Le Film français

PIÈGES – Robert Siodmak (1939)

La guerre est à la porte : Quand sort Frères corses, Robert Siodmak est plongé dans la réalisation de ce qui sera son plus grand succès public en France, Pièges. Ce film marque les débuts de Maurice Chevalier dans le registre dramatique : de retour dans les studios cinématographiques après deux ans d’absence, « Momo » a décidé d’abandonner son canotier et le vaudeville du Casino de Paris pour un rôle sérieux et exigeant : celui d’un directeur d’une boîte de nuit accusé à tort de meurtre (ce qui lui permet quand même d’interpréter deux chansons célèbres : « Elle pleurait comme une Madeleine » et « Mon amour »).

Pièges (Robert Siodmak, 1939)

Pour rendre le rôle du « détective féminin », autour duquel pivote le film, plus crédible, Siodmak place aux côtés du chanteur une inconnue de son crû : Marie Déa joue au théâtre Montparnasse où elle vient d’apparaître dans « Madame Bovary » et « Faust » sous la direction de Gaston Baty. En outre, le cinéaste réunit quelques talents qui firent l’énorme succès de L’Alibi (Pierre Chenal) deux ans auparavant : Erich von Stroheim le scénariste d’origine russe Jacques Companeez et l’opérateur américain Ted Pahle. Sous le pseudonyme du co-scénariste Ernest Neuville se cache le berlinois Ernst Neubach, une vieille connaissance de Siodmak puisque l’auteur de Der mann, der seinen mörder sucht. Wakhévitch signe les décors, érigés dans les studios de Joinville-Pathé (avril-mai). Cette collaboration « internationale » suscitera d’ailleurs l’ire de la presse patriotarde : « Un film dans lequel M. Maurice Chevalier s’est laissé tomber. Deux étrangers, M. Siodmak et Companeez, lui ont joué ce mauvais tour », écrira L’Action française. « M. Von Stroheim, Prussien pur sang, devrait être rendu par nous à M. Hitler. N’est-il pas honteux de penser qu’il est payé plus que tout acteur français, qu’il a bien moins de talent que M. Blanchar, Jean Max, etc., etc. qui ont le même emploi et sont de chez nous ? » Du reste, dans certaines localités, les affiches de Pièges, libellées « un film de Companeez et Neuville », ne mentionneront pas le nom suspect de Siodmak !

Pièges (Robert Siodmak, 1939)

Un commentaire aussi abject ne serait pas déplacé dans la bouche d’un des personnages louches de Pièges. Le scénario s’inspire en effet de la ténébreuse affaire Weidmann, qui défraya la chronique judiciaire française en 1937 : l’Allemand Eugen Weidmann avait avoué être l’auteur de sept assassinats. Son procès – auquel assista le Tout-Paris, Maurice Chevalier y compris – s’ouvrit en mars 1939 et le maniaque fut guillotiné trois mois plus tard. Le générique du film donne le ton : il apparaît dans le rayon falot d’une lampe de poche contre un mur. Une ombre menaçante s’approche d’une boîte aux lettres. Gros plan d’une missive adressée à la préfecture de police. Elle contient un court poème se terminant sur « tu paieras pour ta dernière danse ». Suit une séquence très « matter of fact », à la manière quasi documentaire de M le Maudit, sur les efforts de la police judiciaire pour identifier l’auteur de la lettre anonyme : fichiers, empreintes, analyses de caractères de machine à écrire etc. Onze jeunes filles, danseuses de cabaret ou entraîneuses, ont disparu sans laisser de trace. La police judiciaire pense que le meurtrier un maniaque sexuel, attire ses victimes grâce à la correspondance des journaux. L’amie de l’une des disparues, la « taxi-girl » Adrienne (Marie Déa), devient collaboratrice de la police et répond systématiquement à toutes les petites annonces qui concernent les femmes seules. Dès lors, l’intrigue évolue selon le schéma d’un film à épisodes (style Carnet de bal), menant le public sur une série de fausses pistes.

Pièges (Robert Siodmak, 1939)

La jeune femme explore les salons de manucure, les bars douteux, les restaurants chics ; elle répond à des rendez-vous nocturnes dans des quartiers déserts et mal éclairés, toujours discrètement filée par la police. Son enquête la mène notamment comme mannequin dans la demeure délabrée de Pears, un ex-grand couturier (Stroheim) dont la folie d’abord inoffensive – il présente sa collection de mode devant une salle vide et parle aux chaises d’une voix susurrante – devient subitement furieuse : il enflamme sa collection et tente d’entraîner Adrienne dans la mort. La scène traversée d’un souille d’expressionnisme germano-hollywoodien, se transforme chez Siodmak en un hallucinant combat de l’ombre et de la lumière.

