Cody Jarrett, le gangster de White Heat (L’Enfer est à lui) est un des personnages. les plus fous et les plus pathologiques du cycle noir. Mais grâce à la superbe interprétation de James Cagney et à la mise en scène de Walsh. sa violence perverse et son désir de gloire insensé deviennent tout à fait crédibles. Cody n’ est jamais caricatural. Comparé à lui.. le « vrai » héros du film, Fallon, semble presque trop normal et terne. Aux yeux du spectateur, il apparaît d’ailleurs plus comme un traître que comme un représentant de la loi, étant donné la perversité des méthodes psychologiques qu’il utilise pour gagner la confiance de Cody. Il n’y a, dans White Heat ni éclairages expressionnistes, ni cadrages penchés, mais c’est pourtant un film noir à part entière. Walsh a recours à des mouvements de caméra qui maintiennent le suspense par leur économie même. La scène introductive, où l’on voit Verna, en gros plan, sortir du lit puis le recul brusque de la caméra au moment où Cody souffre de sa première attaque et s’écroule sur le sol, sont des grands moments cinématographiques. Walsh excelle aussi à montrer le tissu des relations complexes entre les personnages, lorsque par exemple, « Big Ed » et Verna s’embrassent tout en mâchant leur chewing-gum et que la caméra, en un rapide panoramique, dévoile Ma en train de les regarder par la fenêtre.

La force de la caméra de Walsh dans la scène du réfectoire de la prison, avec ses plongées et ses travelings dynamiques soutient le jeu admirable de Cagney. Les épisodes conventionnels de lutte entre gangsters et policiers – tout aussi conventionnels – font valoir les séquences plus noires, situées au cœur de la narration, dont les protagonistes sont Cody, Verna, « Big Ed » et Ma. Le ton des dialogues, très percutants, est à la fois rigoureux, plein d’humour, dur et violent. De plus, le fait de présenter au public un hors-la-loi psychotique à la place des héros mythiques et romantiques auxquels il était habitué, relevait d’un esprit très moderne. Pour donner à son projet toute sa cohérence, Walsh modifie subtilement le style noir traditionnel sans le sacrifier pour autant. Il atteint à une grandeur tragique, assez rare dans le cinéma d’après-guerre, qui culmine dans l’auto-immolation d’un Cody délirant sur son bûcher d’acier. [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]

White Heat est l’un des points d’orgue de la longue carrière de Raoul Walsh (il tournera une centaine de films sur une période de cinquante ans). Avec ce film, le vétéran d’Hollywood, souvent considéré comme un « réalisateurs de films masculins », démontre une nouvelle fois qu’il est un maître des films de genre, sobres et sans fioritures, qui marqueront profondément l’image de la Warner Bros. Au cours de l’ère des studios. Comme Key Largo (1948) de John Huston, White Heat est un hommage aux grands films de gangsters des années 1930. Et à l’instar du film noir de Huston, où Edward G. Robinson incarne un parrain vieillissant de la mafia, le protagoniste anachronique est interprété par une star du genre : James Cagney.

Propulsé jadis au rang d’idole du 7e art avec The Public enemy (L’Ennemi public, 1931), James Cagney, dans le rôle de Cody Jarrett, sera épargné par les histoires habituelles tournant autour de l’ascension et de la chute des hommes. Dans la scène de l’attaque du train postal, avec ses manières rustiques et dignes du Far West, le gangster qu’il interprète est déjà loin de son zénith. Dans un contraste saisissant, les méthodes de la pouce apparaissent simples et efficaces, et sont rendues par Walsh dans un style quasi documentaire. Nous assistons à un face-à-face entre un bandit de la vieille école et des pouvoirs publics dotés d’une technique moderne. Alors que les enquêteurs de police utilisent des postes émetteurs de radio et des téléphones de voiture, Jarrett semble avoir ces appareils en aversion. La seule fois où il se saisit du téléphone, c’est pour l’arracher du mur et le jeter par terre.

