
Un passé mystérieux, un amour qui dure jusqu’à la mort, un destin auquel on ne peut échapper : The Killers mérite bien d’être considéré comme un film noir par excellence. Mais avec son héros dont la fin tragique est exposée dès le début par des flash-back, le spécialiste du genre Robert Siodmak exige beaucoup de son public, d’autant que l’on s’identifie volontiers à ce boxeur débonnaire dont la seule erreur, visiblement, n’a été que de s’éprendre de la mauvaise femme… [Film Noir, 100 All-Time Favorites (Paul Duncan – Jürgen Müller) – Steffen Haubner (2014)]


C’est sans aucun doute le « film noir » le plus intéressant de Robert Siodmak, aussi passionnant par son sujet que par sa construction. Le début est à lui seul un inoubliable moment. La nuit. Une petite ville : Brentwood. Deux hommes arrivent. Dès leur apparition, dans le snack-bar local, il est évident que ce sont des hommes dangereux, ne craignant pas la bagarre et aimant même la provoquer. Ils sont venus tuer un homme qu’ils ne connaissent même pas. Ils exécutent un contrat. Ce sont des professionnels, des tueurs. Leur victime, le « Suédois », prévenu de leur arrivée. Ne cherche même pas à fuir, résigné. Il attend la mort. Huit balles tirées par les deux tueurs vont mettre fin à sa vie… Ce qui aurait pu être la fin du film n’en est que le début, et le scénario relate les péripéties d’un agent d’une compagnie d’assurances parti à la recherche de la vérité. Les gens qu’il va rencontrer – des « témoins » – vont lui raconter, souvent à leur manière, ce qu’ils savent ou, au contraire, cherchent à faire croire et Siodmak accumule les flash-back. Le fait que Citizen Kane ait été tourné cinq ans plus tôt n’est d’ailleurs peut-être pas étranger à cette savante construction dont les différents récits s’ordonnent comme les pièces d’un puzzle. [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière -2004]

Le lieu de l’action est Brentwood, New Jersey, en 1946, et Ole Anderson (Burt Lancaster) y est connu sous le nom de Pete Lund ou « Swede » (le Suédois), pompiste d’occasion au garage voisin. Nick devance les tueurs en courant par les jardins (extrait n°2) – suivi tout du long par un superbe mouvement de grue qui nous conduit des jardins à la chambre de Swede, au premier étage, passe devant un corps allongé dans l’ombre puis fixe la porte d’où l’adolescent va surgir. Swede lui explique son attitude d’une voix basse et fatiguée : «J’ai commis une faute, autrefois …» Son visage reste dans l’ombre. Suit une conclusion « à la Siodmak« . Le condamné attend la mort comme hypnotisé, immobile sur son lit, toutes lumières éteintes. Quand résonnent des pas dans l’escalier, il surveille le rai de lumière sous la porte. Silence. La porte s’ouvre brutalement, éclairant le visage angoissé de Swede, et deux silhouettes labourent le lit de leurs armes automatiques. Chaque coup de feu, tel un éclair, illumine le faciès des tueurs. Fondu au noir. L’ouverture – comme le reste du film – est marquée de cette violence froide, montrée sans détour. [Robert Siodmak « Le maître du film noir » – Hervé Dumont (1981)]

John Huston (qui a participé à une grande partie de l’écriture du scénario, mais non crédité au générique) brode à partir de là, car il s’agit de découvrir qui était Swede et pourquoi il a été abattu. Siodmak : « Le cinéma a progressé en matière de motivation psychologique. Aujourd’hui, les gens veulent en savoir plus sur les « gentils » ou les « méchants » de l’écran. Le spectacle d’Al Capone mitraillant ses rivaux ne suffit plus. On veut savoir ce qui a motivé ces tueurs insensés. (…) C’est pourquoi j’ai toujours préféré le gangster de fiction au réel. L’approche documentaire ne retient que l’action, c’est du cinéma « B », le legs du cinéma à la télévision. On n’y présente que des types, pas des caractères. Or c’est les caractères qui m’intéressent avant tout… Dans The Killers, chaque criminel était un individu, une entité séparée du groupe ». [Robert Siodmak « Le maître du film noir » – Hervé Dumont (1981)]