Pièges (Robert Siodmak, 1939)

Réchappée de justesse, Adrienne fait la connaissance d’un grand brasseur d’affaires, imprésario et directeur de plusieurs boîtes de nuit, Robert Fleury (M. Chevalier) qui la poursuit assidûment de ses avances. Par la suite, elle est engagée comme femme de chambre dans un manoir où les victimes ont occupé son emploi peu avant leur disparition. Avec l’aide de Fleury déguisé en chauffeur, elle y fait arrêter les responsables d’une traite des blanches à destination de l’Amérique du Sud. Mais seuls les noms de trois disparues figurent sur la liste des criminels, aussi l’énigme n’est-elle que partiellement éclaircie. C’est en ouvrant le tiroir du bureau de Fleury, devenu son fiancé, qu’Adrienne découvre avec terreur une poupée nue, une lettre anonyme (« Elle vivra combien ? Pas plus de trois nuits…» et les photographies des autres victimes. Fleury, arrêté, nie d’abord désespérément. Des cadavres sont déterrés dans son jardin. A bout de nerfs, il avoue ; la guillotine l’attend. A deux heures de son exécution, Adrienne confond le véritable assassin – le richissime Brémontière (Pierre Renoir), l’associé et ami de Fleury – qu’elle va trouver, seule, dans sa villa. Elle le trouble sciemment en montrant un peu trop ses jambes, jusqu’au moment où le vieillard se démasque : bourgeois puritain et dépité, il tue les jeunes femmes par refoulement sexuel, par goût morbide de la vertu ; de plus, il espère châtier par des voies légales l’incorrigible coureur de jupons qu’est Fleury. La police intervient à temps. « Quel dommage ! Ça aurait pu faire une erreur judiciaire magnifique ! » conclut sarcastiquement le commissaire.

Le scénario de Pièges, sans cesse rebondissant, hésite entre l’épure psychologique, le documentaire réaliste et une intrigue policière un peu construite, mêlant à ce savant amalgame des épisodes de comédie parfois dissonants. L’accumulation de coups de théâtre et les changements de registres créent cependant une impression de foisonnement baroque non dépourvu de charme : Pièges n’est-il pas une troublante sarabande de masques et d’apparences ? Comme dans Autour d’une enquête, Siodmak porte l’accent sur la description et la confrontation des milieux tantôt l’agitation des bureaux enfumés et encrassés de la police judiciaire : tantôt la faune bigarrée des cafés de boulevard, absorbée dans de louches combinaisons. Il dresse une mémorable galerie de grimaces, de silhouettes bizarres, esquissées au hasard des rencontres (le mélomane au lorgnon, les godelureaux timorés des bals du samedi soir, les ménagères esseulées le peintre de nus) qui traduisent la désillusion et le mal de vivre.

Pièges (Robert Siodmak, 1939)

Recherche de l’insolite, voire de l’équivoque : le trafiquant des blanches est un Grec pantouflard, mielleux et imbu de son bon droit, son assistant un majordome pincé, pathétiquement amoureux et fétichiste, le commissaire est efféminé et même le gouailleur Fleury, dont les tiroirs regorgent de photos « osées », ne semble pas être à l’abri de tout reproche. Le cinéaste tient ses interprètes fermement en main : Chevalier surprend en soupirant nerveux, alerte et colérique, la débutante Marie Déa joue l’ingénue détective transformée en appât avec finesse et même une touche d’ironie. Pierre Renoir et Stroheim, particulièrement intégrés à l’univers siodmakien, plient leurs inquiétantes et envahissantes physionomies aux exigences du propos. La séquence du réseau de la traite des blanches est exemplaire quant à la direction d’acteurs : le majordome tyrannique (Jacques Varenne) offre à la soubrette Marie Déa une chemise de nuit, espérant faire d’elle sa maîtresse, et finit par lui obéir servilement ; l’inversion des rapports, dans toute son ambiguïté sexuelle, est indiquée avec une surprenante économie de moyens, chaque intonation, chaque geste suffisant à lui-même. Pièges retrouve par instants le climat des premiers films UFA de Siodmak, avec leur fascination du détail sordide et leur éclairage sans compassion, tandis que certains sketches particulièrement angoissants (le climat de terreur dans l’épisode Stroheim) annoncent déjà des œuvres américaines comme The Spiral Staircase (Deux mains, la nuit). Enfin, les cinq dernières minutes du film suffisent à illustrer l’éblouissant savoir-faire du cinéaste, quand, par un montage serré de gros plans de visages et d’objets (l’horloge, les ombres, la cheminée, les jeux du miroir), Siodmak parvient à suggérer la frayeur et la confusion croissante du coupable ; c’est là une séquence que n’aurait pas reniée Hitchcock et qui explique pourquoi Pièges demeure un film passionnant. L’historien Raymond Chirat le qualifiera avec raison, 35 ans plus tard, de « chef-d’œuvre méconnu du film noir du cinéma français».