Jarrett agit toujours de façon spontanée et impulsive. Guidé par ses instincts, il ne fait confiance qu’à sa mère. C’est elle qui lui rappelle sans cesse le but qu’il s’est fixé : devenir le maître du monde. Elle est la seule à pouvoir calmer par ses massages les terribles accès de migraine de son fils. Un changement de scène, judicieusement arrangé, nous montre combien Ma Jarrett domine ses pensées et ses sentiments : lorsque la caméra se déplace du visage de Jarrett vers celui de la mère, leurs traits se fondent un instant pour former un seul visage. White Heat anticipe ici en quelque sorte la célèbre issue de Psycho (Psychose, 1960) de Hitchcock, qui révèle d’une manière similaire que le meurtrier schizophrène Norman s’est emparé de l’identité de sa mère morte.

Le film de Walsh ne laisse en effet aucun doute sur la santé mentale de Jarrett. Il n’est pas jusqu’à la police qui ne connaisse la cause de ses souffrances chroniques : enfant, il devait simuler des maux de tête pour attirer l’attention de sa mère. le fait que Fallon se serve froidement de cette faiblesse pour venir à bout de Jarrett donne aux méthodes policières un relent de perfidie. Le criminel, quant à lui, ne se dépare pas d’une certaine innocence enfantine.

C’est pourquoi, même si White Heat renvoie par certains côtés à la pathologie des gangsters de Cagney, qui se caractérisent par leur soif de réussite et une vitalité extrême, l’acteur fait ici figure d' »ange à la figure sale ». C’est aussi cette ambivalence morale, typique du film noir, qui rend le film de Walsh si captivant : quand Jarrett se rend compte de la trahison de Fallon et se réfugie sur le réservoir à gaz de l’usine encerclée par la police, il a certes échoué en tant que criminel, mais l’amour maternel, lui, a triomphé. « Maman, je suis le maître du monde ! », hurle Jarrett avant de mettre fin à sa vie en provoquant une énorme explosion. [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]

« White Heat idéalise la loi de la jungle et la présente comme une manière de vivre. Il fit une forte impression sur les détenus de la prison, notamment sur les jeunes. Il y a eu de longues discussions après la projection : certains insistaient sur le fait que Cagney est représenté dans le film comme un fou. Mais Cagney est aussi un acteur célèbre. Le public de la prison – et c’est probablement valable pour d’autres publics – associait le personnage fictif à la réputation de Cagney. Les spectateurs le voyaient comme le symbole attractif de la force, se défendant lui-même contre une société cruelle et irrationnelle. »Au moins – a-t-il été dit – il a assez d’estomac pour se lever et se battre. » » John Howard Lawson

White Heat est un exemple typique de la subversion conservatrice des crime thrillers. Critiquer la société de manière flagrante était hors de question au lendemain des purges anticommunistes. Les films ne pouvaient plus suggérer que les gens sombraient dans le crime pour des raisons économiques. Les instincts criminels ne sont pas des produits dérivés du carcan de la société, vous en héritez de votre mère. Eric Johnston, le chef de la Motion Picture Association of America, essaya de s’opposer aux tentatives de la Commission pour influencer le contenu des films (avant de retourner sa veste et de sonner la retraite générale des studios), et dit à la Screen Writers Guild en 1948 : « Nous ne ferons plus de films comme Grapes of Wrath (Les Raisins de la colère) ou Tobacco Road (La Route du tabac). Nous ne ferons plus de films pour exposer le revers de la vie américaine. Nous ne ferons plus de films sur les grèves. Nous ne ferons plus de films où les banquiers sont méchants. » L’auteur de Crapes of Wrath, John Steinbeck, avait senti le vent tourner. « On traite de communistes tous ceux qui veulent être payés trente-cinq cents de l’heure au lieu de vingt-cinq », expliquait-il ironiquement dans ce roman.

