Les Réalisateurs

RAOUL WALSH

Hollywood n’est pas peu fier de ses trois borgnes. A l’instar de Fritz Lang et de John Ford, Raoul Walsh arbora le bandeau noir des pirates et, comme eux, se signala par un regard d’une rare acuité. « Maître des éléments, cinéaste de la foudre et des forces telluriques », c’est en ces termes que le cinéaste français Pierre Rissient rend hommage à Raoul Walsh dans Cinq et la peau (1982). On ne pouvait mieux définir, en effet, la personnalité et le style cinématographique d’un homme dont l’œuvre et la vie ont été portées par le goût de l’aventure et par une énergie sans équivalent à Hollywood.

Raoul Walsh

A cet égard, Raoul Walsh jouissait d’un solide atavisme. Son père, Thomas Walsh, avait fui l’Irlande avec ses trois frères après avoir fait évader le grand-père du cinéaste, militant nationaliste enfermé par les Anglais dans une prison de Dublin. L’évasion, au cours de laquelle les quatre frères n’avaient pas hésité à faire le coup de feu avec les gardiens de la prison, pourrait constituer le clou d’un excellent film d’aventures: c’est en tout cas avec beaucoup de verve que Raoul Walsh en rapporte les pittoresques péripéties dans ses mémoires intitulés « Un demi-siècle à Hollywood » (Calmann-Lévy, 1976). Leur coup réussi, les quatre Irlandais trouveront refuge en Espagne, puis aux Etats-Unis où Thomas Walsh épousera une Américaine aux lointaines origines irlandaises et créera à New York une prospère entreprise de prêt-à-porter. Et le 11 mars 1887, Mme Thomas Walsh donnait naissance au futur cinéaste.

ON SET – Ida Lupino, Raoul Walsh et Humphrey Bogart – High Sierra (La Grande évasion, 1941)
L’assassin de Lincoln

John Ford, l’autre grand Irlandais de Hollywood, estimait que les fils de la verte Erin étaient naturellement doués pour la comédie et portaient en eux un instinct prodigieux du spectacle. Et de fait, Raoul Walsh fut, durant son enfance, baigné dans une atmosphère familiale particulièrement favorable au développement de sa vocation ; son frère George allait devenir un très bon acteur du cinéma muet, et ses parents recevaient fréquemment à dîner un comédien nommé Edwin Booth, dont le prestige se trouvait singulièrement rehaussé, aux yeux du jeune Raoul, par le fait qu’il n’était autre que le frère de John Wilkes Booth, l’assassin de Lincoln ! Ironie du destin, c’est précisément le rôle de ce dernier que tiendra Walsh dans The Birth of a Nation (Naissance d’une nation, 1915), de D.W. Griffith.

Épris d’indépendance, attiré par les voyages et possédé par le démon de l’action, Raoul Walsh s’en ira tenter l’aventure à l’Ouest avant d’entamer une carrière cinématographique : ses talents de cavalier et son intrépidité lui vaudront d’être engagé par le Français Émile Couteau dans The Banker’s Daughter (1913). A New York, puis en Californie, Raoul Walsh va interpréter toutes sortes de rôles dans des mélodrames, des westerns, des films policiers ou des œuvres plus ambitieuses comme la Carmen (1914) de William Christy Cabanne, d’après la nouvelle de Mérimée. Mais très vite, c’est par ses mises en scène que le petit-fils du révolutionnaire irlandais va s’imposer à Hollywood. Si bien qu’en 1914, D.W. Griffith l’expédie au Mexique pour tourner The Life of General Villa, une biographie de Pancho Villa, suivre le héros mexicain sur le champ de bataille et filmer le reste en studio (il interprétera lui-même le rôle de Pancho Villa jeune).

ON SET – Jane Russell et Raoul Walsh – The Revolt of Mamie Stover (1956)
Une figure d’aventurier

Longtemps méconnu en France, Raoul Walsh a été l’objet d’une véritable découverte à la fin des années 1950 et au début des années 1960. Cette découverte, consacrée par la publication d’un numéro spécial de la revue Présence du cinéma (mai 1962) et par la promotion des principaux films parlants du cinéaste, a également permis aux cinéphiles français de faire connaissance avec l’une des plus séduisantes personnalités de la cinématographie américaine, et dont Jack Warner disait : « Je vais vous dire ce qu’est une tendre scène d’amour pour Raoul Walsh : mettre le feu à un bordel. »