Afin de rendre son film plus « authentique », Mark Hellinger (le producteur) cherche des visages inconnus. Entre en scène l’ex-acrobate new-yorkais Burton Stephen Lancaster, un mètre quatre-vingt-cinq, une stature de blond Viking. Récemment démobilisé, Lancaster vient d’interpréter un G.I. dans une pièce peu goûtée du public « A Sound of Hunting » de Harry Brown mais remarquée par les « talent scouts » californiens. En janvier 1946, Lancaster débarque à Hollywood sur invitation de plusieurs intéressés et signe un contrat de sept ans avec Hal Wallis (Paramount) moyennant une option pour un film par an dans un autre studio. Cette option joue en sa faveur, car une fois les bouts d’essais passés, la Paramount le prie de patienter jusqu’en août, date de son premier film Desert Fury (La Furie du désert, 1947). Lancaster ronge son frein. Entretemps, Hellinger cherche fiévreusement un interprète pour le rôle central de Swede, un boxeur un peu stupide qui devient la victime de l’histoire. Il demande à la Warner de lui prêter Wayne Morris (sa vedette de Kid Galahad en 1937 mais les 75.000$ exigés en échange dépassent son budget ; il envisage Sonny Tufts) quand Lancaster s’arrange pour lui soumettre secrètement son bout d’essai. Hellinger le trouve si maladroit, si lourdaud qu’il l’engage sur le champ. Ce n’est qu’en le voyant sourire de toutes ses dents, une fois le contrat signé, que le producteur remarque qu’il a été mené par le bout du nez : son athlète a plus de cervelle qu’il n’en paraît ! [Robert Siodmak « Le maître du film noir » – Hervé Dumont (1981)]

Pour éclairer l’affaire, Huston a recours au procédé d’enquête introduit en 1941 par Welles dans Citizen Kane : le défunt a laissé une assurance de 2.500$ qu’un employé de la firme doit remettre aux éventuels héritiers. Cet agent, Jim Reardon (Edmond O’Brien), voyage de Brentwood à Atlantic City, Philadelphia et Pittsburgh, retrouve la trace de personnes ayant connu Swede, les interviewe et reconstitue peu à peu le puzzle au moyen d’une série de onze flash-backs présentés sans souci de chronologie. Cette démarche est typique du film noir. Tandis qu’Hemingway exhorte ses héros à accepter leur sort la tête haute, fût-il insensé, Reardon, un homme seul, sans famille, sans attaches sentimentales, est dévoré par le besoin de comprendre, au risque de perdre son emploi (l’assurance s’oppose à ses investigations trop poussées) et même sa vie. Sa route est pavée de cadavres ; il côtoie amis et ennemis de Swede, mais contrairement à celui-ci, son cynisme et sa méfiance envers les hommes (et les femmes !) le sauve. Reardon est bien de son temps. D’autre part, son travail désintéressé, au service exclusif de la firme (il n’espère aucune prime), et son efficacité en font un employé modèle dont The Killers illustre l’escapade onirique : le rêve libérateur d’un fonctionnaire consciencieux – et du public – pour lesquels l’aventure moderne a été refoulée dans les bas-fonds. [Robert Siodmak « Le maître du film noir » – Hervé Dumont (1981)]

La police locale ne s’intéressant pas à ce qui semble être un règlement de comptes de la pègre, Reardon est autorisé à fouiller la chambre du mort. Il y découvre un mouchoir de soie vert, brodé de harpes d’or. Un souvenir ? Swede vivait seul à Brentwood, il n’avait pas d’amis. Premier flash-back : … une semaine plus tôt, raconte Nick, collègue du défunt, Swede avait reconnu au garage un client dans une cadillac noire. Depuis lors, il s’était annoncé malade et n’était plus revenu au travail. A Atlantic City, Reardon retrouve Mary Ellen Daugherty (extrait n°3) ; la bénéficiaire de l’assurance de Swede est femme de chambre au Palms Hotel. Deuxième flash-back : … un soir de 1940, elle entend un client hurler « Elle est partie ! Elle est partie ! Charleston avait raison ! » Mary Ellen entre dans la chambre 1212, où Swede, fou de douleur, est en train de pulvériser le mobilier ; elle l’empêche de se jeter par la fenêtre. [Robert Siodmak « Le maître du film noir » – Hervé Dumont (1981)]