Jimmy Cagney tomba sur le scénario de White Heat, signé Ben Roberts et Ivan Goff, alors qu’il opérait un virage personnel et professionnel. Après avoir atteint le sommet dans la peau du George M. Cohan de Yankee Doodle Dandy (La Glorieuse parade), Cagney rejeta officiellement toute association avec les gens de gauche durant sa période « progressiste » à la Warner. Mais vers 1948, ses erreurs de producteur indépendant avaient terni sa réputation, et il cherchait un moyen de revenir à sa gloire passée. White Heat était juste ce qu’il lui fallait : une nouvelle manière d’aborder ce bon vieux gangster.

C’est son complexe d’Œdipe, et non ses difficultés à vivre en société, qui pousse Cody Jarrett à tenter des braquages dangereux. Le scénario suit la carrière rebelle de Cody : des vols risqués qui prouvent sa valeur aux yeux de Ma, son arrestation et son séjour en prison, la trahison de sa femme Verna (Virginia Mayo) avec son sous-fifre, « Big Ed » (Steve Cochran), la mort de Ma Jarrett, son transfert d’affection sur Hank Fallon (Edmond O’Brien), un flic infiltré que Cody a rencontré en cabane. Cody s’échappe de prison et complote sa revanche contre Verna et « Big Ed » sans réaliser que c’est Hank le « traître » le plus dangereux.

Ni les « envolées » flamboyantes de Cagney ni les petits numéros qui n’ont pas peur des excès ne manquent : il se jette dans le giron de Ma quand il est pris d un mal de tète, il mâche une cuisse de poulet en tuant une bande de gangsters, il donne un coup de pied à la chaise où était assise Virginia Mayo : du pur Cagney, avec un zeste de psychose. Le plus célèbre reste son explosion en pleine cantine, lorsqu’il apprend la mort de Ma, et la fin du film, où il est acculé au sommet d’une raffinerie en flammes. Cody réalise que c’est la fin, dit adieu à ce monde et tire dans le réservoir de pétrole en hurlant la réplique finale la plus célèbre de toute l’histoire du cinéma. Le premier sommet cataclysmique du genre est à mettre à l’actif de Roberts et Goff, mais le sourire fou, les pas de danse blessés et le rire étourdissant ne peuvent venir que de Cagney, dans son « envolée » ultime.

Malgré la clameur qui, en 1949, montait contre les films criminels, White Heat fut un succès retentissant. Les gens ne voulaient peut-être rien de plus qu’un mélodrame divertissant débridé, et White Heat leur en donnait pour leur argent, porté par la mise en scène chaotique de Raoul Walsh. Les critiques se montrèrent en grande majorité dures. Le film fut qualifié de méchant et brutal. Une semaine après son article laudateur dans le New York Times, le critique Bosley Crowther se rétracta sous la pression des garants de la morale sociale, et traita le film de divertissement potentiellement dangereux. Dans les années qui suivirent, nombre de journalistes et de spectateurs se mirent à considérer White Heat comme une comédie noire sans concession, qui parodiait l’ancien personnage de Cagney. Ce dernier en vint à détester le film : ce loser retentissant était devenu le rôle avec lequel on l’identifierait le plus. [Dark City, Le monde perdu du film noir – Eddie Muller – Rivages Ecrits / Noirs (2015)]


