Comme The Killers (Les Tueurs), mis en scène deux ans plus tôt par Robert Siodmak et produit par le même Mark Hellinger, Criss Cross (Pour toi, j’ai tué) décrit des personnages littéralement damnés et incapables d’échapper à leur destin. Ni Anna (Yvonne de Carlo), qui a tenté en trahissant les uns et les autres de se sauver elle-même, ni Steve (Burt Lancaster), éternel « looser » d’une Amérique florissante, ni Slim (Dan Duryea), le mauvais garçon au smoking blanc, ne parviendront à fuir la malédiction qui semble les poursuivre. Les deux premiers seront abattus par le troisième, futur prisonnier d’une police dont les sirènes annoncent déjà l’arrivée. Une fois de plus, c’est un monde nocturne que peint Siodmak, un monde dans lequel la police – symbolisée par Pete Ramirez – n’est pas plus sympathique que ceux qu’elle combat en pratiquant les mêmes compromissions et les mêmes trahisons. Alors que souvent le film noir oppose à cette société corrompue et corruptible la tendresse désespérée d’un couple traqué, Criss Cross est un constat tragique, à l’image de son héros trahi. [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]
Criss Cross est né d’une coïncidence tragique : le 21 décembre 1947, Mark Hellinger (le producteur des Killers) succombe à une crise cardiaque, peu après avoir enregistré le commentaire en off de sa dernière production, The Naked city de Dassin, qui sortira en mars 1948. Hellinger laisse dans ses tiroirs un scénario inachevé et un contrat pour un film avec Lancaster et Siodmak, contrat qui échoit à la Universal-International. Le manuscrit est un véritable casse-tête ; il s’agit d’une adaptation avortée d’un « polar » de Don Tracy (1905) – « Criss Cross » – publié chez Vanguard Press à New York en 1936, et traduit en français par Marcel Duhamel et Patrice Dally (« Tous des vendus », Gallimard, 1948). Hellinger aurait cherché en vain, ses relations des bas-fonds à l’appui, comment résoudre le problème d’un hold-up particulièrement risqué dans un hippodrome (sujet développé plus tard par Kubrick dans The Killing) ; tout le roman orbite autour de cet épisode peu vraisemblable. Un matin de juillet 1948, le chef de production William Goetz convoque Siodmak dans son bureau, lui remet un tas de feuilles dactylographiées (l’héritage Hellinger), lui donne les pleins pouvoirs et fait ses valises pour l’Europe. Son commentaire se borne à : «Prenez Lancaster et faites-moi un film !».

Le cinéaste peut donc en toute liberté choisir ses collaborateurs parmi la crème du studio : l’ancien opérateur de la UFA Franz F. Planer (le favori d’Ophüls : The Exile, Letter from an unknow woman) et le musicien Miklos Rozsa.
Outre Burt Lancaster, la distribution comporte sa partenaire de Brute Force (Les Démons de la liberté), Yvonne de Carlo, qui campe pour la deuxième fois « une belle dame sans merci ». La pulpeuse « glamour girl » lancée par Walter Wanger (Salome where she danced) est devenue la remplaçante de l’exotique Maria Montez (en froid avec l’Universal) dans d’innombrables barbouillages Technicolor où elle peut exhiber ses qualités de « plus belle fille du monde ». En la choisissant pour Criss Cross, Siodmak lui procure le meilleur rôle de son contrat et simultanément la possibilité de débuter dans le registre dramatique. Le troisième larron, un gangster cynique, est joué par Dan Duryea, déjà spécialisé dans les rôles de petite frappe chez Fritz Lang (le maître-chanteur de Woman in the Window (La Femme au portrait) et le souteneur de Scarlett street).
Après plusieurs semaines de cogitation, Siodmak réécrit le scénario en compagnie de Daniel Fuchs, un auteur de romans policiers (et le scénariste de Panic in the Streets de Kazan). Le hold-up est relégué au second plan ; le film se présente plutôt comme une sorte de variation de The Killers, visuellement épurée et délestée de ses labyrinthes narratifs. On y retrouve un fort-à-bras émotionnellement confus qui se fait hors-la-loi par amour, se mesure à la pègre et paie son esclavage sexuel de la vie. Mais qu’on ne s’y trompe pas : Criss Cross a l’étoffe d’un chef-d’œuvre. Celui que Borde et Chaumeton qualifient d' »un des meilleurs psychologues de l’écran » y brosse en effet une étude magistrale, sur l’avilissement d’un homme faible et passionné, et le style direct de la mise en scène concourt à créer un climat d’une suffocante intensité.
