l’ombre menaçante d’une guerre imminente. A cet égard, Le Quai des brumes peut être considéré comme une sorte de témoignage du délabrement politique et moral de la société française d’avant-guerre. Et ce n’est pas sans raison que certains des responsables du régime de Vichy placeront le film au nombre des œuvres d’art pernicieuses ayant contribué à la défaite nationale. En 1938, il semble que la censure officielle ait été plus Indulgente, puisque Marcel Carné rapporte dans ses mémoires « La Vie à belles dents », qu’on lui demanda seulement que « le mot déserteur ne soit jamais prononcé et que, lorsque le soldat se débarrasse de son uniforme, il le plie soigneusement sur une chaise au lieu de le jeter pêlemêle dans un coin de la pièce »… 

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Marcel Carné, Annie Girardot et Maurice Ronet sur le tournage de TROIS CHAMBRES A MANHATTAN (1965)

Le climat social de l’époque est sans doute restitué encore plus fidèlement dans Le Jour se lève. Rigoureusement construit, le film était presque entièrement basé sur un flash-back, procédé encore relativement insolite à l’époque – au point que, raconte encore Carné, le producteur jugea bon d’ajouter à son insu un titre préliminaire : « Ce film est l’histoire d’un homme enfermé dans une chambre et qui revoit son passé. » Dans une banlieue enfumée, un ouvrier est barricadé dans sa chambre au dernier étage d’un immeuble cerné par la police ; au fil de la nuit, il revit le tragique enchaînement de circonstances l’ayant amené à tuer sauvagement le diabolique personnage qui a corrompu la fraîche jeune fille dont il était épris. A l’aube, alors que sonne le réveil fatidique qui marque son esclavage quotidien, il met fin à ses jours, tandis que le soleil levant éclaire la pièce aux murs criblés de balles et les quelques dérisoires souvenirs qu’il a étalés autour de lui. Depuis la veille, ses amis, réunis sous sa fenêtre, tentent en vain de le ramener à la raison et le poussent à se rendre. Ils assistent, impuissants et désorientés, à son agonie morale. Pessimisme tragique de Carné et Prévert : s’il existe encore, après l’échec du Front populaire, une sorte de confuse solidarité ouvrière, les travailleurs constatent avec amertume la faillite de leurs espérances. Jean Gabin repoussera ses camarades dans un accès de rage presque démente. Pour sa part, il a compris et sait qu’il n’a plus qu’à se suicider. Les héros, même situés dans un contexte social bien cerné et défini, ne peuvent être que des déclassés. Lorsque tout espoir est anéanti, il ne reste plus que la révolte individuelle…

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Roland Lesaffre, Marcel Carné et Pascale Petit lors de la remise du Grand Prix du Cinéma Français pour LES TRICHEURS en 1958

Réquisitoire lucide ou complaisance morbide ? Si les avis sont partagés, la vision pessimiste s’avérera néanmoins prophétique. Le pire en effet arrive. C’est la guerre, la défaite, l’occupation… Accusés, comme nous l’avons vu, d’avoir contribué à l’effondrement moral de la patrie, Marcel Carné et Jacques Prévert vont devoir trouver des sujets moins périlleux. Carné souhaite adapter la pièce de Georges Neveux, « Juliette ou la clé des songes », avec, dans le premier rôle masculin, un acteur de théâtre qu’il vient de découvrir : Alain Cuny. Il demande à Jean Cocteau d’écrire des dialogues, mais le projet n’aboutit pas (il ne se réalisera qu’en 1951). Cherchant toujours à employer Cuny, et imaginant des décors qui rappelleraient les miniatures des « Très Riches Heures du duc de Berry », Carné suggère à Prévert de recréer quelque légende médiévale. Le poète transposera donc ses thèmes favoris au temps des châteaux forts et des trouvères : ce seront Les Visiteurs du soir (1942). Par son élégance plastique, son esthétisme un peu hiératique (qui n’excluait cependant pas quelques notes de fantaisie truculente), le film provoque l’enthousiasme du public – d’autant qu’il répond à un besoin d’évasion bien compréhensible. 

