Le Film Noir

LES HÉROS DU FILM NOIR

Surgissant de l’ombre épaisse du film noir, toute une génération d’acteurs américains allait s’affirmer, à partir des années 1940, grâce à la vogue du genre.

Le héros du film noir se trouve toujours où il sait qu’il ne devrait pas être. Qu’attend-il dans l’ombre des rues, sur les trottoirs luisant de pluie ? Sa prochaine victime ? A-t-il fixé rendez-vous avec sa propre mort ? S’il n’est pas le jouet de quelque femme fatale ou d’un passé qui l’obsède alors peut-être est-il le tueur qui donnera sans sourciller.

La grande époque des « durs »

Dans leur introduction à « The Heavies », une étude sur les « durs  » du cinéma hollywoodien, Elizabeth et Ian Cameron prétendent que l’efficacité de ces derniers doit plus à leur physique qu’à leur jeu. S’il s’agit là d’une règle générale, elle connaît, comme toutes les règles, ses exceptions, et la plus évidente nous est fournie par Robert Mitchum dont la présence à l’écran est telle qu’il semble difficile d’imaginer un metteur en scène capable de maîtriser totalement son interprétation.

Autre exception intéressante, celle que représente Clifton Webb. Dans ses deux premiers films parlants – Laura (1944) d’Otto Preminger, et The Dark Corner (L’Impasse tragique, 1946) de Henry Hathaway – Webb interprète magistralement des rôles d’hommes raffinés, faux, sournois à l’extrême et cruels.. Webb est un acteur de talent. Toutefois, c’est moins aux personnages en soi qu’il faut attribuer le caractère glacé de ces deux premières interprétations, qu’au. romantisme désespéré du monde à la fois fascinant et trouble du film noir qui rend crédibles des individus de ce genre.

Dans le film noir, les « bons » n’existaient plus : tous les héros étaient des êtres équivoques, avares de bons sentiments. Des artistes comme Dana Andrews, Richard Conte, Dan Duryea, Farley Granger, Alan Ladd, Charles MacGraw, Fred MacMurray, Victor Mature, Robert Mitchum, Humphrey Bogart et Richard Widmark allaient bientôt s’imposer dans des rôles de ce genre. Le cas de Fred MacMurray est un peu particulier. Avant Double Indemnity (Assurance sur la mort, 1944) de Billy Wilder, sa nature affable l’avait relégué aux seconds rôles de fantaisie. Double Indemnity le révéla comme le type même du personnage amoral. L’agent d’assurances qu’il interprète se laisse facilement, et consciemment, séduire par une femme impitoyable (Barbara Stanwyck) qui le pousse à tuer son mari. Pris entre deux feux : d’un côté la figure paternelle d’Edward G. Robinson – un inspecteur d’assurances d’une loyauté exemplaire -, de l’autre la froide calculatrice, Fred MacMurray est le parfait bouc émissaire. S’il est vrai qu’il faut attribuer à la mise en scène de Billy Wilder le mérite d’avoir saisi l’atmosphère de déracinement propre à la vie urbaine en Californie – comme le fit ensuite Michael Curtiz en 1945 avec Mildred Pierce (Le Roman de Mildred Pierce) – il est également certain que c’est l’interprétation de Fred Mac Murray qui donna au film son orientation tragiquement fataliste.

Personnalité moins forte que Fred Mac Murray, Farley Granger, avec son air vulnérable, fut parfait dans le film d’Alfred Hitchcock : Strangers on a Train (L’Inconnu du Nord Express, 1951) dans lequel on le voit accepter imprudemment l’offre qui lui est faite par un fou, Bruno (Robert Walker), de procéder à l’échange de leur crime.


RICHARD WIDMARK
Aussi à l’aise dans les ruelles nocturnes du polar que dans les vastes plaines du western, l’acteur a connu une carrière hollywoodienne aussi fulgurante que prolifique. Portrait d’un comédien à l’indépendance farouche.


