Le Film français

L’AIR DE PARIS – Marcel Carné (1954)

Quatrième et dernière collaboration de Gabin et du « Môme » Carné, L’air de Paris renoue en 1954 avec la poésie populaire d’Hôtel du Nord et de Quai des brumes. L’occasion aussi pour le cinéaste d’offrir l’un de ses derniers grands rôles à Arletty.

A l’automne 1953, le nouveau film de Marcel CarnéThérèse Raquin, reçoit un excellent accueil. C’est donc avec confiance que le réalisateur se lance avec le scénariste Jacques Viot dans un nouveau projet : l’histoire d’un entraîneur de boxe qui jette son dévolu sur un jeune ouvrier pour en faire son poulain. Carné est à l’époque un passionné de boxe et, comme il l’expliquera dans son autobiographie, l’arrière-plan social d’une telle intrigue lui plaît également: « Ce qui m’intéressait – en plus de l’atmosphère particulière du milieu – c’était d’évoquer l’existence courageuse des jeunes amateurs qui, ayant à peine achevé le travail souvent pénible de la journée, se précipitent dans une salle d’entraînement pour « mettre les gants » et combattre de tout leur cœur, dans le seul espoir de monter un jour sur le ring… ». Malheureusement, les producteurs de l’époque voient les choses d’un autre œil, estimant que les films sur la boxe n’intéressent pas le public. Après moult refus, Carné finit tout de même par signer avec Robert Dorfmann, heureux producteur de Jeux interdits et de Touchez pas au grisbi, qui se trouve être lui aussi un grand amateur de boxe..

Pour Carné, il est évident que le rôle de Le Garrec, l’entraîneur, revient à Jean Gabin, avec qui il a déjà tourné trois films. De son côté, Gabin se déclare rapidement partant – et le restera, même après avoir découvert la nouvelle version du scénario écrite par Carné et Jacques Sigurd, qui a entre-temps remplacé Jacques Viot. Le tandem a en effet développé considérablement le rôle du jeune boxeur, le dotant notamment d’une histoire d’amour, ce qui relègue quasiment le rôle de Gabin au second plan. Bien qu’il n’apprécie qu’à moitié ces modifications, l’acteur respecte sa parole. Il sera donc à l’écran l’entraîneur de Roland Lesaffre, ancien compagnon d’armes (ils se sont croisés à Alger pendant la guerre) qui vient grâce à Gabin – de jouer dans deux films de Carné. Le réalisateur a en fait eu des doutes sur les capacités de Lesaffre à tenir un rôle aussi important, mais le jeune homme est un ancien champion de boxe, ce qui le rendra crédible pour les scènes de combat… Fidèle, Carné engage pour le rôle de Blanche Le Garrec son amie Arletty, réunissant ainsi, quinze ans après, le couple du Jour se lève. Quant au personnage de Corinne, il le destine à Agnès Delahaie, qui n’est autre que « Madame Robert Dorfmann », Mais, découvrant qu’une récente dispute a opposé la jeune femme à l’épouse du coproducteur italien engagé dans le film, Carné doit faire appel in extremis, à la veille du tournage, à Marie Daëms…

Si Arletty se réjouit de partager l’affiche avec Gabin, elle est beaucoup moins emballée par le film : «Trop conventionnel, dit-elle. Pas assez équivoque. On ne voyait pas qu’il avait un look pour Lesaffre. Carné n’a pas voulu. Il aurait dû le faire jouer en plus « pédoque » [homosexuel].» Évidemment, aidé de son dialoguiste Jacques Sigurd (Dédée d’Anvers d’Yves Allégret), Carné a écrit tout spécialement le rôle du jeune champion pour son « protégé » Roland Lesaffre, auquel il réserve, les meilleures scènes.
– Dis donc, c’est plus mon histoire, c’est celle de Lesaffre, maugrée Gabin, après lecture du scénario dialogué.
– Mais comme tu dis, à ton âge tu ne veux plus jouer les godants [amoureux], rétorque Carné.
Au terme de quelques-uns de ces échanges verbaux, dans un réel souci d’apaisement mais surtout parce qu’il connaît parfaitement « son » Gabin, Carné lui offre de discuter d’éventuels changements de texte en sa faveur :
– Non, non… J’ai signé, je jouerai ce qui est écrit, répond-il, l’air buté.