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Sur le tournage des ENFANTS DU PARADIS de Marcel Carné (au centre)
Naissance d’un chef-d’œuvre

Après le succès des Visiteurs du soir, de 1943 à 1945, Carné et Prévert vont travailler aux Enfants du paradis. Réalisé dans les pires conditions techniques, du fait des restrictions en vigueur en temps de guerre et des événements politiques qui perturbent le tournage, le film sera pourtant un authentique chef-d’œuvre. Cette vaste fresque (plus de trois heures de projection) divisée en deux parties ou « époques » campe de façon inoubliable le Paris du siècle passé, au temps où les figures quasi mythiques des grands acteurs régnaient sur les Boulevards. Carné et Prévert orchestrent ici un de leurs thèmes favoris : l’amour fou et désespéré du mime Jean-Baptiste Deburau pour la belle et énigmatique Garance. Amour déchirant, éclairé de trop brefs moments de bonheur et qui devient de plus en plus inaccessible à mesure que Garance, entretenue par le riche comte de Montray, s’élève dans l’échelle sociale. Deux autres des compagnons de Garance accèdent eux aussi à la célébrité : l’acteur Frédérick Lemaître et Pierre-François Lacenaire, aventurier romantique qui pratique l’assassinat comme un des beaux-arts – et qui finira par tuer le comte de Montray. Mais la fatalité pèse sur les amants : entre eux se dresse encore Nathalie, la partenaire de Baptiste qu’il a épousée par désespoir, et l’enfant né de cette union. Garance disparaît, tandis que Baptiste cherche en vain à la rejoindre à travers la foule des masques de carnaval en délire.

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Arletty et Alain Cuny dans LES VISITEURS DU SOIR de Marcel Carné (1942)

Si les critiques, lors de la présentation du film, émirent quelques réserves, le public lui réserva un accueil triomphal, et l’éblouissante interprétation d’Arletty, de Pierre Brasseur et de Jean-Louis Barrault suscita une admiration unanime. Jamais encore la collaboration entre Marcel Carné et Jacques Prévert n’avait atteint un tel sommet. 

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Marcel Carné et Jean Gabin sur le tournage du JOUR SE LÈVE (1939)
Convention et maniérisme

Cette association exceptionnelle, que tout laissait prévoir encore longue et fertile, allait pourtant tourner court. Avec leur film suivant, Les Portes de la nuit (1946), Marcel Carné et Jacques Prévert semblent en effet se parodier eux-mêmes. Aussi bien par le choix du sujet (il s’agit encore une fois d’un amour rendu impossible par le destin et par la société) que par un style dont le maniérisme et l’affectation laissent apparaître toute la convention. Metteur en scène et scénariste trahissent soudain une sorte de fatigue insoupçonnée, une chute de l’inspiration, dans leur tentative presque désespérée de retrouver leur image passée. Comme s’ils étaient incapables du renouvellement qu’exigeait alors le brusque tournant de l’Histoire. De fait, en 1947, Carné et Prévert vont se séparer, sans avoir pu mener à bien leur dernière œuvre commune, La Fleur de l’âge : c’est un vieux projet cher à Prévert, l’histoire d’une sorte de bagne d’enfants. Le film doit être abandonné faute de moyens financiers, et restera inachevé. Le metteur en scène et le poète-scénariste vont désormais suivre des voies différentes. Marcel Carné, s’en remettant à des collaborations souvent occasionnelles avec divers autres scénaristes, ne retrouvera jamais la même qualité d’inspiration. A tel point qu’à la fin des années 1950, alors qu’il représente, pour les jeunes générations contestataires, un certain « cinéma de papa» en train de passer de mode, on émettra même des doutes sur l’importance de sa contribution personnelle par rapport à celle de Prévert.

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Sur le tournage de L’AIR DE PARIS de Marcel Carné (1954)

Marcel Carné a donc perdu ce « style » inimitable qui devait sans doute beaucoup à Jacques Prévert. Il lui reste le métier, la technique, la conscience professionnelle et un grand talent de directeur d’acteurs. Une certaine ambition aussi (même si elle n’aboutit pas toujours) de refléter fidèlement l’évolution d’une société si différente de la France d’avant-guerre, dont il avait su restituer l’image nostalgique.