Différences de classe

Si Fred Mac Murray et Farley Granger ne constituent que des « participations extraordinaires » au genre noir, Dan Duryea et Dana Andrews en furent les grands héros. Avec ses cravates voyantes, sa voix sarcastique et son sadisme, Dan Duryea campe la crapule sans grande envergure, pour qui tout est bon pour se faire une place au soleil. Il peaufinera son personnage dans des films comme The Great Flamarion (La Cible vivante) d’Anthony Mann, Scarlet Street (La Rue rouge) de Fritz Lang (deux films de 1945) et dans l’élégant Criss Cross (Pour toi, j’ai tué, 1949) de Robert Siodmak.

Si Duryea était avant tout un « prolétaire », le comportement plus « aristocratique » de Dana Andrews n’en était pas moins inquiétant. A première vue sympathique, son hypocrisie et ses penchants réels finissaient presque toujours par se manifester. Sous la direction d’Otto Preminger, Dana Andrews fut l’escroc de Fallen Angel (Crime passionnel, 1945), le libertin de Daisy Kenyon (Femme ou maîtresse, 1947) et le policier véreux de Where the Sidewalk Ends (Mark Dixon détective, 1950).


JOHN GARFIELD
Il existe aujourd’hui une légende de John Garfield, et, comme toutes les légendes, celle-ci contient une bonne part de réalité. Personne n’illustra mieux l’approche « naturaliste » que John Garfield. Les metteurs en scène et les caméraman sont régulièrement glorifiés pour avoir créé l’âme du noir, mais ce fut Garfield qui, plus que tout autre, donna aux premiers noirs leur visage et la tonalité rebelle de leurs voix.


Les délinquants

Parallèlement aux « durs » issus des faubourg aux « méchants » plus raffinés, il existait aussi toute une génération de délinquants très divers. Tandis que Charles McGraw et Victor Mature, par exemple, Incarnent la férocité « musclée » physique, des acteurs comme Richard Conte et Alan Ladd manifestent une cruauté plus froide et plus dépouillée. McGraw connut son premier grand rôle avec T-Men (La Brigade du suicide, 1947), d’Anthony Mann, un film dans lequel il ébouillante, et avec un plaisir sadique, Wallace Ford pris au piège dans un bain turc. Victor Mature se montre étonnamment souple et malléable, même au-delà des limites du film noir. En effet, dans des films comme Kiss of Death (Carrefour de la mort, 1947) de Hathaway et Cry of the City (La Proie, 1948) de Siodmak, il sut conférer aussi bien au personnage du gangster sans foi ni loi qu’à celui du policier puritain, une certaine innocence.

Entre 1944 et 1945, Richard Conte interpréta un si grand nombre de fois le rôle du malfaiteur d’origine italienne ou espagnole que Francis Ford Coppola, en 1972 le voulut dans The Godfther (Le Parrain) pour ajouter une dernière touche de « réalisme » mythique à son film sur la mafia. Toujours impeccable, Richard Conte fut le criminel raffiné par excellence, personnage qu’il interpréta dans nombre de films entre autres dans Call Northside 777 (Appelez Nord 777, 1948) de Hathaway. Il fut aussi dans un autre registre le riche psychiatre qui prouve l’innocence de sa femme en faisant condamner pour homicide un hypnotiseur (José Ferrer) dans Whirpool (Le Mystérieux Dr Korvo, 1949) de Preminger. Mais c’est bien avec ses rôles de gangster élégant que Richard Conte marqua de son empreinte les films noirs des années 1940.


HUMPHREY BOGART : INSOLENT ET ROMANTIQUE
Smoking blanc, œillet à la boutonnière et verre de whisky à la main, dans le cabaret de Casablanca (1942), il égrène des souvenirs douloureux : le film, un des plus populaires au monde, a fait de Humphrey Bogart l’incarnation du romanesque hollywoodien dans ce qu’il a de meilleur. Borsalino sur l’œil, trench-coat serré, Bogart se passe dubitativement le pouce sur la lèvre. Un genre (le film noir), une époque (les années 1940) pourraient se réduire à cette icône.