A Philadelphia, le détective Lubinsky (Sam Levene) confie à Reardon pourquoi Swede, son ami d’enfance, a abandonné sa carrière prometteuse de boxeur… un soir en octobre 1935 – troisième flash-back (extrait n°4) – en affrontant « Tiger Lewis » sur le ring. Le combat de boxe au Philadelphia Sport Arena est un des grands clous du film, peut-être la séquence qui a fait couler le plus d’encre. Au dernier round d’un match sauvage, Swede se fait vicieusement démolir sans pouvoir répliquer. Foudroyé, le visage en sang, l’athlète s’écroule. Quand il revient il lui, son manager découvre la raison de sa défaillance : tous les os de sa main droite ont été broyés. Pour Swede, le pugilat était une manière de sauvegarder sa dignité mais située dans pareil contexte de « racket », l’éthique sportive n’est plus que dérision et les entraîneurs de Swede se préoccupent froidement d’un nouveau poulain. Ce combat de boxe mémorable a été filmé avec 2000 figurants au Hollywood Legion Stadium, que Siodmak connaît bien (comme Hellinger et Ava Gardner, il est féru de boxe). L’ex-champion poids léger Frankie Van règle le combat. Siodmak a exigé que Lancaster et son adversaire Don Ehrlich s’entraînent pendant deux mois avant de s’affronter devant la caméra. Les coups ne sont pas truqués et les chutes apparemment si violentes (Ehrlich aussi est un ancien acrobate) que Hellinger refuse d’assister au tournage de la scène, persuadé que « cet Allemand fou » va tuer ses acteurs ! [Robert Siodmak « Le maître du film noir » – Hervé Dumont (1981)]

Swede ne peut accepter son sort ; il méprise le poste de policier que lui offre Lubinsky (« tu gagnes en une année ce que je gagnais parfois en un mois »). Mrs Lubinsky, Lilly, l’ancienne fiancée de Swede, raconte en un quatrième flash-back (extrait n°5) la rencontre fatale de l’ex-boxeur avec Kitty Collins (Ava Gardner), la maîtresse en titre d’un homme d’affaires véreux, Big Jim Colfax (Albert Dekker), qui purge justement une peine de prison : sa bande a organisé une surprise-party dans un luxueux appartement. Quand Swede entre, Kitty est nonchalamment appuyée à un piano, un verre en main ; une longue robe bustier de satin noir, les épaules couvertes de sa soyeuse chevelure noire, des gants noirs couvrant les avant-bras, toute l’apparence, d’un érotisme raffiné, la désigne comme instrument insondable de la fatalité et, plus encore, comme objet des projections idéalisantes, des craintes et des désirs masculins. Siodmak l’entoure d’un halo de rêve qui indique à quel point la créature vampire vit de l’imagination de ses victimes. Elle ignore Swede du regard – son arme principale – alors que Swede ne la quitte plus des yeux. Tandis qu’elle fredonne « The More I Know Of Love », une lampe aveuglante en forme de bougie, une sorte de symbole phallique enflammé, les sépare – créant une composition visuelle très évocatrice de la passion dévastatrice qui entraînera Swede dans la mort. [Robert Siodmak « Le maître du film noir » – Hervé Dumont (1981)]

Comment Siodmak trouva la vamp qui causera la chute de Swede ? Plusieurs grandes vedettes briguent le rôle sans succès ; Walter Wanger a aperçu la starlette Ava Gardner, 21 ans, dans son tout premier film Whistle Stop (un petit budget produit par Seymour Nebenzal) et la recommande chaudement à Hellinger. Convoquée à Universal City après un long et frustrant apprentissage à la M.G.M., Ava est instantanément conquise par le dynamisme nerveux et l’enthousiasme d’un producteur qui enfin prend ses aspirations de comédienne au sérieux : « Mark m’a vue comme une actrice, non comme un objet sexuel ». Siodmak dirige un bout d’essai avec Ava et Lancaster qui séduit les bonzes du studio et, moyennant une forte somme, Hellinger convainc Louis B. Mayer de lui prêter l’actrice pour cinq semaines. Alors commence un délicat et patient travail de transformation où perce toute l’intuition du cinéaste. Ayant saisi qu’Ava souffre terriblement d’insécurité et que ses talents de mime sont limités, il lui enseigne d’abord à transmettre son charisme particulier à la caméra, à exploiter au maximum ce que lui offre sa nature. Des heures durant, il lui apprend à moduler la voix (qu’elle a trop mince), à simuler la fourberie, l’indifférence calculée ou la peur par un regard, un mouvement subtil des paupières. « La caméra est un verre agrandissant, répète-t-il, il faut exprimer ses émotions avec le plus d’économie possible ». [Robert Siodmak « Le maître du film noir » – Hervé Dumont (1981)]

Dans un cinquième flash-back (extrait n°6), Lubinsky évoque une de ses dernières rencontres avec le Suédois… en octobre 1938, dans un café, alors qu’il s’apprête à arrêter Kitty, soupçonnée d’avoir volé le bijou de grande valeur qu’elle porte au bras. Surgit Swede, en complet clair, cravaté, un mouchoir vert brodé de harpes d’or en pochette; du regard, Kitty le supplie d’intervenir. Swede s’accuse du recel et Lubinsky est contraint d’emmener son ami, la mort dans l’âme. Il écope de trois ans. Reardon promet au policier de l’avertir s’il devait retrouver la piste de l’assassin de Swede.