Sur le plateau, il n’adresse pratiquement plus la parole à Lesaffre ; celui-ci se révèle être, selon des témoins, « un sacré cabochard » : il estime être la vedette du film, ce que confirme le réalisateur. « Carné me disait que j’en faisais trop et que je lui « cachais » sa vedette ! » révèle Gabin. Quant à la presse toujours en perpétuel conflit avec le monstre sacré, elle désigne ouvertement Lesaffre comme son remplaçant : « Il y a dans le personnage de Lesaffre quelque chose de Gabin jeune, du Gabin de Gueule d’amour et de Pépé le Moko. Lesaffre me fait songer à la réplique musicale de Gabin en plusieurs octaves plus aiguës… », écrit le critique André Bazin.

Tout au long du tournage, Gabin conserve son air renfrogné et met une évidente mauvaise volonté à se plier aux directives de Carné. Un soir, à la lecture du plan de travail prévu pour le lendemain, une séquence de course à pied en extérieurs que Carné a prévu de filmer en lointaine banlieue parisienne au cœur de la forêt de Marly-le-Roi où, en tenue de sport, il entraîne Lesaffre, Gabin adopte sa moue la plus dubitative : – On commence à quelle heure ce truc-là ? demande-t-il. – À neuf heures, lui indique Carné. – Ouais … je vois … On va peindre les bouleaux [on enduit les troncs d’un produit spécial]… Faire de la fumée… Y sera onze plombes, conclut-il. Effectivement, lorsqu’il « se pointe » à onze heures tapantes, l’équipe des effets spéciaux achève tout juste la mise en place de la fausse brume matinale et des reflets d’argent sur les arbres. Professionnel aguerri, les connaissances techniques acquises par Gabin lui permettent d’anticiper le résultat des prises de vues : découvrant qu’une scène est filmée avec un grand angle, objectif qui déforme les lignes, l’acteur se plaint qu’il aura à l’écran les jambes « en cerceau ». De même, Gabin sentira d’instinct si un cadre le met en valeur ou au contraire privilégie son partenaire Roland Lesaffre – ce qui ne sera guère pratique pour Carné.

L’atmosphère des salles de boxe a-t-elle déteint sur l’équipe du film ? Toujours est-il que des tiraillements se produiront tout au long du tournage. D’une part entre Carné et Gabin, ce dernier reprochant au réalisateur – non sans raison – de continuer à privilégier par sa mise en scène le personnage de Lesaffre. Les relations entre l’acteur et son ancien « copain de régiment » s’en trouvent du même coup refroidies, d’autant que Lesaffre ne joue pas exactement la carte de l’humilité. À en croire Carné, après le succès inattendu de sa prestation dans Thérèse Raquin et sa brève collaboration avec Hitchcock pour To catch a thief (La Main au collet), la tête du comédien a quelque peu « enflé », et il regimbe souvent aux indications de son metteur en scène… Des frictions qui viennent s’ajouter à la complexité des scènes de matches, tournées avec de vrais professionnels : Lesaffre affronte ainsi Séraphin Ferrer, champion d’Europe de l’époque. Un combat dont il se tire honorablement, mais qui le laisse épuisé pour le reste du tournage… Malgré ces multiples difficultés, Carné sera au final satisfait par le film. En partie sans doute parce que l’histoire de Le Garrec et du jeune André dépeint au fond sa propre relation avec Roland Lesaffre, aspirant comédien qu’il a pris sous son aile, et qui fera grâce à lui une honnête carrière.


MARCEL CARNÉ 
Marcel Carné illustre parfaitement cette école – ou cette tendance – dite du « réalisme poétique », qui marqua si profondément le cinéma français de la fin des années 30. Une tendance dont on retrouve l’influence dans les domaines les plus divers de la vie artistique, et qui donnera aux œuvres de cette période troublée de l’avant-guerre une atmosphère tout à fait caractéristique. Pour sa part cependant, Carné préférait parler de « fantastique social », reprenant ainsi une expression de Pierre Mac Orlan.

LE SECOND SOUFFLE DE CARNÉ
Après un début de carrière triomphal, l’auteur de Quai des brumes connaît au sortir de la guerre une inexplicable traversée du désert. Il lui faudra attendre 1950 pour prouver qu’il est encore, et pour longtemps, l’un des meilleurs cinéastes français.


Marie Daëms est née en 1928 à Paris, elle commence sa carrière en 1949 dans Au p’tit zouave, de Gilles Grangier. C’est également à cette époque qu’elle épouse le comédien François Périer, à qui elle restera mariée dix ans. Le couple partage l’affiche de toute une série de comédies, telles L’amour, Madame (où ils ont pour partenaire Arletty), Un Trésor de femme et Scènes de ménage. En 1954, Marie Daëms apparaît seule dans L’Air de Paris, puis poursuit ses « infidélités » en donnant la réplique à Daniel Gélin dans Paris canaille et à Louis Velle dans Le Coin tranquille. Henri Decoin l’unira une dernière fois à François Périer dans Charmants garçons. Héroïne de L’Irrésistible Catherine, Filous et compagnie ou Pierrot la tendresse, Marie Daëms tourne régulièrement jusqu’en 1962, année où elle apparaît aux côtés de Michel Serrault et Louis de Funès dans Nous irons à Deauville. Après quoi la comédienne disparaît des écrans durant plus d’une décennie. Elle entame une seconde carrière à partir de 1977 avec Une Fille cousue de fil blanc, avant d’apparaître dans Un Week-end sur deux de Nicole Garcia, Ceux qui m’aiment prendront le train de Patrice Chéreau ou Le Créateur, d’Albert Dupontel.