LE FILM NOIR
Comment un cycle de films américains est-il devenu l’un des mouvements les plus influents de l’histoire du cinéma ? Au cours de sa période classique, qui s’étend de 1941 à 1958, le genre était tourné en dérision par la critique. Lloyd Shearer, par exemple, dans un article pour le supplément dominical du New York Times (« C’est à croire que le Crime paie », du 5 août 1945) se moquait de la mode de films « de criminels », qu’il qualifiait de « meurtriers », « lubriques », remplis de « tripes et de sang »… Lire la suite
L’histoire
Le gangster Cody Jarrett (James Cagney) et ses hommes attaquent un fourgon postal et s’emparent de trois cent mille dollars. Quatre hommes sont tués au cours de l’opération. La police est décidée à retrouver les auteurs du vol. Cody, sa femme Verna (Virginia Mayo) et sa mère, Ma Jarrett (Margaret Wycherly), sentent peu à peu la présence policière se faire de plus en plus précise. Cody avoue alors à la police, pour éviter d’être inculpé du vol du fourgon, un cambriolage mineur qui lui vaut une légère peine de prison. Le FBI lui donne comme compagnon de cellule l’un de ses agents, Hank Fallon (Edmond O’Brien). Cody échappe de peu à une tentative de meurtre perpétrée par Roy Parker. Celui-ci agissait à la demande de « Big Ed » Somers (Steve Cochran), l’un des membres du gang de Cody, devenu, depuis l’incarcération de ce dernier, l’amant de Verna. Cody, qui n’a eu la vie sauve que grâce à l’intervention de Fallon, apprend bientôt la mort de sa mère. Celle-ci a été tuée par « Big Ed », qu’elle surveillait. Cody s’évade avec Fallon, rejoint « Big Ed » qu’il abat, et retrouve Verna. II prépare alors l’attaque d’une usine, espérant un butin de quatre cent vingt mille dollars, mais la police, prévenue par Fallon, cerne l’usine. Fallon blesse Cody qui, réfugié au sommet d’un réservoir, se fait sauter avec ce dernier…


RAOUL WALSH
Hollywood n’est pas peu fier de ses trois borgnes. A l’instar de Fritz Lang et de John Ford, Raoul Walsh arbora le bandeau noir des pirates et, comme eux, se signala par un regard d’une rare acuité. « Maître des éléments, cinéaste de la foudre et des forces telluriques », c’est en ces termes que le cinéaste français Pierre Rissient rend hommage à Raoul Walsh dans Cinq et la peau (1982). On ne pouvait mieux définir, en effet, la personnalité et le style cinématographique d’un homme dont l’œuvre et la vie ont été portées par le goût de l’aventure et par une énergie sans équivalent à Hollywood.
Les extraits
« Je n’avais encore jamais dirigé un film avec des scènes aussi éprouvantes. Je devais garder présent à l’esprit que Cody Jarrett n’était pas un tueur ordinaire ; c’était aussi un épileptique, incapable de se couler dans un moule quelconque, un grand instable qui pouvait entrer dans des crises de fureur contre la société, et l’instant d’après pleurnicher dans le giron de sa mère. Avec un tel scénario, je devais prendre quelques risques. Je voulais faire une scène où l’on verrait Cagney sur les genoux de sa mère. Même les cameramen se montrèrent sceptiques quand je fis prendre la pose à Cagney et à Wycherly. Mais nous réussîmes la scène grâce au jeu absolument excellent des deux acteurs, et elle fut applaudie par les critiques comme l’une des meilleures du film. » Raoul Walsh


HIGH SIERRA (La Grande évasion) – Raoul Walsh (1941)
La renommée de Raoul Walsh est essentiellement basée sur ses films d’action et d’aventure. Mais They died with their boots On (La Charge fantastique), White heat (L’Enfer est à lui), The Roaring twenties, They Drive By Night (Une Femme dangereuse) et High sierra, présentent aussi des études intéressantes de personnages bien construits qui se battent soit à l’intérieur, soit à l’extérieur du système. Les protagonistes de Walsh sont des lutteurs, prêts à foncer pour vivre une vie libre dont ils maîtriseraient les règles.
- THE LONG NIGHT – Anatole Litvak (1947) / LE JOUR SE LÈVE « refait » et « trahi »
- EDWIGE FEUILLÈRE : LA GRANDE DAME DU SEPTIÈME ART
- LA POLITIQUE DU CINÉMA FRANÇAIS
- THE GARMENT JUNGLE (Racket dans la couture) – Vincent Sherman (1957)
- THE RACKET (Racket) – John Cromwell (1951)
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