Le film repose essentiellement sur la relation Steve-Anna, qu’il s’agissait de rendre crédible en dynamitant les clichés du drame passionnel. A l’instar d’Hitchcock dans The Paradine Case (Le Procès Paradine, Siodmak montre la femme convoitée à travers les yeux de sa victime. Anna est évidemment à classer dans la catégorie des « femmes fatales » ; Yvonne de Carlo possède (comme Joan Bennett) ce mélange de beauté sensuelle pimentée d’une touche de vulgarité propre à charmer une brute sentimentale du gabarit de Steve. Siodmak nuance toutefois son portrait en adjoignant à sa froideur calculatrice et à sa cupidité des traits d’immaturité qui la rendent plus humaine que la Kitty des Killers. Anna apparaît vulnérable, peu débrouillarde et généralement mal inspirée dans ses choix. «Tu ne sais jamais ce que tu fais, mais hélas tu sais parfaitement ce que tu veux», remarque Steve dans un instant de lucidité. Le divorce d’avec Steve l’a, paraît-il, traumatisée ; Ramirez la persécute avant son deuxième mariage et Dundee, possessif, orgueilleux, la roue de coups. «Elle est ainsi à cause de sa jeunesse misérable» explique Steve à sa mère qui rétorque malicieusement : «Par certains côtés, elle en sait plus qu’Einstein… » Anna enchaîne Steve autant par son corps (il l’a « dans la peau », admet-il) que par la pitié qu’elle lui inspire. Enfin, Siodmak maintient l’ambivalence à son sujet jusqu’à la fin : son attachement à Steve peut être sincère – dans la mesure où le permettent une superficialité, un égoïsme et une instabilité congénitales – quoique corrodée par des fréquentations malsaines. Son élan final vers Steve après avoir tenté une ultime fois de le jouer pourrait parler en sa faveur, mais, judicieusement, la mort coupe court à tout éclaircissement définitif. Le thème de la duplicité s’étend ainsi au film lui-même.
« J’aime tourner des films de gangsters raconte Siodmak, ils supposent de fortes émotions – l’amour, la haine, la jalousie, souvent des meurtres commis de sang-froid. En fait, ils contiennent tout ce qui est à la base de la vie et ils peuvent le refléter avec toutes les nuances souhaitées ». En dépit de son canevas, Criss Cross participe plus du drame psychologique que du traditionnel film à mitraillette et poursuites d’auto. Siodmak l’a du reste qualifié d' »histoire d’amour ayant seulement pour toile de fond un milieu de gangsters ». L’attaque du fourgon blindé – « un morceau d’anthologie », la « pièce de résistance », selon la presse de l’époque – n’est que l’exutoire momentané d’une mécanique prodigieusement bien réglée et dont l’implacabilité s’impose dès les premières images.
Comparé à The Killers, Criss Cross remplace avantageusement la complexité narrative par une douloureuse complexité des caractères. Ici, Siodmak maintient une homogénéité thématique qui décuple l’impact désenchanté et foncièrement pessimiste. Cela tient à la construction serrée du scénario, qui fait ressortir le fatalisme, mais aussi à l’évidence d’une mise en scène rigoureuse, poétiquement inspirée et d’une constante efficacité. Bien que dominée par des gammes sombres, la photographie est plus fluide, moins sophistiquée et moins elliptique que celle de Phantom Lady, (Les Mains qui tuent) par exemple. Formellement, Criss Cross marque l’ »américanisation » achevée de Siodmak : le milieu socioculturel californien y est rendu dans toute son authenticité, sans efforts ni effets de stylisation recherchés ; l’approche du déroulement semble plus concrète, plus physiquement immédiate. La violence n’est plus exprimée calligraphiquement comme dans The Killers, mais elle traverse cette fois tout le propos pour former un courant sous-terrain aussi déprimant que féroce.
