Le Film français

MOLLENARD – Robert Siodmak (1938)

Mollenard, capitaine de cargo, est une espèce de forban, adoré de ses hommes et haï de sa femme. Le conformisme bourgeois de cette dernière l’a poussé, depuis toujours, à fuir son foyer. Soupçonnés de se livrer au trafic d’armes, le capitaine et son équipage sont rapatriés à Dunkerque. Terrassé par une crise cardiaque, il est alors séquestré par son épouse. Mais les hommes de Mollenard viendront l’enlever et c’est en pleine mer qu’il rendra son dernier soupir.

mollenard_01
MOLLENARD (Robert Siodmak, 1938)

Au cours de l’année 1936, Robert Siodmak s’est entiché d’un roman qui vient d’obtenir le « Prix de Paris » et dans lequel, pour la première fois depuis longtemps, il a cru retrouver un parfum, des personnages et des conflits proches de son tempérament comme de ses obsessions. Le livre conte le drame du capitaine au long cours Justin Mollenard, un aventurier quelque peu corsaire qui s’est volontairement mis au ban d’une société abhorrée pour son hypocrisie. Siodmak y reconnaît une sorte de Gustav Bumke (Stürme der leidenschaft / Tumultes) vieilli, désabusé, recyclé dans la contrebande ; une sympathique fripouille, sans fausse honte, mais fripouille quand même. Un hors-la-loi qui s’assume vaut toujours mieux qu’un de ces pantins retors issu de la pension d’Abschied ! 

mollenard_02
MOLLENARD (Robert Siodmak, 1938)

L’auteur de « Mollenard », le romancier, journaliste, dramaturge, poète et cinéaste belge Oscar-Paul Gilbert (1898-1972) est essentiellement un reporter dont les récits de voyages en Extrême-Orient et en Afrique septentrionale connaissent un beau succès de librairie. «Mollenard», édité à la Nouvelle revue française (NRF), combine les attraits d’un roman d’aventures dans le style de Jack London et la psychologie tourmentée d’un drame de Strindberg ; c’est surtout cette peinture de caractères particulièrement corrosive – et inattendue dans l’œuvre de Gilbert – qui séduit le cinéaste. Il rédige une ébauche de scénario qu’il soumet à l’auteur, mais prend la liberté de changer la fin du roman ; Gilbert est à ce point enchanté de cette modification qu’il lui cède les droits cinématographiques de son œuvre en dépit d’une option de Julien Duvivier. Siodmak investit toutes ses économies, soit 18.000 Fr, dans l’achat du roman.

mollenard_03
MOLLENARD (Robert Siodmak, 1938)

Pendant une année et demie, il ne parvient cependant pas à « caser » son film, faute d’interprète principal. Raimu refuse le rôle du capitaine contrebandier : il ne supporte pas la mer. Germaine Dermoz n’est pas disponible pour le rôle de son épouse. Finalement, Siodmak parvient à convaincre Harry Baur – alors un monstre sacré de l’écran que la presse surnomme « le Jannings français ». Dès lors, tout se précipite : la Pathé Consortium Cinéma signe un contrat avec le metteur en scène, sous les auspices d’un producteur hors du commun, parce que courageux et intelligent : Edouard Corniglion-Molinier, de Nice. Ami intime d’André Malraux et aviateur comme lui, celui-ci s’est mis en tête de produire des films entre deux expéditions. Ses rares incursions dans le domaine cinématographique feront date : il vient de confier au débutant Marcel Carné Drôle de drame (printemps 1937), un « four » public qui deviendra un classique, et en 1938, il financera Espoir de Malraux. 

Albert PrÈjean, Harry Baur
MOLLENARD (Robert Siodmak, 1938)

Des fonds très importants sont débloqués, car Siodmak refuse obstinément les facilités du studio. «C’est une œuvre que Siodmak sent, intensément, et qu’il a voulu vraiment tourner», affirme le producteur enthousiaste. Le metteur en scène collabore en effet étroitement au scénario, rédigé par l’auteur et Charles Spaak (O.P. Gilbert assistera à toutes les prises de vues). La caméra est confiée à Eugen Schüfftan, secondé par Henri Alekan, les décors au prestigieux Alexandre Trauner (les trois viennent de travailler ensemble à Drôle de drame), enfin Siodmak parvient à persuader Darius Milhaud d’écrire la partition musicale du film. L’assistant réalisateur s’appelle Pierre Prévert. C’est dire son souci de qualité à tous les niveaux de la production. 

mollenard_05
MOLLENARD (Robert Siodmak, 1938)