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Simone Signoret, Marcel Carné et Sylvie sur le tournage de THÉRÈSE RAQUIN (1953)
Des sujets ambitieux

Parmi les entreprises les plus estimables de Marcel Carné, on peut citer La Marie du port (1949), d’après Simenon, qui marque les retrouvailles avec Jean Gabin, qui tiendra encore la vedette, avec Arletty, dans L’Air de Paris. Thérèse Raquin (1953) est une version « modernisée » de l’œuvre de Zola. En 1958, c’est le grand succès commercial des Tricheurs. Malgré les louables intentions de Carné qui cherche à expliquer le cynisme ostentatoire d’une jeunesse en crise, la thèse apparaît un peu trop simpliste et non exempte de facilité ; ces rebelles « tricheraient » en réalité avec la vie, les sentiments, l’amour, et leur violence ne serait tout compte fait que l’expression d’un conformisme à rebours, le masque sous lequel se dissimulent des néoromantiques impénitents… Avec Les Assassins de l’ordre (1971), Carné aborde un sujet plus périlleux et affirme un engagement politique (une veine brillamment exploitée par des cinéastes italiens comme Rosi, Petri, Diamani et, en France, par Yves Boisset, dont le film Un Condé a tiré une excellente publicité de ses démêlés avec la censure). Toutefois ce réquisitoire contre les violences mortelles dont se rendent parfois coupables les forces de l’ordre reste prudemment ambigu. Le film ne s’attaque nullement à l’ensemble des institutions sociales, mais dénonce uniquement les exceptions à une règle qui n’est jamais remise en cause.

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Marcel Carné, Roland Lesaffre et Jacques Brel sur le tournage des ASSASSINS DE L’ORDRE (1971)

Même si l’on s’en tient aux meilleurs films réalisés par Carné après la guerre, force est de reconnaître qu’il s’agit là d’un cinéma assez terne et artisanal, qui s’essouffle dans des entreprises strictement commerciales. Il faudrait cependant mentionner La Merveilleuse visite (1974), le dernier film achevé de Marcel Carné – si l’on excepte La Bible (1977) – une fable fantastique située dans un univers breton et soutenue par la harpe d’Alan Stivell. Mais Carné n’est jamais parvenu à s’affirmer comme un auteur à part entière. Et il faut bien admettre qu’une part essentielle revient à Jacques Prévert dans les grandes réussites du passé, dont Les Enfants du paradis est le merveilleux aboutissement. Il n’y a pas véritablement une œuvre de Carné, au sens où il existe une œuvre de Renoir ou de René Clair, mais on peut parler d’une création commune, issue de la rencontre heureuse de deux tempéraments, toujours admirablement secondés par des équipes de premier ordre (Alexandre Trauner, Joseph Kosma, Roger Hubert…) et des très grands acteurs comme Gabin ou Arletty. En toute équité, il convient donc de parler plutôt de l’œuvre de Carné-Prévert : un cas sans doute unique dans l’histoire du cinéma. [La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas – 1982]

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Marcel Carné

LE MÔME CARNÉ
En seulement quatre films, Jean Gabin et Marcel Carné ont vécu l’un des compagnonnages les plus mythiques du cinéma français. De la rencontre de Quai des brumes aux grincements de dents de L’Air de Paris, retour sur une amitié parfois orageuse. 

LE SECOND SOUFFLE DE CARNÉ
Après un début de carrière triomphal, l’auteur de Quai des brumes connaît au sortir de la guerre une inexplicable traversée du désert. Il lui faudra attendre 1950 pour prouver qu’il est encore, et pour longtemps, l’un des meilleurs cinéastes français.


JENNY – Marcel Carné (1936)
Pour ce premier long métrage, Carné a décidé de faire appel, aux côtés de Jacques Constant, à Jacques Prévert. Il l’a découvert pour la première fois en janvier 1936 au théâtre Édouard VII et se souviendra longtemps de cette rencontre : « Aussitôt après avoir vu Le Crime de Mr Lange, j’ai eu très envie de collaborer avec Prévert. Son travail pour Lange m’avait enthousiasmé. Lui, bien sûr, s’est fait un peu tirer l’oreille : il ignorait tout de moi. Mais ça a collé tout de suite. » 

THÉRÈSE RAQUIN – Marcel Carné (1953)
Cette histoire d’adultère qui tourne mal est consciencieusement calligraphiée dans l’atmosphère des studios de l’après-guerre. Le Lyon des années 1950 prête, par instants, sa noirceur poisseuse à ce récit cadenassé. Le cinéaste s’intéresse peu à Simone Signoret, préférant s’attarder sur le physique avantageux de Raf Vallone, camionneur de choc, face à un Jacques Duby anémié à souhait, modèle du mari insipide. La vie a déserté ce cinéma étriqué, dépourvu de générosité et, finalement, d’intelligence.

