Les « méchants », auxquels se heurtent les champions de la loi dans les années 1940, prennent souvent le masque de la courtoisie. Mais leur nature profonde est en réalité totalement maléfique. Les années 1940 furent l’âge d’or des acteurs de composition spécialisés dans le rôle du méchant, figure récurrente du film noir et du film policier de cette décennie. Les écrans se peuplèrent donc de génies du crime, cyniques, à l’humour sardonique, pleins de morgue et décidés à tout pour parvenir à leurs fins.
130 kilos de méchanceté
Né en 1879 à Sandwich, dans le comté de Kent, Sidney Greenstreet – fort de quarante ans d’expérience théâtrale et de 130 kilos de présence physique – débuta tardivement à l’écran dans The Maltese Falcon (Le Faucon maltais, 1941). Sous la direction de John Huston, le réalisateur du film, Greenstreet, filmé le plus souvent en contre-plongée, y perdit son habituel aspect débonnaire pour composer un personnage très inquiétant, à la fois suave et sournois.

Greenstreet ne fut pas toujours confiné aux rôles de méchants, mais il ne fut jamais plus convaincant que dans cet emploi. Dans Across the Pacific (Griffes jaunes, 1942), il incarne un agent à la solde du Japon. Dans Casablanca (1942), il est un caïd d’un marché noir particulièrement lucratif, car il s’exerce aux dépens d’hommes aux abois : les exilés antifascistes. Même lorsqu’il est du côté de la loi, Greenstreet se montre impitoyable : dans Conflict (La Mort n’était pas au rendez-vous, 1945), par exemple, il amène Bogart, par une supercherie, à avouer qu’il est le meurtrier de sa femme. Son dernier film, Malaya, réalisé en 1950, quatre ans avant sa mort, est un mélodrame, comme la plupart des films dans lesquels il a joué. Dans The Conspirators (Les Conspirateurs, 1944), Greenstreet, exprimant sans doute plus ses propres convictions que celles de son personnage, reconnaissait d’ailleurs avoir un faible pour ce genre de films.

Le monstre de Düsseldorf
Peter Lorre créa lui aussi un personnage mémorable dans The Maltese Falcon. Son Joel Cairo pommadé, parfumé et hystérique, dissimulant sa fausse naïveté derrière ses paupières mi-closes et son visage lunaire, relança sa carrière. Plus tard, sa corpulence aurait pu rivaliser avec celle de Greenstreet, mais dans ce film sa frêle silhouette faisait de lui une sorte de Stan Laurel du crime aux côtés de son imposant partenaire. Greenstreet et Lorre jouèrent souvent ensemble. Leur meilleure collaboration reste celle de The Mask of Dimitrios (Le Masque de Dimitrios, 1944), où Lorre, auteur de romans policiers au caractère doux mais obstiné, s’embarque avec un crapuleux Greenstreet dans une dangereuse chasse au super-criminel Dimitrios. Dans Three Strangers (1946), les deux acteurs et Geraldine Fitzgerald sont détenteurs d’un billet gagnant de loterie, mais aucun des deux hommes n’ose réclamer, en raison de ses délits passés, l’énorme somme.

Contrairement à Greenstreet, Lorre était moins à son aise lorsqu’il devait incarner, seul, le méchant d’un film. Après quelques rôles difficiles – dont celui du déséquilibré dans The Beast With Five Fingers (La Bête aux cinq doigts, 1946) – Lorre revint en Allemagne, où il avait connu en 1931 un succès triomphal en interprétant le criminel du M. Eine Stadt sucht einen Mörder (Maudit, 1931). Devenu lui-même réalisateur, il joua de nouveau un rôle de psychopathe criminel dans Der Verlorene (Un Homme perdu, 1951), un film de qualité mais qui n’eut guère de succès auprès du public. De retour à Hollywood, Lorre fit quelques apparitions intéressantes dans les films des années 1960, notamment dans des films d’horreur produits par l’American International : Tales of Terror (L’Empire de la terreur, 1962), The Raven (Le Corbeau d’Edgar Poe) et The Comedy of Terrors, tous deux de 1963.
L’éternel perdant
Greenstreet et Lorre ne furent pas les seuls à se faire remarquer dans The Maltese Falcon : ce fut aussi le cas d’Elisha Cook Jr. dans le rôle de Wilmer, le petit bonhomme fébrile qui sert de garde du corps au ventripotent Greenstreet.

Au cours des années 1940, cet acteur se spécialisa dans des rôles de raté, d’homme écrasé par la fatalité : dans Stranger on the Third Flaor (1940), il est un ancien détenu qui finit sur la chaise électrique par suite d’une erreur judiciaire; dans I Wake Up Screaming (1941), il incarne un commis follement amoureux de la femme de chambre Carole Landis, qu’il tue ensuite, poussé par une jalousie morbide ; dans The Big Sleep (Le Grand Sommeil, 1946), il est le détective privé courageux qu’on oblige à absorber du poison. Son destin cinématographique ne fut pas moins sombre dans les années 1950. En 1953, dans Shane (L’Homme des vallées perdues), Cook interprète un paysan têtu qui affronte un tueur professionnel (Jack Palance) : de lui, on ne retrouvera qu’une botte abandonnée ; en 1956, dans The Killing (Ultime Razzia), il est le mari d’une vamp qui le trompe.