La lecture de « Un demi-siècle à Hollywood » ne laisse pas, à cet égard, d’être délectable, l’auteur excellant à raconter les truculentes anecdotes qui lui valurent, à Hollywood, un prestige quasi légendaire. Il ne dédaignait pas, à vrai dire, de cultiver un personnage d’aventurier, amateur de sensations fortes et d’initiatives saugrenues, comme lorsqu’il se fit percer le nez dans la meilleure tradition polynésienne, lors du tournage de Lost and Found on a South Sea Island (Un drame en Polynésie, 1923). Grand buveur, compagnon favori d’Errol Flynn et de John Barrymore, Raoul Walsh évoquait volontiers l’histoire de l’accident qui, en 1929, lui fit perdre l’œil droit : un gros lièvre avait traversé le pare-brise de son automobile …

ON SET – Gregory Peck, Ann Blyth et Raoul Walsh – The World in His Arms (Le monde lui appartient, 1952)
Une énergie canalisée

Ce formidable appétit vital, Raoul Walsh devait lui donner une expression cinématographique particulièrement tonique, à travers les genres les plus variés. Ses films les plus exaltants traduisent une énergie individuelle tendue vers l’accomplissement esthétique et moral : cette démarche, qui caractérise des films comme Objective Burma !(Aventures en Birmanie, 1945), Distant Drums (Les Aventures du capitaine Wyatt, 1951) ou The Tall Men (Les Implacables, 1955), est éclatante dans Gentleman Jim (1942), dans lequel Errol Flynn incarne le célèbre boxeur américain James J. Corbett : « L’histoire véritable racontée dans le film, écrit Jacques Lourcelles, est celle d’une énergie canalisée – qui trouve elle-même son canal – dans le sens le plus humain, c’est-à-dire le moins destructeur, le moins dévastateur pour l’homme. (Sans énergie, ce monde est un désert, mais un trop-plein d’énergie, mal contenue et mal dirigée, fait de ce monde un enfer : l’essentiel du propos des meilleurs films de Walsh, pour autant qu’on puisse le décrire aussi sommairement, s’inscrit entre ces deux pôles). Et la beauté de Gentleman Jim, c’est qu’il se situe au centre exact de cette méditation, à un point d’équilibre parfait et tel qu’il ne fut jamais plus retrouvé par la suite. »

Contrairement à l’œuvre d’un John Ford, d’un Cecil B. De Mille ou même d’un Howard Hawks, celle de Raoul Walsh n’offre aucune cohérence proprement thématique. L’univers walshien est assurément le moins intellectuel qui soit et sans doute est-ce la raison pour laquelle il fut si longtemps, en France du moins, méconnu : son unité profonde réside moins dans une vision du monde que dans une manière d’être au monde, laquelle peut se réaliser en des destinées aussi peu comparables que celle d’un officier de la dernière guerre, d’un chauffeur de camion, d’un cow-boy ou d’un empereur perse.

Raoul Walsh
La période muette

Si la période parlante de l’œuvre de Raoul Walsh demeure aujourd’hui la mieux connue, il n’empêche que certains films muets attestent déjà le style d’un très grand cinéaste. Parmi ceux qu’il est encore possible de voir (beaucoup d’autres ont disparu), quatre au moins méritent une mention particulière. La célébrité de The Thief of Bagdad (Le Voleur de Bagdad, 1924) repose largement sur l’interprétation athlétique de Douglas Fairbanks et sur l’exceptionnelle qualité des effets spéciaux. Mais la trouble sensualité qui enveloppe le personnage incarné par la délicieuse Anna May Wong est tout aussi importante, et doit tout à l’imagination du réalisateur. Quant à The Wanderer (L’Enfant prodigue, 1925), il s’agit d’un film inspiré de la fameuse parabole biblique, et qui offre des séquences splendides, très caractéristiques des penchants exotiques de Walsh. Tiré d’une pièce pacifiste de Laurence Stallings et Maxwell Anderson, What Priee Glory (Au service de la gloire, 1926) devient une farce succulente où, quand les combats leur en laissent le loisir, Victor McLaglen et Edmund Lowe se disputent les charmes malicieux de Dolores Del Rio. Ce film ouvertement rabelaisien devait d’ailleurs puissamment contribuer à la réputation de gaillardise dont Raoul Walsh bénéficiera jusqu’à sa mort : c’est ainsi que pendant le tournage de Esther and the King (Esther et le roi, 1960), il aurait demandé à son accessoiriste de placer un symbole phallique dans chaque décor !