LE JOUR SE LÈVE – Marcel Carné (1939)
Le Jour se lève raconte la destruction d’un homme, d’un homme simple pris au piège, humilié, condamné à mort par un salaud. Il fallait cette architecture rigoureuse, du coup de feu initial du meurtre au coup de feu final du suicide, pour que se mettent en place les mâchoires du piège qui broie François (Jean Gabin). On ne lui laisse pas une chance. Le combat est inégal, il n’y a pas de justice. Un pouvoir aveugle et brutal vient parachever ce que le cynisme de Valentin (Jules Berry) avait commencé : le peloton anonyme des gardes mobiles repousse les ouvriers solidaires et piétine la fragile Françoise (Jacqueline Laurent).

HÔTEL DU NORD – Marcel Carné (1938)
Hôtel du Nord est d’abord un film de producteur, celui de Un hôtel modeste au bord du canal Saint-Martin… Inutile de raconter l’histoire, ce qui compte, évidemment, c’est… l’atmosphère de ce quatrième film de Marcel Carné. Au départ, il est embauché par la société de production Sedi pour tourner un film avec la star du studio, la jeune et douce Annabella. On ne lui donne qu’une directive : faire un Quai des brumes, mais un Quai des brumes moral…

LES PORTES DE LA NUIT – Marcel Carné (1946)
Après Les Enfants du paradis et quelques chefs-d’œuvre, le tandem Marcel Carné-Prévert se reconstitue pour un nouveau film, Les Portes de la nuit, avec Jean Gabin et Marlène Dietrich en vedettes. Mais au dernier moment, ils abandonnent le projet. Ils vont être remplacés par deux comédiens quasi-débutants : Yves Montand et Nathalie Nattier.

L’AIR DE PARIS – Marcel Carné (1954)
A l’automne 1953, le nouveau film de Marcel CarnéThérèse Raquin, reçoit un excellent accueil. C’est donc avec confiance que le réalisateur se lance avec le scénariste Jacques Viot dans un nouveau projet : l’histoire d’un entraîneur de boxe qui jette son dévolu sur un jeune ouvrier pour en faire son poulain. Carné est à l’époque un passionné de boxe.

LE QUAI DES BRUMES – Marcel Carné (1938)
« T’as de beaux yeux, tu sais ! ». D’une simplicité presque banale, ces quelques mots suffisent pourtant à faire ressurgir tout un pan du cinéma français, et avec lui les figures qui l’ont bâti. À commencer par Jean Gabin, dont la célèbre phrase est devenue l’un des signes distinctifs. Les imitateurs du comédien l’ont d’ailleurs tellement galvaudée qu’en revoyant le film, on est presque surpris d’entendre Gabin la murmurer d’un ton si juste. Mais la réplique évoque évidemment aussi celle à qui s’adresse ce compliment, et dont le regard, dans la lumière irréelle du chef-opérateur Eugen Schufftan, brille de manière admirable. 

DRÔLE DE DRAME – Marcel Carné (1937)
Drôle de Drame sort le 20 octobre 1937, au cinéma Le Colisée aux Champs-Élysées, le même jour que Regain de Marcel Pagnol. À l’affiche également quelques mètres plus loin Carnet de de Bal de Julien Duvivier et Gueule d’amour de Jean Grémillon. Avec le recul, l’année 1937 se révèle l’une des plus riches de notre histoire cinématographique. Marquée également par les sorties de Faisons un Rêve de Sacha Guitry, de La Grande Illusion de Jean Renoir et de Pépé le Moko de Julien Duvivier

LES ENFANTS DU PARADIS – Marcel Carné (1945)
Il y a quelque dix ans, Robert Chazal, dans un ouvrage de la collection « Cinéma d’aujourd’hui », chez Seghers, portait ce jugement définitif sur un film maintenant vieux d’une trentaine d’années : « Les Enfants du Paradis, c’est en définitive un film de première grandeur, aux richesses inépuisables, et qui n’a pas fini d’être en avance sur son temps ». Eh bien oui. A l’heure où le modernisme du style cinématographique rend caduques bien des œuvres qui paraissaient marquées du sceau du chef-d’œuvre impérissable, le film de Carné-Prévert a gardé toute sa force et sa beauté.

LA MARIE DU PORT – Marcel Carné (1950)
Des retrouvailles entre Marcel Carné et Jean Gabin naît un film qui impose l’acteur dans un nouvel emploi et marque sa renaissance au cinéma français. L’association avec Prévert est terminée – même si le poète, sans être crédité au générique, signe encore quelques dialogues de haute volée. Carné adapte un beau « roman dur » de Simenon, tourné in situ, entre Port-en-Bessin et Cherbourg…




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