A l’enterrement du Suédois apparaît un ancien compagnon de cellule, Charleston (Vince Bamet). Sixième flash-back, fortement teinté de lyrisme : … Charleston, astronome-amateur, explique à Swede le cours des étoiles qu’il observe de derrière les barreaux, tandis que son compagnon, un mouchoir de soie en main, évoque le symbole de la harpe: Kitty, l’ange noir, est irlandaise. Etrangement, la prison est le seul endroit du film où transparaît une certaine paix, un semblant d’intimité et de pureté. [Robert Siodmak « Le maître du film noir » – Hervé Dumont (1981)]

L’impact retentissant de The Killers sur le cinéma noir des années 1946-1955 ne s’explique toutefois pas sans quelques considérations plus générales. Le film de gangster à aspect social (montée et inévitable chute d’un « petit César ») appartient à un genre révolu dont Hellinger scénariste a signé une des dernières synthèses nostalgiques, The Roaring Twenties, sept ans auparavant. En 1946, le malfrat ne représente plus la caricature de la réussite sociale à l’américaine, avec tout ce que cela peut comporter de secrète admiration pour le « rebelle prolétaire » ; il ne sert même plus à la revalorisation des « G-Men » et de l’ordre public suscitée par Hoover, ou à la reconstruction économique préconisée par Roosevelt (le gangster = victime des slums). Appartenant à la couche moyenne, il n’a plus de justification en lui-même mais exprime directement la morbidité de cette couche. Il n’est qu’un individu parmi d’autres à vivre dans le noir – puisque le héros « positif » (ici Reardon) reste ambivalent devant le mal ; la frontière entre la loi et l’illégalité, la société et le gangster, s’efface imperceptiblement. L’ex-truand Colfax vit en grand bourgeois, pilier de l’économie d’après-guerre. Kitty est rangée. [Robert Siodmak « Le maître du film noir » – Hervé Dumont (1981)]

Cette nouvelle orientation reflète des tensions et un désarroi contemporains, témoignant de la difficulté à mener une vie sensée dans un contexte désaxé. La tuerie, comme l’enquête consécutive, n’ont guère de poids face aux nouvelles puissances (les trusts, les syndicats, les partis politiques) qui dominent le monde. Dans The Killers, l’Atlantic Casualty Company occasionne – par l’entremise de Reardon – la mort d’individus depuis longtemps « hors de la course » et assagis, quoique toujours marginaux (Blinky ou Dum-Dum ne sont certainement pas des membres cotisants de l’assurance !). Le cas de Blinky – un ancien drogué, craignant la pluie, nerveux, complaisant – parle pour les autres : il est d’abord un de ces êtres déchus pour lesquels le fabuleux hold-up signifie l’ultime chance ; la disparition du magot le condamne au taudis ; après avoir été mobilisé dans la marine pendant la guerre, il s’apprête à mener enfin une vie honnête quand Dum-Dum le tue par méprise. [Robert Siodmak « Le maître du film noir » – Hervé Dumont (1981)]