Mais Sadie Thompson (Faiblesse humaine, 1928), première adaptation cinématographique du livre célèbre de Somerset Maugham, est encore plus symptomatique : le film est en effet centré sur le refoulement sexuel, thème que le cinéaste abordera à de nombreuses reprises, et notamment dans The King and Four Queens (Un Roi et quatre reines, 1956), éblouissante fable érotique en forme de western.

SADIE THOMPSON (1928)
Les héroïnes de Walsh

L’avènement du parlant n’allait poser absolument aucun problème d’ordre esthétique à ce metteur en scène au tempérament décidément très positif. Évoquant la fin du muet, Raoul Walsh devait raconter dans un entretien réalisé en 1966 par Hubert Knapp et A.S. Labarthe pour la télévision française : « Quelques-uns des plus fameux metteurs en scène se réunirent et dirent : « Nous avons créé un moyen d’expression et nous ne marchons pas. Nous ne lâcherons pas notre moyen d’expression. » J’étais à cette réunion des metteurs en scène et j’ai dit : « Les enfants, on n’arrête pas le progrès et je suis. » Ils m’ont traité de salaud et je leur ai dit « au revoir ». Et je suis allé faire ce film où j’ai perdu mon œil. »

Dès 1929, il signe l’un de ses plus spectaculaires chefs-d’ œuvre avec The Big Trail (La Piste des géants, 1930), somptueuse et tumultueuse fresque « westernienne » avec John Wayne dans son premier grand rôle. Mais ce qui frappe surtout l’historien, c’est la continuité de son inspiration. L’héroïne de Sadie Thompson (Gloria Swanson) trouvera de multiples prolongements dans des films élégiaques ou tragiques, entièrement voués à la célébration de personnages féminins en quête de leur indépendance et de leur intégrité. Si les héroïnes de John Ford oscillent très traditionnellement entre la maman et la putain, si celles de Howard Hawks sont le reflet d’une extraordinaire misogynie, celles de Raoul Walsh sont parées d’une énergie rayonnante. Peu de cinéastes ont parlé de la femme avec autant d’honnêteté, de clairvoyance et de générosité pudique que cet adepte de la gaudriole et du coup de poing : dans The Yellow Ticket (Le Passeport jaune, 1931), dans They Drive by Night (Une femme dangereuse, 1940), dans Band of Angels (L’Esclave libre, 1957), mais surtout dans ces deux œuvres bouleversantes que sont The Man I Love (L’Homme que j’aime, 1947) et The RevoIt of Mamie Stover (Bungalow pour femmes, 1956), respectivement interprétés par Ida Lupino et Jane Russell.

En réalité, la personnalité colorée du cinéaste a relativement nui à une connaissance en profondeur de son œuvre. L’espèce de vitalité nietzschéenne qui l’anime est souvent nuancée, en effet, par un sentiment tragique qui donne à bon nombre de ses personnages masculins une vulnérabilité poignante : le trop-plein d’énergie peut en effet les écraser . Un exemple convaincant en est fourni par White Heat (L’enfer est à lui, 1949), où James Cagney meurt dans un geste de défi apocalyptique et suicidaire.

ON SET – Mae West et Raoul Walsh – Klondike Annie (1936)
La recherche de l’identité

Cinéaste dionysiaque et apollinien tour à tour, Raoul Walsh a spontanément retrouvé les ressorts fondamentaux des grandes tragédies classiques où les héros, condamnés par un fatum implacable, luttent jusqu’à leur dernier souffle pour réaliser une certaine idée d’eux-mêmes. L’admiration que le cinéaste n’a jamais cessé de vouer à l’œuvre de Shakespeare n’est sans doute pas étrangère à la réussite de films aussi denses et aussi puissants que They Died With their Boots on (La Charge fantastique, 1941), dans lequel Errol Flynn incarne un Custer lucide et crépusculaire à la veille de la célèbre défaite de Little Big Horn, ou que le sublime Colorado Territory (La Fille du désert, 1949), où Joel McCrea et Virginia Mayo meurent enlacés sous les balles, tels les deux héros des « Amants de Kandahar » de Gobineau.

Les héros les plus émouvants de Raoul Walsh sont ainsi entraînés dans une recherche perpétuelle de leur identité, tel celui qu’interprète Robert Mitchum dans Pursued (La Vallée de la peur, 1947), étrange western dont le réalisateur dira que « c’était presque une histoire de fantômes ». Et pourtant, rien de moins intellectuel, rien de moins psychologique, rien de moins cérébral que ce film d’une limpidité formelle exemplaire, et où les tréfonds les plus secrets de l’être surgissent en gestes simples et lumineux. C’est que dans Pursued, œuvre aux résonances éminemment shakespeariennes, l’art de Raoul Walsh n’est pas fondamentalement différent de celui, tout en bonheur et en allégresse, de Gentleman Jim, ou de réalisations plus mineures, mais savoureuses, comme The Bowery (Les Faubourgs de New York, 1933) ou The Strawberry Blonde (La Blonde framboise, 1941).