Physique du rôle pour l’assassin
Dans les mélodrames des années 1940, la corpulence allait souvent de pair avec la cruauté. Dans I Wake Up Screaming (Qui a tué Vicky Lynn ?, 1940) Laird Cregar incarne un policier particulièrement sinistre, encore plus fou de la femme de chambre que le commis interprété par Elisha Cook Jr., au point de transformer la pièce où il vit en véritable sanctuaire dédié à la mémoire de cette femme. Il sait que l’assassin est le commis, mais s’acharne contre l’imprésario (Victor Mature), coupable à ses yeux d’un crime bien plus grave : avoir éloigné d’eux la femme aimée pour la lancer dans le monde du spectacle. Dans This Gun for Hire (Tueur à gages, 1942), Cregar suce des pastilles de menthe et feuillette des livres pornographiques, tout en aidant les Japonais à s’emparer d’un gaz toxique. Il fut l’inoubliable interprète de Jack The Lodger (l’Eventreur, 1944), et un compositeur fou dans Hangover Square (1945). Ce furent d’ailleurs les deux derniers films de Cregar, qui mourut peu après, à peine âgé de vingt-huit ans.

Parmi les autres méchants du genre corpulent, on se rappelle Raymond Burr, qui avait la taille de Cregar, sans avoir pour autant son jeu subtil. Celui qui sut le mieux exploiter les possibilités de cet acteur, ce fut Hitchcock, qui lui confia le rôle de l’assassin brutal dans Rear Window, (Fenêtre sur cour, 1954). En 1962, Victor Buono rappela la trouble mollesse de Cregar en incarnant le pianiste efféminé de What Ever Happened to Baby Jane ? (Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?) de Robert Aldrich.

Si Greenstreet et Cregar furent incomparables, une fois au moins Francis L. Sullivan les égala ; dans Night and the City (Les Forbans de la nuit, 1950), il jouait le rôle d’un propriétaire de night-club, au physique flasque et troublant. Souvent filmé en contre-plongée dans un éclairage violemment contrasté, il n’en devenait que plus monstrueux. Dans ce mélodrame anglais, Sullivan n’atteignait pas le raffinement propre à Greenstreet, mais en travaillant à Hollywood, il gagna en « élégance » notamment dans Hell’s Island (Les Iles de l’enfer, 19S5), un film de Phil Karlson qui renvoie implicitement au Maltese Falcon. Plus récemment, l’acteur Robert Emhardt a choisi Greenstreet comme modèle pour composer son personnage de patron dans Underworld USA, (Les Bas-Fonds, 1961), mais il lui manque l’allure raffinée des méchants des années 1940.
De nouveaux criminels
Claude Rains interpréta toute une série de criminels pleins de distinction, dont le célèbre criminologue dans The Unsuspected (Le Crime était presque parfait, 1947), de Michael Curtiz, qui se sert de sa science pour commettre de nombreux meurtres afin de continuer à vivre dans le luxe (à ne pas confondre avec le film homonyme – en français – de Hitchcock). Ce rôle s’inspirait à coup sûr du personnage inoubliable de Waldo Lydecker – incarné par Clifton Webb dans Laura (1944) – l’éditorialiste irritable et venimeux qui cherche à détruire la femme (Gene Tierney) qu’il ne peut posséder. Webb recréa plus ou moins le même personnage dans The Dark Corner (L’Impasse tragique, 1946) où l’antiquaire Cathcart, après avoir tué l’amant (Kurt Kreuger) de sa jolie femme, tente de faire passer un détective privé pour le meurtrier.

Dans ces films, comme dans d’autres d’ailleurs, Hollywood donna satisfaction aux penchants anti-intellectuels du public en présentant le dandysme et la supériorité cérébrale comme des forces corruptrices. Dans une scène, on voit Cathcart se débarrasser du féroce assassin, interprété par William Bendix, en le jetant par la fenêtre d’un gratte-ciel aussi calmement que s’il chassait une mouche. En 1947, avec ses mémorables débuts au cinéma dans Kiss of Death (Le Carrefour de la mort), Richard Widmark glaça d’effroi le public dans le rôle d’un psychopathe qui poussait du haut d’un escalier une petite vieille immobilisée dans un fauteuil roulant : la force brutale triomphait ; dès lors les gentilshommes du crime allaient déserter les écrans.


