Martin Rome a été blessé au cours d’un échange de coups de feu avec un policier qu’il a abattu. Cloué sur son lit d’hôpital, il est soupçonné par le lieutenant Candella d’un autre meurtre, assorti d’un vol de bijoux. Comme Rome, Candella vient de Little Italy, le quartier new-yorkais des immigrés italiens. Cry of the City (La Proie) fait partie des polars semi-documentaires dont s’enorgueillissait alors la 20th Century Fox. Le producteur Louis de Rochemont – qui a parfois été surnommé « le Rossellini américain » – avait créé les lois du genre : tournage semi-clandestin en extérieurs, réalisme des situations et exaltation du labeur quotidien des forces de l’ordre… Siodmak s’adapte sans peine à ces contraintes. Il montre surtout avec brio comment flic et truand, issus du même milieu, se ressemblent, et pourraient même échanger leurs rôles – c’est d’ailleurs Victor Mature qui, à l’origine, devait incarner le « méchant ». Si le happy end moraliste peut paraître conventionnel, certains passages sont saisissants : l’évasion de Martin, un prodige de montage visuel et sonore, et l’apparition de la massive masseuse, Rose, qui vient donner de la chair – mais de la chair menaçante ! – à cette histoire très sage… [Télérama (2011)]

Passant de l’Universal où il vient de réaliser des drames criminels, la plupart du temps dans des décors de studio, à la 20th Century-Fox de Darryl E. Zanuck, Robert Siodmak utilise le style réaliste de la firme et tourne en plein New York, dans le Bronx, et ses interprètes, amenés sur les lieux de tournage dans des voitures aux vitres opaques, « comme celles du FBl », dit la publicité, jouent au milieu d’une foule qui ignore leur présence.

Le cinéaste de Menschen am Somntag (Les Hommes le dimanche) s’inscrit parfaitement dans la lignée des productions réalistes de Louis de Rochemont, qui donnaient le ton à la Fox de la seconde partie des années quarante. L’antagonisme de deux anciens camarades de « Little Italy », devenus des adversaires, permet à Siodmak de rappeler comment on échappe à la misère de ce New York italien, soit en devenant policier, comme le lieutenant Candella (Victor Mature) qui gagne 94,43 dollars par semaine, soit, comme Martin Rome (Richard Conte), en transgressant les barrières de la loi. Une nouvelle fois, il apparaît évident que la situation aurait pu être l’inverse et que Candella aurait pu choisir le monde de l’argent facile, et Rome devenir au contraire policier. L’interprétation semble elle aussi interchangeable.

Tout en utilisant au mieux les décors authentiques mis à sa disposition, Siodmak en profite pour créer de surprenants personnages dont la présence bouleverse quelque peu le schéma traditionnel du film. Comment oublier Orvy, le vieux détenu qui, pour subvenir aux besoins de sa femme malade, facilite l’évasion de Rome pour se venger de celui qui l’opprime jour après jour, le docteur Veroff, compromis dans des opérations illicites et, surtout, Rose Given à laquelle Hope Emerson prête sa puissante stature. La manière dont elle masse sensuellement Rome en lui parlant des femmes dont elle est obligée de s’occuper et qui la dégoûtent, avant de chercher à l’étrangler, est saisissante.

Complice d’un crime, ce personnage malsain, trahi par Rome et cachant une arme dans son sac, a visiblement bénéficié de tout l’intérêt de Siodmak qui fait de lui un être monstrueux et marqué du sceau du mal. C’est d’ailleurs elle qui blesse Candella, renforçant ainsi la dualité entre Candella et Rome : les deux hommes sont blessés, les deux hommes s’enfuient de l’endroit où ils sont alités, l’un pour retrouver la femme qu’il aime, l’autre pour arrêter son ancien camarade devenu criminel…