ON SET – Pola Negri et Raoul Walsh – East of Suez (1925)
Puissance et ampleur

Mais en quoi consiste, précisément, l’art de Raoul Walsh ? D’abord en un sens dramatique incomparable, qui lui permit, par exemple, de remplacer le médiocre et obscur Bretaigne Windust sur le tournage de The Enforcer (La Femme à abattre, 1951), et d’en faire l’un des sommets du film noir américain. Ensuite en un instinct cinématographique total, qui vise à exalter un accord immédiat entre l’homme et le monde. Il y a un éros walshien, dont la manifestation prend une dimension proprement tellurique dans The Naked and the Dead (Les Nus et les morts, 1958), où l’héroïsme guerrier pousse les héros aux lisières incertaines de la bestialité, les scènes de carnage trouvant leur pendant dans un stupéfiant « strip-tease » de Lily Saint-Cyr.

Mort en 1980, Raoul Walsh s’était retiré dans son ranch après le tournage de son dernier film, A Distant Trumpet (La Charge de la 8e brigade, 1964), dont les ultimes beautés n’étaient pas exemptes de nostalgie. Il laissait derrière lui une œuvre dont l’ampleur et la variété demeurent pour le cinéphile une source quasi inépuisable d’émerveillements : n’a-t-il pas réalisé, outre des films de guerre, des thrillers, des mélodrames et des westerns, des comédies musicales, des films de cape et d’épée, et aussi un film de pirates qui compte parmi ses réalisations les plus originales et les plus romantiques, Blackbeard the Pirate (Barbe-Noire le pirate, 1952) ? Pourtant, une certaine insatisfaction semblait l’envahir dans sa retraite solitaire. C’est que le réalisateur de Gentleman Jim est toujours resté tributaire d’un système de production hollywoodien dont il sut tirer le meilleur parti, certes, mais qui ne lui permit pas toujours de s’exprimer complètement. Il régnait à Hollywood une terrible censure morale, et l’on imagine aisément à quelles fantaisies érotiques et à quels débordements d’énergie son tempérament nous eût conviés s’il avait eu les mains libres. Pour s’en convaincre, il suffit de lire « La Colère des justes », magnifique roman testamentaire dans lequel le grand cinéaste a jeté tout ce qui lui avait été interdit de filmer. Significativement, ce roman n’est pas paru aux États-Unis, mais en France, en 1972, dans une très belle traduction de Jacques Lourcelles. [La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas – 1982]

Raoul Walsh

WHITE HEAT (L’Enfer est à lui) – Raoul Walsh (1949)
Cody Jarrett, le gangster de White Heat (L’Enfer est à lui) est un des personnages. les plus fous et les plus pathologiques du cycle noir. Mais grâce à la superbe interprétation de James Cagney et à la mise en scène de Walsh. sa violence perverse et son désir de gloire insensé deviennent tout à fait crédibles. Cody n’ est jamais caricatural. Comparé à lui.. le « vrai » héros du film, Fallon, semble presque trop normal et terne. Aux yeux du spectateur, il apparaît d’ailleurs plus comme un traître que comme un représentant de la loi, étant donné la perversité des méthodes psychologiques qu’il utilise pour gagner la confiance de Cody. 

HIGH SIERRA (La Grande évasion) – Raoul Walsh (1941)
La renommée de Raoul Walsh est essentiellement basée sur ses films d’action et d’aventure. Mais They died with their boots On (La Charge fantastique), White heat (L’Enfer est à lui), The Roaring twenties, They Drive By Night (Une Femme dangereuse) et High sierra, présentent aussi des études intéressantes de personnages bien construits qui se battent soit à l’intérieur, soit à l’extérieur du système. Les protagonistes de Walsh sont des lutteurs, prêts à foncer pour vivre une vie libre dont ils maîtriseraient les règles.




Catégories :Les Réalisateurs

Tagué:

2 réponses »

  1. Belle évocation , belles images, merci. Cependant…3 borgnes, mais ne pas oublier Andre de Toth et Tex Avery ( victime d’une homérique guerre des trombones ou des agrafes suivant les témoignages, à Termit Terrace vers 1930.) Du coup, 5 grands borgnes, sans oublier les autres que j’oublie.

    J’aime

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.