Reardons poursuit son enquête à la bibliothèque municipale où il dépouille d’anciens journaux. Tandis qu’il lit un article « en off » apparaissent – huitième flash-back (extrait n°7) – les péripéties de l’audacieux hold-up effectué à la « Prentiss Hat Company » de Hackensack, New Jersey, le 20 juillet 1940… Quatre hommes, dont Colfax et Swede, se joignent incognito aux employés de la firme, assaillent la caisse, refluent vers une auto et s’enfuient sous les balles du gardien grièvement blessé. Un des bandits – rapporte la presse – se cachait derrière un mouchoir brodé vert. Pour accentuer l’aspect journalistique de cette séquence de trois minutes (un des seuls extérieurs du film), Siodmak a placé sa caméra sur une grue et tourne la scène d’un trait, sans coupes, à un rythme d’enfer. Ses mouvements d’appareil extrêmement fluides permettent de capter en plongée les moindres détails du hold-up avec un souci de vérisme alors inégalé (l’intrusion dans le bâtiment du caissier est filmé à travers les vitres). L’absence insolite d’effets de montage, de dialogue, de bruitage, la lumière crue et les observations pertinentes de l’objectif confèrent à la scène une qualité d’immédiateté, de prise sur le vif. Lors de la première prise, un des acteurs hésite avant de s’enfuir, ne sachant plus où se trouve la voiture qui lui est destinée ; Siodmak refuse de retourner la scène car la confusion du gangster dans le feu de l’action lui paraît plus vraisemblable : « Le chaos était général, avec des gens qui ne savaient plus où donner de la tête, une voiture déplacée par erreur et qui se mit en travers de la route, etc. Mais curieusement, le résultat à l’écran sonne juste ». L’intention de Siodmak va cependant plus loin : en frustrant le spectateur d’un suspense nourri, légitimé par l’importance capitale du hold-up pour tous les participants, il le force à se distancer. Le « coup » si lourd de conséquences n’est plus qu’un petit fait divers depuis longtemps oublié (comme le confirme la direction de l’assurance) et dont la perspective «olympienne», anti-émotionnelle de la caméra souligne la futilité. Accessoirement, Siodmak introduit aussi dans le genre une description précise de la planification et de l’exécution du « casse » qui fera école (The Asphalt Jungle….) [Robert Siodmak « Le maître du film noir » – Hervé Dumont (1981)]

L’impuissance de l’individu face aux nouvelles structures économiques et politiques se traduit aussi par la vision cinématographique de Ia femme, et par extension, de la famille. Les films de gangsters des années trente se déroulaient dans un monde essentiellement masculin où la femme était réduite au « repos du guerrier » (valeur marchande ou élément érotique pour pimenter le récit). Le héros « positif » avait droit au mariage, récompense suprême dont on se gardait bien d’illustrer les écueils. Or The Killers pivote autour d’une femme active, maîtresse d’elle-même, consciente de la puissance de ses charmes, inaccessible et surtout imprévisible. « Touche-moi et demain tu es un homme mort ! » dit Kitty à Col fax quand celui-ci menace de la frapper. Si elle trahit le jeune et athlétique Swede pour épouser une crapule corpulente, de quinze ans son aîné, c’est qu’elle sait très exactement ce qu’elle veut. Dorénavant, la femme domine l’homme par sa sexualité agressive et le transforme en hors-la-loi mais à l’image des valeurs et des identités chancelantes, son comportement est retors. La vie de famille étant associée à l’ennui, les amants recherchent dans la marginalité une compensation fallacieuse et stérile qui mène à la destruction mutuelle. [Robert Siodmak « Le maître du film noir » – Hervé Dumont (1981)]

Le scénario très touffu, un tortueux imbroglio de retours en arrière, surchargé de personnages secondaires, semble compliquer inutilement l’intrigue. Au fil des séquences, le spectateur découvre que ces complications n’ont, dramaturgiquement parlant, pas de sens, chaque flash-back étant un mensonge partiel, contredisant le précédent sur certains points et renvoyant inlassablement aux thèmes centraux du film : duplicité, trahison, solitude et, en fin de compte, futilité. Toute action est dérisoire. L’ordre confus des flash-backs reflète plus le chaos crépusculaire du milieu qu’il n’éclaircit l’histoire. Comme dans Pièges, la mascarade est constante – mais elle ne masque ici, à travers sa propre inanité, qu’un profond sentiment d’impuissance et de désespoir. «Qu’est-ce que tout cela signifie ?» demande Nick aux tueurs, au début. «Ça n’a pas de signification» répondent-ils, coupant court à toute conversation. Reardon qui, contrairement à ses nombreux interlocuteurs, n’est pas concerné, mène son enquête sans justification sérieuse ; l’élucidation est décevante parce que le mystère aboutit sur le néant : le film se détruit lui-même, au diapason de ses protagonistes. La partie est jouée avant qu’il ne commence, le héros meurt dans la première bobine, et comme nous l’apprenons à la fin, il meurt strictement pour rien ; se croyant trahi, il s’est vengé sans réaliser que sa vengeance faisait elle-même partie du plan de trahison. D’ailleurs, cette trahison fut-elle la cause réelle de sa mort ? Déjà de son vivant, après son ultime match de boxe, Swede n’est plus qu’un mort en sursis : le K.O. est métaphorique. Ses managers parlent de lui comme s’il était décédé et le spectateur assiste à sa tentative de suicide ainsi qu’à ses funérailles. Sa vie n’a pas de valeur, sa mort n’a pas de sens. En quelque sorte, sa mort « est » sa vie. [Robert Siodmak « Le maître du film noir » – Hervé Dumont (1981)]