La description de la famille de Rome, une famille « typique », a pour but de renforcer la couleur locale du film, mais le personnage de Tony, le jeune frère de Martin Rome, un futur délinquant ramené dans le droit chemin à la fin du film par Candella, demeure malheureusement conventionnel. C’est en pleine rue et en pleine nuit que Candella mettra fin à la cavale meurtrière de Rome, d’une seule balle, son ancien camarade tentant une ultime fois avant de mourir de se servir de son couteau à cran d’arrêt, celui qui lui avait permis d’assassiner l’avocat véreux Niles. [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]

Cry of the city est un film suffisamment complexe pour justifier une analyse iconographique et structurale approfondie mais il est peut-être plus important encore pour ses implications narratives. Robert Siodmak, très marqué par le style expressionniste du film noir de studio, s’efforça ici de s’adapter à la vogue du semi-documentaire tourné en extérieurs que l’on considérait comme incompatible avec l’ancienne école. Siodmak lui-même avoua que le tournage en extérieurs ne le satisfaisait pas pleinement. Il utilisa pourtant avec efficacité les discordances obligées de ce pseudo-réalisme (vues et bruits superflus, portraits brefs et incisifs et une séquence magnifique lorsque Martin s’échappe de prison) sans sacrifier les implications sociologiques données par la peinture réaliste du ghetto italien.

Ces partis pris auraient pu laisser penser que Siodmak était en train d’américaniser son style mais la psychologie noire du film, son érotisme cruel incarné par Rose Given (Hope Emerson), l’accent mis sur la corruption urbaine et ses intérieurs clos éclairés à la manière expressionniste lui donnent une atmosphère aussi oppressante que ce que l’on trouvait auparavant dans les films que Siodmak avait tournés en studio. Ceci confirme d’ailleurs que le style des productions de studio n’était pas réellement contradictoire avec le genre de la « fiction reportage », plus tardif. Certes, si l’on considère Cry of the city à la lumière des techniques disponibles aujourd’hui, il est évident que le sentiment du « réalisme » cinématographique est une notion éminemment historique.

La mise en scène de T-Men (La Brigade du suicide), de Kiss of death (Carrefour de la mort), de The Street with no name (La Dernière rafale) et même de Dragnet, une des premières productions télévisées, se fondait sur un réalisme conventionnel parfaitement maîtrisé qui, bien que tourné en extérieurs, pouvait, grâce à de bons photographes et metteurs en scène, évoquer un monde aussi hermétique et stylisé que les meilleurs films de studio. Dans les scènes de rue, le thème musical d’Alfred Newman, un des musiciens fétiches de la Fox, évoque véritablement le « cri de la ville ». [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]

On constate plusieurs tentatives assez ingénieuses de récupérer le manichéisme du film par la mise en scène et la direction des acteurs. Notamment quand Siodmak insiste sur le dualisme Martin-Candella, le « bon » toujours vêtu d’une gabardine noire et le « méchant » d’une blanche. L’inversion des significations iconographiques n’a rien de gratuit ; tout laisse supposer que l’inspecteur obsédé par la capture du forban n’agit pas simplement par « sens du devoir ». La lutte entre le « Bien » et le « Mal » perd une partie de sa caution morale, car si Candella poursuit avec tant d’acharnement son image négative, c’est qu’elle personnifie les désirs obscurs de son subconscient, ou encore ce qu’il aurait pu devenir. Sa haine pour Martin – le charmeur, l’homme à femmes, le rusé – confine à la psychose. Le choix des interprètes s’avère judicieux : Mature, le « bon », a le physique mou et vénal, tandis que son rival Conte respire l’obstination.