Ladd, Widmark et Mitchum

Si les personnages incarnés par Richard Conte appartiennent presque toujours à une « organisation » ou gravitent autour d’elle, Alan Ladd, dès ses débuts, dans This Gun for Hire (Tueurs à gages, 1942), de Frank Tuttle, représente le type même du héros solitaire que ce soit dans le western, tel celui de George Stevens : Shane (L’Homme des vallées perdues, 1953), ou dans les films de gangsters où il donna vraiment le meilleur de lui-même. Son interprétation du soldat démobilisé soupçonné d’homicide dans The Blue Dahlia (Le Dahlia bleu, 1946) fut plus sombrement poétique que celle de l’enquêteur sans scrupule de The Glass Key (La Clé de verre, 1942) de Stuart Heisler. Dans ces deux derniers films, Alan Ladd partageait la vedette avec Veronica Lake.

Toutefois, les deux acteurs les plus représentatifs du film noir des années 1940 – ils ne se limitèrent d’ailleurs à ce genre et devinrent de grandes vedettes – sont Richard Widmark et Robert Mitchum. Les débuts de Richard Widmark dans Kiss of Death furent très remarqués : dans le rôle de Tommy Udo, gangster frileux et sardonique, il ricanait comme un dément en se livrant aux instincts les plus sadiques. Avec quelques subtiles retouches à ce personnage, il fut l’impitoyable héros du Pick Up on South Street (Port de la drogue, 1953) de Sam Fuller, sa meilleure prestation dans le genre. Grâce à sa forte personnalité et à ses capacités dramatiques, Richard Widmark incarna des personnages très différents dans des films dirigés par des metteurs en scène aussi divers que John Ford, Don Siegel, Vincente Minnelli. On le vit encore dans le rôle du voyageur hypocondriaque qui se fait assassiner dans Murder on the Orient Express (Le Crime de l’Orient-Express, 1974) dirigé par Sydney Lumet d’après le célèbre roman d’Agatha Christie.

Face à Richard Widmark, acteur tendu et survolté, Robert Mitchum se posait, au contraire, comme une énigme impénétrable. Type même de l’aventurier taciturne et décontracté, on devinait en lui une réelle intelligence. Pour preuve de son talent, il survécut, professionnellement, à une série de mauvais films. Après avoir campé un certain nombre de « méchants », il passa aux rôles de « durs » dans des westerns et des films de guerre de meilleure qualité. En 1947, il éclata enfin dans deux grands films noirs : Pursued (La Vallée de la peur) de Raoul Walsh, western psychologique qui nous montre un Mitchum tourmenté par son inconscient (symbolisé sur l’écran par d’obsédants bruits et images d’éperons) et Out of the Past (La Griffe du passé) de Jacques Tourneur, où il succombe pour son malheur à la fascinante ex-maîtresse (Jane Greer) de Kirk Douglas.

Passant d’un rôle à l’autre avec sa nonchalance coutumière , Mitchum deviendra, dès la fin des années 1950, une des plus grandes stars de Hollywood (on se souviendra de son étonnante prestation dans Night of the Hunter (La Nuit du chasseur, 1955). Au cours de la période récente, la vague nostalgique pour les genres à succès des décennies passées valut à Robert Mitchum de reprendre ses rôles de « dur », c’est ainsi qu’il fut un bon Marlowe dans Farewell, My Lovely (Adieu ma jolie, 1975) de Dick Richards et The Big Sleep (Le Grand Sommeil, 1978) de Michael Winner.


LE FILM NOIR
Comment un cycle de films américains est-il devenu l’un des mouvements les plus influents de l’histoire du cinéma ? Au cours de sa période classique, qui s’étend de 1941 à 1958, le genre était tourné en dérision par la critique. Lloyd Shearer, par exemple, dans un article pour le supplément dominical du New York Times (« C’est à croire que le Crime paie », du 5 août 1945) se moquait de la mode de films « de criminels », qu’il qualifiait de « meurtriers », « lubriques », remplis de « tripes et de sang »…


LES SEIGNEURS DU CRIME
es « méchants », auxquels se heurtent les champions de la loi dans les années 1940, prennent souvent le masque de la courtoisie. Mais leur nature profonde est en réalité totalement maléfique. Les années 1940 furent l’âge d’or des acteurs de composition spécialisés dans le rôle du méchant, figure récurrente du film noir et du film policier de cette décennie. Les écrans se peuplèrent donc de génies du crime, cyniques, à l’humour sardonique, pleins de morgue et décidés à tout pour parvenir à leurs fins.



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