Marie Daëms
Née en 1928 à Paris, elle commence sa carrière en 1949 dans Au p’tit zouave, de Gilles Grangier. C’est également à cette époque qu’elle épouse le comédien François Périer, à qui elle restera mariée dix ans. Le couple partage l’affiche de toute une série de comédies, telles L’amour, Madame (où ils ont pour partenaire Arletty), Un Trésor de femme et Scènes de ménage. En 1954, Marie Daëms apparaît seule dans L’Air de Paris, puis poursuit ses « infidélités » en donnant la réplique à Daniel Gélin dans Paris canaille et à Louis Velle dans Le Coin tranquille. Henri Decoin l’unira une dernière fois à François Périer dans Charmants garçons. Héroïne de L’Irrésistible Catherine, Filous et compagnie ou Pierrot la tendresse, Marie Daëms tourne régulièrement jusqu’en 1962, année où elle apparaît aux côtés de Michel Serrault et Louis de Funès dans Nous irons à Deauville. Après quoi la comédienne disparaît des écrans durant plus d’une décennie. Elle entame une seconde carrière à partir de 1977 avec Une Fille cousue de fil blanc, avant d’apparaître dans Un Week-end sur deux de Nicole Garcia, Ceux qui m’aiment prendront le train de Patrice Chéreau ou Le Créateur, d’Albert Dupontel.


JEAN GABIN
S’il est un acteur dont le nom est à jamais associé au cinéma de l’entre-deux-guerres, aux chefs-d’œuvre du réalisme poétique, c’est bien Jean Gabin. Après la guerre, il connait tout d’abord une période creuse en termes de succès, puis, à partir de 1954, il devient un « pacha » incarnant la plupart du temps des rôles de truands ou de policiers, toujours avec la même droiture jusqu’à la fin des années 1970.

ARLETTY : LE CHARME ET LA GOUAILLE
Archétype de la Parisienne des faubourgs et égérie de Marcel Carné, qui lui a offert ses plus grands rôles, l’héroïne du Jour se lève a occupé une place inédite dans le cinéma français, alliant à une indéniable beauté un tempérament en acier trempé. 

ROLAND LESAFFRE : DU RING À L’ÉCRAN
Ancien « mataf », comme il se définit lui-même dans son livre de souvenirs, le héros de L’Air de Paris fut l’acteur fétiche de Marcel Carné : de Juliette ou la clé des songes à La Merveilleuse visite, le cinéaste dirigera l’acteur dans onze de ses films.


L’histoire

Propriétaires à Paris dans le quartier de Grenelle d’une salle d’entraînement de boxe, le couple Victor (Jean Gabin) et Blanche (Arletty), n’envisagent pas le même avenir : Lui veut continuer à organiser des combats, Elle rêve d’une retraite au soleil sur la Côte d’Azur. Victor croit en l’avenir d’André Ménard (Roland Lesaffre) qu’il a recueilli chez eux, il l’encourage et le forme ; mais « paumé », le jeune homme délaisse vite l’entraînement par amour pour Corinne (Marie Daëms), joli et volage mannequin qui, selon Victor, le détourne de son destin de champion ; Victor finira par le ramener sur le chemin du sport.


Les extraits

THÉRÈSE RAQUIN – Marcel Carné (1953)
Cette histoire d’adultère qui tourne mal est consciencieusement calligraphiée dans l’atmosphère des studios de l’après-guerre. Le Lyon des années 1950 prête, par instants, sa noirceur poisseuse à ce récit cadenassé. Le cinéaste s’intéresse peu à Simone Signoret, préférant s’attarder sur le physique avantageux de Raf Vallone, camionneur de choc, face à un Jacques Duby anémié à souhait, modèle du mari insipide. La vie a déserté ce cinéma étriqué, dépourvu de générosité et, finalement, d’intelligence.