La chasse à l’homme prend ainsi une dimension dostoïevskienne et le fait que les deux soient physiquement handicapés, donc diminués, entache l’intégrité de leur image. La parallélité troublante des deux rivaux se répercute dans l’utilisation répétée du décor (l’église, l’hôpital, la rue de nuit, la présence de la mort au début et à la fin du film) et de certains personnages (l’intervention décisive de l’infirmière auprès de chacun ; le frère cadet, enjeu de la lutte, etc.). Sans être un salaud intégral, Martin Rome sème la trahison et la douleur. Ceux qui l’aident le paient amèrement (son ex-maîtresse, le médecin véreux, l’employé de la prison, l’infirmière), car de son côté, Candella se montre impitoyable dans l’application des règlements (Shelley Winters le paie de sa vie). Son dernier avertissement, quand, une fois de plus humilié, Il se traîne hors de l’église (« Halte ! Au nom de la, loi, Martin ! ») résonne comme le sifflement du couperet lors d’une exécution capitale. Mais Il va de soi que ces rapports suggérés avec insistance par l’image ne sont jamais explicités verbalement: tout porte à croire que Zanuck avait un œil sur le scénario.

Trait caractéristique, Siodmak ne cherche pas à mobiliser la sympathie du spectateur ; celui-ci attend simplement avec curiosité la fin de l’homme pris dans l’étau policier. Tout son film tend vers ce « duel » final malicieusement esquivé, puisque Martin refuse de se battre. Cry of the city établit une série d’enchaînements aux conséquences inéluctables (thème du sursis), mais son unité organique est néanmoins compromise par l’aspect édifiant du script. Le remake plus chaleureux, plus humain de José Giovanni en 1971, Un Aller simple (avec Jean-Claude Bouillon et Nicoletta) saura éviter cet écueil en escamotant le personnage du flic et en orientant la trame sur la fuite d’un désespéré.

Peu de films de l’époque donnent cependant une vision aussi dense de la vie nocturne d’une métropole « piégée » (pour Martin). Tandis que Hathaway aligne du « pris sur le vif » sans souci d’intégration réelle, que Jules Dassin tend vers le pittoresque documentaire… Siodmak aspire à un réalisme des caractères pour le moins égal à celui des situations. Comme d’habitude, ses personnages secondaires sont parfaits : l’inoubliable masseuse, l’avocat sournois, les pitoyables avorteurs interrogés par la police, l’ex-maîtresse pathétique sont des médaillons particulièrement réussis. Ils confèrent au film une vérité humaine qui transcende les ficelles d’un récit sentant trop souvent le déjà-vu. Unanimement loué pour sa réalisation musclée, sa technique impeccable, Cry of the city représentera les Etats-Unis au Festival de Locarno en 1949. [Robert Siodmak – Le maître du film Noir – Hervé Dumont – Ed. L’Age d’Homme (1981)]
L’histoire
Blessé au cours d’un échange de coups de feu avec un policier qu’il a abattu, Martin Rome est soupçonné d’être l’auteur de l’assassinat de Mrs. de Grazia. Martin refuse l’offre de l’avocat Niles qui lui proposait d’endosser le meurtre de Mrs. de Grazia, et craignant pour la vie de celle qu’il aime, Tina Riconti, il réussit à s’évader. Il se rend chez Niles dans le coffre duquel il trouve les bijoux volés à Mrs. de Grazia. Martin tue Niles dans la bagarre qui s’ensuit. Pendant ce temps, l’inspecteur Candella, originaire, comme Martin Rome, de » Little Italy « , cherche Tina qu’il soupçonne d’être la complice de Martin. Ce dernier se rend chez Rose Civen, la complice de Niles, alors que Candella retrouve le médecin qui a soigné Martin. Menacé par Rose qui est une femme dangereuse, Martin la « donne» à Candella. Rose est arrêtée après avoir blessé Candella. Celui-ci rejoint Maron et Tina dans l’église où ils se sont cachés. Martin découvre que Candella est blessé et il prend la fuite. Candella l’abat et Martin meurt sans avoir eu le temps ni la force de se servir de son couteau à cran d’arrêt. Candella réconforte Tony, le frère de Martin, et le convainc de demeurer dans le droit chemin.


ROBERT SIODMAK
Au cours de sa carrière hollywoodienne, Robert Siodmak dirigea une série d’excellents « thrillers » dans lesquels la tradition expressionniste de sa patrie d’origine se fondait parfaitement avec le style du film noir américain.
Les extraits





LE FILM NOIR
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