LE FILM NOIR
Comment un cycle de films américains est-il devenu l’un des mouvements les plus influents de l’histoire du cinéma ? Au cours de sa période classique, qui s’étend de 1941 à 1958, le genre était tourné en dérision par la critique. Lloyd Shearer, par exemple, dans un article pour le supplément dominical du New York Times (« C’est à croire que le Crime paie », du 5 août 1945) se moquait de la mode de films « de criminels », qu’il qualifiait de « meurtriers », « lubriques », remplis de « tripes et de sang »… Lire la suite

LES HÉROS DU FILM NOIR
Surgissant de l’ombre épaisse du film noir, toute une génération d’acteurs américains allait s’affirmer, à partir des années 1940, grâce à la vogue du genre. Le héros du film noir se trouve toujours où il sait qu’il ne devrait pas être. Qu’attend-il dans l’ombre des rues, sur les trottoirs luisant de pluie ? Sa prochaine victime ? A-t-il fixé rendez-vous avec sa propre mort ? S’il n’est pas le jouet de quelque femme fatale ou d’un passé qui l’obsède alors peut-être est-il le tueur qui donnera sans sourciller.

THE MALTESE FALCON (Le Faucon maltais) – John Huston (1941)
Une caméra plane au-dessus de San Francisco sur un air de swing endiablé, puis le nom de l’agence des détectives privés, « Sam Spade and Miles Archer », s’affiche en grandes lettres. L’objectif s’attarde sur le héros : quelques secondes suffisent à nous entraîner dans un tourbillon de mensonge, de trahison et de meurtre. Nous y sommes en bonne compagnie puisque le héros est le détective privé le plus célèbre d’Hollywood, Sam Spade, interprété par l’idole du film de gangsters et de détectives Humphrey Bogart.

LAURA – Otto Preminger (1944)
On ne peut pas citer Laura sans rendre hommage à Gene Tierney, l’une des comédiennes les plus belles et les plus sensibles de l’histoire du cinéma. Il faut aussi souligner le talent de Preminger, qui a traité cette histoire d’amour « noire » d’une façon totalement originale. La première scène d’amour n’est-elle pas celle de l’interrogatoire de Laura ? Plus le passé de Laura se dévoile, plus les questions de l’inspecteur, dont on devine la jalousie, deviennent violentes et cruelles. Le visage de Laura reste émouvant sous la lumière du projecteur. L’inspecteur finit par détourner cette lumière violente de son visage. Premier geste d’amour…

THE UNSUSPECTED (Le Crime était presque parfait) – Michael Curtiz (1947)
Ne pas confondre avec le célèbre huis clos d’Alfred Hitchcock, réalisé sept ans plus tard. Ici, le concepteur du « crime presque parfait » n’est pas un ex-champion de tennis, mais un animateur de radio spécialisé dans les récits policiers — le cousin américain de Pierre Bellemare, qui, une fois le micro coupé, se transformerait en génie du mal.

NIGHT AND THE CITY (Les Forbans de la nuit) – Jules Dassin (1950)
Harry Fabian (Richard Widmark, magistral) appartient à ce petit peuple d’escrocs dérisoires qui se débattent dans l’univers du film noir. Toujours en quête d’un ailleurs radieux et confus, de la combine parfaite pour y parvenir. Des projets, Harry, rabatteur dans un night-club londonien, en change comme d’œillet à sa boutonnière, et fait le désespoir de son amante, Mary, à laquelle Gene Tierney prête sa grâce aérienne. Cette fois, l’éternel perdant tente de « voler » le business des spectacles de lutte à la pègre locale.

THE KILLING (L’ultime Razzia) – Stanley Kubrick (1956)
The Killing (L’ultime Razzia) traite d’un thème familier à Stanley Kubrick, la faillibilité de l’homme et de ses projets. De même que les dispositifs de sécurité dans Le Dr Folamour fonctionnaient mal et précipitaient la catastrophe finale, que l’ordinateur de L’Odyssée de l’espace, Hal, finissait par se révolter, le crime parfait de The Killing se solde dans un bain de sang à cause de l’avidité et de l’erreur humaine.

THREE STRANGERS – Jean Negulesco (1946)
A Londres en 1938, une femme attire deux hommes inconnus chez elle le soir du nouvel an chinois car elle croit à une légende : elle possède une statuette en bronze de la déesse chinoise Kwan Yin qui est censée ouvrir les yeux ce soir-là et exaucer le voeu commun de trois étrangers. Ils achètent ensemble un billet de sweetstakes (loterie liée à des courses de chevaux)…
- LIFEBOAT – Alfred Hitchcock (1944)
- I DIED A THOUSAND TIMES (La Peur au ventre) – Stuart Heisler (1955)
- BARBARA STANWYCK
- ALL ABOUT EVE (Ève) – Joseph L. Mankiewicz (1950)
- [AUTOUR DE « L’IMPOSTEUR »] HOLLYWOOD S’EN VA-T-EN GUERRE
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