L’accueil critique est en conséquence. (Criss Cross sort en mars 1949). La presse juge le film « malsain », « répugnant », « sale » et « froid ». Les imbéciles n’y voient qu’une apologie de l’amoralisme, qu’une exaltation gratuite du crime et des criminels. En Allemagne, l’œuvre est amputée d’une séquence et distribuée avec cinq ans de retard. Des cantons suisses l’interdisent – air connu – en prétextant que « le bandit y est montré sous un jour sympathique ». Seul Jean Thévenot, dans L’Ecran français, fait œuvre de prophète en prenant la défense de Criss Cross contre vents et marées : « Ce film qu’aucune publicité préalable n’a monté en épingle est l’un des meilleurs de Siodmak, l’un des plus puissants de la production hollywoodienne de ces dernières années. Par quelque côté qu’on l’envisage, il est parfait – dans son genre» ! « . (Mettons cette dernière restriction sur le compte de l’incompréhension générale de l’époque pour le film noir.) Siodmak aura rarement exprimé son refus des chimères humanisantes, du faux-semblant et des solutions préfabriquées avec autant de noirceur. De quoi décourager Madelon : la guerre froide vient de commencer, le blocus de Berlin et le procès Blum occupent les esprits ; la Corée du Nord amasse ses troupes. Dans le monde du spectacle, la lucidité n’est plus de mise. [Robert Siodmak (Le maître du film Noir) – Hervé Dumont – Ed. L’Age d’Homme (1981)]
L’accueil mitigé de la presse n’empêche pas de très honorables recettes au box-office. Criss Cross est, de loin, le seul film de qualité sorti par les studios Universal International en 1949 (qui, cette année-là, remplissent leur caisse avec l’ineffable comédie Ma and Pa Kettle). Mais revenons en arrière : à peine le tournage achevé, Siodmak s’embarque dans un projet avorté mais aux répercussions importantes ; en octobre 1948, les journaux corporatifs annoncent qu’il effectue des repérages pour un film réalisé entièrement dans le port de New York, avec des acteurs inconnus. Titre de travail : A Stone in the river Hudson. Le scénario que Siodmak met au point conjointement avec Budd Schulberg se base sur une série d’articles de Malcolm Johnson et dénonce la corruption des syndicats des dockers, de connivence avec la mafia, et des fonctionnaires de la douane. Le travail dure cinq mois, durant lesquels Siodmak loge chez Schulberg dans les faubourgs de la cité. Ils observent, prennent des notes, fréquentent des milieux interlopes en dépit des menaces de mort proférées contre eux (ils évitent prudemment grues et recoins isolés) ; l’intervention d’un prêtre irlandais neutralise les efforts d’un tueur à gages lancé à leurs trousses. Mais un péril plus dangereux encore les menace : le H.U.A.C (Comité des activités anti-américaines) de Mac Carthy. Budd Schulberg est accusé de sympathies pro-communistes et la production, intimidée, bloque les préparatifs du film. En 1951, Sam Spiegel achète le scénario pour le compte de la 20th çentury-Fox de Zanuck ; lui aussi prend peur et le revend à la Columbia, où Spiegel peut enfin le produire en 1953-54 sous le titre de On the Waterfront (Sur les quais) ; on sait que le film vaudra l’Oscar à son réalisateur Elia Kazan, à Marlon Brando et à Schulberg (« blanchi » politiquement après avoir dénoncé ses camarades à Washington). Siodmak intentera – et gagnera un procès contre Spiegel pour n’avoir pas tenu compte de sa participation ; la Cour lui accordera une indemnité de 100 000 $. Signalons à titre anecdotique que la «chasse aux sorcières» maccarthyste effleure aussi notre cinéaste ; il est plusieurs fois interrogé par le FBI parce qu’il persiste à fréquenter ostensiblement les soirées d’un homme soupçonné de « sympathies communistes » et honni par tous les bien pensants de la nation : Charlie Chaplin. Le nom de Siodmak figurera sur la liste des personnalités de cinéma «communistes ou subversives» publiée par Myron C. Fagan (« Documentation of the Red Stars in Hollywood», 1950). [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]
L’histoire :
Steve Thompson (Burt Lancaster) à Los Angeles. Il revoit Anna (Yvonne De Carlo) le souvenir l’obsède. Elle a été sa femme. Elle est aujourd’hui la compagne de Slim Dundee (Dan Duryea), Steve et Slim ont préparé un coup… Il propose à Dundee d’attaquer le fourgon blindé dont il est le chauffeur, exigeant qu’il n’y ait pas de victime. Mais l’attaque ne se déroule pas comme prévu. L’un des gardes est tué. Steve est lui-même blessé et, bien qu’il ait sauvé la moitié de l’argent qu’il convoyait, il est soupçonné par Pete Ramirez (Stephen McNally) un policier, d’être de connivence avec les gangsters. Steve est menacé et enlevé. Il revoit Anna et comprend qu’elle l’a trahi. Anna est prête à partir, mais Slim apparaît et l’abat, ainsi que Steve.
Les extraits

ROBERT SIODMAK
Au cours de sa carrière hollywoodienne, Robert Siodmak dirigea une série d’excellents « thrillers » dans lesquels la tradition expressionniste de sa patrie d’origine se fondait parfaitement avec le style du film noir américain.




THE KILLERS (Les Tueurs) – Robert Siodmak (1946)
Un passé mystérieux, un amour qui dure jusqu’à la mort, un destin auquel on ne peut échapper : The Killers mérite bien d’être considéré comme un film noir par excellence. Mais avec son héros dont la fin tragique est exposée dès le début par des flash-back, le spécialiste du genre Robert Siodmak exige beaucoup de son public, d’autant que l’on s’identifie volontiers à ce boxeur débonnaire dont la seule erreur, visiblement, n’a été que de s’éprendre de la mauvaise femme…
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