L’accueil du film en Europe, notamment en France, est révélatrice quant à l’anti-américanisme de circonstance et aux préjugés moralisateurs d’une bonne partie de la « critique ». On n’y voit que « film tarabiscoté », « dénué du moindre intérêt humain » ; au mieux lui concède-t-on « d’excellentes notations d’atmosphère ». Comme à l’accoutumée, la Suisse interdit le film dans plusieurs cantons. Quelques plumitifs ironisent ou fulminent contre « l’inqualifiable sacrilège commis envers un des grands écrivains de notre siècle ». Rassurons-les : Ernest Hemingway a souvent affirmé que The Killers était le meilleur de tous les films inspirés de son œuvre ; il en possédait même une copie 16 mm qu’il se serait fait projeter plus de deux cents fois. [Robert Siodmak « Le maître du film noir » – Hervé Dumont (1981)]

Aux Etats-Unis, la bande fait sensation et la Universal enregistre une recette record de 2.500.000$. Le magazine Life consacre sept pages à l’événement et parle d’un « mélodrame superbe, sans une seconde d’ennui, sans une réplique creuse, sans un personnage faux ; rien qu’une action menaçante menée avec une compétence extrême. Il n’y a pas un acteur connu, et pourtant le niveau des prestations est digne de l’Academy Award ». L’austère « Academy of Motion Picture Arts and Sciences », en effet, ne se fait pas attendre : Siodmak est candidat à l’Oscar pour la meilleure mise en scène de l’année, de même qu’Anthony Veiller pour « son » scénario et Arthur Hiller pour le montage. Le « National Board of Review » – le conseil des critiques américains – et Time Magazine classent The Killers parmi les dix meilleurs films de 1946. Ava Gardner, récupérée par la M.G.M., gagne le prix « Look » attribué à la débutante la plus prometteuse, et Burt Lancaster, « le premier G.I. à percer à l’écran », commence une carrière glorieuse sous la supervision de Hal Wallis. Hellinger, établi comme « valeur sûre » à Hollywood, retient l’acteur pour deux autres films Universal, à commencer par Brute Force (Les Démons de la liberté, 1947 de Jules Dassin). Quant à Edmond O’Brien, il inaugure, lui aussi, une jolie carrière dans le film noir (White Heat de Raoul Walsh). Parmi les multiples autres retombées des Killers, signalons encore que le film noue quelques amitiés durables et non dénuées d’importance pour l’histoire du cinéma (Hemingway-Huston-Ava) et que, dix-huit ans plus tard, Don Siegel en réalisera un surprenant remake en couleurs – The Killers (A Bout pourtant) – avec Lee Marvin, Angie Dickinson, John Cassavetes et Ronald Reagan. [Robert Siodmak « Le maître du film noir » – Hervé Dumont (1981)]
« Parangon du film noir, Les Tueurs installait définitivement tous les codes d’un genre alors en construction. Une intrigue policière tordue avec rebondissement final, une femme belle en diable, manipulatrice qui tire les cordes, une ambiance nocturne prégnante et une vision assez misanthrope de l’homme, perdu entre désespoir, cupidité et désirs sensuels. » aVoir-aLire.com
Les extraits
Il meurt, la cigarette aux lèvres déformées par un rictus. – La prestation d’Ava dans cette scène dramatique (où Kitty se révèle à nu, privée de ses oripeaux de vamp) le préoccupant sérieusement, Siodmak a conditionné l’actrice longtemps à l’avance. Chaque matin, sur le plateau, il ‘a menacée des pires sévices, si elle ne jouait pas cette scène correctement, rendant sa vedette de plus en plus nerveuse et angoissée à l’idée de ne pas être à la hauteur de ses exigences. La scène est enregistrée vers la fin du tournage (printemps 1946). «Le jour où nous devions enfin la tourner, raconte Siodmak, je la regardai comme le monstre de Frankenstein et je lui dis : « Ava, si tu ne joues pas cette scène correctement, je vais te battre, je vais te tuer ! » Elle fut alors si effrayée qu’elle devint vraiment hystérique et réussit la scène à la perfection dès la première prise. Mais il m’a fallu cinq semaines pour la préparer».
CRISS CROSS (Pour toi, j’ai tué) – Robert Siodmak (1949)
CRY OF THE CITY (La Proie) – Robert Siodmak (1948)
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