Pièges (Robert Siodmak, 1939)

Le public de l’époque ne se trompe pas non plus, puisqu’il réserve au film un accueil enviable (décembre 1939) ; l’œuvre reste plusieurs mois à l’affiche, alors que la guerre a éclaté et que la mobilisation générale a été décrétée. (A Zurich, Pièges jouit de 12 semaines d’exclusivité.) « Ce film restera parmi les plus sensationnels du moment », proclame L’Intransigeant, mais la presse catholique fustige son « amoralisme » et son climat « malsain » : « Quant au vrai criminel, c’est tout juste si on ne lui cherche pas des circonstances atténuantes au nom de Freud. L’atmosphère n’a rien de réconfortant, et tout le brio de Maurice Chevalier, toute l’autorité de Pierre Renoir, ne parviennent pas à rendre le film attrayant… et propre », Quand Pièges paraîtra aux Etats-Unis en 1941, sous le titre de Personal Column, il sera même amputé de 12 minutes par la censure, en raison de ses allusions à certaines perversions sexuelles. En juillet 1940, le film sera évidemment interdit par les autorités d’occupation allemandes et ne ressortira sur les écrans français qu’en 1946. Cette, même année, Hunt Stromberg produira en remake américain de Pièges pour la United Artists : Lured (Les Filles disparaissent). L’intrigue en est transposée à Londres au début du siècle – Jack the Ripper oblige ! – mais le réalisateur Douglas Sirk réutilise exactement le même découpage (certains dialogues sont repris tels quels) et la musique de Michel Michelet ; George Sanders, Boris Karloff et Lucille Ball reprennent les rôles de Chevalier, Stroheim et Marie Déa. Cette « annexion » n’est pas surprenante : si Mollenard est le plus allemand des films français de Siodmak, Pièges en est le plus américain. Siodmak fait ici sa première incursion dans le « thriller » pur genre où la forme traduit non plus un simple contexte sociologique, fût-ce au deuxième degré, mais un climat mental paranoïaque dont le public anglo-saxon semble particulièrement friand.

Pièges (Robert Siodmak, 1939)

En juillet 1939, tandis que le cinéaste supervise le montage de Pièges, la Milo-Film annonce déjà son prochain film, Splendeurs et misères des courtisanes d’après Balzac. II est difficile de juger à quel point Siodmak prend ce projet assez ambitieux au sérieux, compte tenu des événements politiques, mais son annonce dans La Cinématographie française témoigne du statut très élevé que le cinéaste a atteint après six ans d’activité en France. Un mois plus tard, Siodmak est assis à la rédaction d’un script intitulé Quinine, dont l’histoire se déroule en Hollande. Autour du 15 août, un producteur d’Amsterdam lui offre 20’000 $ pour réaliser ce film sur territoire hollandais en avril 1940 : s’il y a guerre, la Hollande sera sans doute épargnée, comme en 1914-18… A ce moment, Siodmak sait pertinemment qu’il va partir pour les Etats-Unis à la première occasion et rejoindre son frère en Californie ; ayant appris, par hasard, qu’il n’avait pas perdu sa nationalité américaine (comme il l’avait longtemps cru), il a contacté Washington afin d’obtenir un passeport. L’argent du Hollandais lui permettra de vivre pendant une année et de retourner quelques semaines en Europe pour filmer Quinine, l’année suivante… pense-t-il. Le 31 août, les Siodmak s’embarquent à bord du paquebot français « Champlain », avec une copie de Pièges dans leurs bagages. Le lendemain, la guerre éclate ; la traversée se fait tous feux éteints, à cause des sous-marins. [Robert Siodmak (Le maître du film Noir) – Hervé Dumont – Ed. L’Age d’Homme (1981)]

les extraits

ROBERT SIODMAK
Au cours de sa carrière hollywoodienne, Robert Siodmak dirigea une série d’excellents « thrillers » dans lesquels la tradition expressionniste de sa patrie d’origine se fondait parfaitement avec le style du film noir américain.

LE MYSTÈRE VON STROHEIM
Aussi fantasque à la ville que les héros de ses films, celui qui campe l’inoubliable officier prussien de La Grande illusion fut l’un des cinéastes les plus révolutionnaires de son temps. Avant de devoir se contenter, bien malgré lui, du métier de comédien.



MOLLENARD – Robert Siodmak (1938)
Mollenard, capitaine de cargo, est une espèce de forban, adoré de ses hommes et haï de sa femme. Le conformisme bourgeois de cette dernière l’a poussé, depuis toujours, à fuir son foyer. Soupçonnés de se livrer au trafic d’armes, le capitaine et son équipage sont rapatriés à Dunkerque. Terrassé par une crise cardiaque, il est alors séquestré par son épouse. Mais les hommes de Mollenard viendront l’enlever et c’est en pleine mer qu’il rendra son dernier soupir.


Pièges (1939) – Photo de tournage – Robert Siodmak (au centre)


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