LES ENFANTS DU PARADIS – Marcel Carné (1945)
Il y a quelque dix ans, Robert Chazal, dans un ouvrage de la collection « Cinéma d’aujourd’hui », chez Seghers, portait ce jugement définitif sur un film maintenant vieux d’une trentaine d’années : « Les Enfants du Paradis, c’est en définitive un film de première grandeur, aux richesses inépuisables, et qui n’a pas fini d’être en avance sur son temps ». Eh bien oui. A l’heure où le modernisme du style cinématographique rend caduques bien des œuvres qui paraissaient marquées du sceau du chef-d’œuvre impérissable, le film de Carné-Prévert a gardé toute sa force et sa beauté.

LA MARIE DU PORT – Marcel Carné (1950)
Des retrouvailles entre Marcel Carné et Jean Gabin naît un film qui impose l’acteur dans un nouvel emploi et marque sa renaissance au cinéma français. L’association avec Prévert est terminée – même si le poète, sans être crédité au générique, signe encore quelques dialogues de haute volée. Carné adapte un beau « roman dur » de Simenon, tourné in situ, entre Port-en-Bessin et Cherbourg…

JENNY – Marcel Carné (1936)
Pour ce premier long métrage, Carné a décidé de faire appel, aux côtés de Jacques Constant, à Jacques Prévert. Il l’a découvert pour la première fois en janvier 1936 au théâtre Édouard VII et se souviendra longtemps de cette rencontre : « Aussitôt après avoir vu Le Crime de Mr Lange, j’ai eu très envie de collaborer avec Prévert. Son travail pour Lange m’avait enthousiasmé. Lui, bien sûr, s’est fait un peu tirer l’oreille : il ignorait tout de moi. Mais ça a collé tout de suite. » 

LE JOUR SE LÈVE – Marcel Carné (1939)
Le Jour se lève raconte la destruction d’un homme, d’un homme simple pris au piège, humilié, condamné à mort par un salaud. Il fallait cette architecture rigoureuse, du coup de feu initial du meurtre au coup de feu final du suicide, pour que se mettent en place les mâchoires du piège qui broie François (Jean Gabin). On ne lui laisse pas une chance. Le combat est inégal, il n’y a pas de justice. Un pouvoir aveugle et brutal vient parachever ce que le cynisme de Valentin (Jules Berry) avait commencé : le peloton anonyme des gardes mobiles repousse les ouvriers solidaires et piétine la fragile Françoise (Jacqueline Laurent).

DRÔLE DE DRAME – Marcel Carné (1937)
Drôle de Drame sort le 20 octobre 1937, au cinéma Le Colisée aux Champs-Élysées, le même jour que Regain de Marcel Pagnol. À l’affiche également quelques mètres plus loin Carnet de de Bal de Julien Duvivier et Gueule d’amour de Jean Grémillon. Avec le recul, l’année 1937 se révèle l’une des plus riches de notre histoire cinématographique. Marquée également par les sorties de Faisons un Rêve de Sacha Guitry, de La Grande Illusion de Jean Renoir et de Pépé le Moko de Julien Duvivier

HÔTEL DU NORD – Marcel Carné (1938)
Hôtel du Nord est d’abord un film de producteur, celui de Un hôtel modeste au bord du canal Saint-Martin… Inutile de raconter l’histoire, ce qui compte, évidemment, c’est… l’atmosphère de ce quatrième film de Marcel Carné. Au départ, il est embauché par la société de production Sedi pour tourner un film avec la star du studio, la jeune et douce Annabella. On ne lui donne qu’une directive : faire un Quai des brumes, mais un Quai des brumes moral…

LES PORTES DE LA NUIT – Marcel Carné (1946)
Après Les Enfants du paradis et quelques chefs-d’œuvre, le tandem Marcel Carné-Prévert se reconstitue pour un nouveau film, Les Portes de la nuit, avec Jean Gabin et Marlène Dietrich en vedettes. Mais au dernier moment, ils abandonnent le projet. Ils vont être remplacés par deux comédiens quasi-débutants : Yves Montand et Nathalie Nattier.

LE QUAI DES BRUMES – Marcel Carné (1938)
« T’as de beaux yeux, tu sais ! ». D’une simplicité presque banale, ces quelques mots suffisent pourtant à faire ressurgir tout un pan du cinéma français, et avec lui les figures qui l’ont bâti. À commencer par Jean Gabin, dont la célèbre phrase est devenue l’un des signes distinctifs. Les imitateurs du comédien l’ont d’ailleurs tellement galvaudée qu’en revoyant le film, on est presque surpris d’entendre Gabin la murmurer d’un ton si juste. Mais la réplique évoque évidemment aussi celle à qui s’adresse ce compliment, et dont le regard, dans la lumière irréelle du chef-opérateur Eugen Schufftan, brille de manière admirable. 




Publication mise en ligne le 05/06/2016 – Mise à jour le 16/10/2022

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