La distribution est aussi de premier ordre : Gabrielle Dorziat, (Madame Mollenard), la grande dame du théâtre français, y tient son second rôle cinématographique, après une brève apparition dans le Mayerling de Litvak. Albert Préjean, qui aurait aimé faire carrière dans la marine, joue le second du capitaine. A ses côtés, on retrouve Pierre Renoir en sinistre trafiquant d’armes (le maquilleur lui a fait la tête de Siodmak !), la vedette du muet Gina Manès – elle fut Joséphine dans le Napoléon de Gance -, l’émigré allemand Walter Rilla (père du futur cinéaste Wolf Rilla) et l’inévitable Marcel Dalio, une fois encore dans un rôle de lâche : son « Happy Joe » meurt en murmurant «pour moi, rien ne s’arrange jamais…». Les enfants Mollenard sont campés par Robert Lynen découvert trois ans auparavant dans Poil de carotte de Duvivier, et par Elisabeth Pitoëff, la fille de Georges et Ludmilla.

mollenard_12
MOLLENARD (Robert Siodmak, 1938)

Les prises de vue commencent en septembre 1937 dans le port de Dunkerque, envahi par une équipe de 104 personnes et d’une grue électrique pour la caméra ; l’arrivée aussi massive de gens de cinéma suscite une certaine animation. Trauner a auparavant transformé de nombreux bateaux en jonques chinoises et le cargo « Bangkok » est devenu, pour la circonstance, le « S.S. Minotaure » sous les ordres du commandant Mollenard. Le « bassin de Suez » se métamorphose en port de Shangaï. Le premier jour prend une tournure dramatique, car Harry Baur est victime d’une crise cardiaque ; il se remet le lendemain et le reste du tournage se déroule sans incidents, si l’on excepte une tempête particulièrement violente qui bloque les cinéastes en pleine mer pendant trois jours. En novembre, on filme les intérieurs à Joinville, où sont aussi reconstituées les rues en ruines de Chapeï après le bombardement nippon de 1932. Mollenard sort à Paris à la fin janvier 1938, affublé d’un sous-titre accrocheur, Capitaine corsaire. 

mollenard_16
MOLLENARD (Robert Siodmak, 1938)

La trame de cette œuvre longtemps considérée comme perdue, revêt une importance non négligeable dans la filmographie de Siodmak. Les dernières images renvoient à un genre de récit bien défini : la déchéance pathétique d’un aventurier, suite de tableaux teintés de romantisme maritime à la Corto Maltese. En vérité, il s’agit d’autre chose. Mollenard se compose de deux parties très différentes, l’une, chinoise, sertie comme une envahissante parenthèse dans l’autre. Cette juxtaposition indispensable au propos nuit cependant à l’unité stylistique du film. Ce mouvement de balance, – des tribulations exotiques au drame psychologique – entre deux panneaux accolés par la seule présence du personnage central crée au premier abord une rupture de ton plus dérangeante que stimulante et ceci en dépit d’un récit constamment vigoureux, clair et rapide : chaque volet ferait à lui seul un film parfaitement agencé – la partie dunkerquoise est même un petit chef-d’œuvre. (La chinoise souffre de quelques coupures de fortune : le métrage tourné originalement était beaucoup trop long). Mais le passage de l’exubérance baroque, avec ses effets de lumière, au « Kammerspiel » suscite un décalage visuel indéniable et il faut toute la puissance, l’étoffe du personnage de Mollenard pour restaurer au film sa cohérence interne. Paradoxalement, le récit vit de cet enchaînement d’oppositions savoureuses entre deux caractères, deux milieux sociaux, deux lieux géographiques et deux conceptions de vie. Mollenard, la terreur des quartiers réservés de Hong-Kong, va succomber à Dunkerque, sous un ciel gris et froid, glacé comme la haine qui a eu raison de sa violence. 

mollenard_13
MOLLENARD (Robert Siodmak, 1938)

Aux dangers quotidiens d’une existence fiévreuse mais libre, Siodmak oppose l’atmosphère irrespirable de la société provinciale où les potins font loi. Le cinéaste explore avec sécheresse révélatrice l’intérieur si bien tenu de Mathilde Mollenard, sa caméra caricature des personnages sans générosité avec une insistance ironique. L’analogie d’approche avec Abschied (dont Schüfftan fut aussi l’opérateur) est saisissante. «Comme l’ambiance est bien rendue ! écrit Georges Champeaux, il y a dans l’air une odeur d’avarice, de propreté hargneuse et de vertu rance qui glace l’échine ». Mais nous sommes loin d’un bovarisme facile. Le portrait de cette bourgeoisie irréprochable et dure, le corsage, le cœur et la bourse étroitement fermés, n’est pas sans évoquer celui des « deux cent familles » que dressa Maurice Thorèz au 8e congrès du Parti communiste français, en janvier 1936. Peu de films de l’époque ont par exemple dénoncé avec autant de mordant la connivence entre l’église et les classes possédantes dont Madame Mollenard est une si digne représentante ; son époux, un fils du peuple, mécréant insolent, méprise les liens sacrés du mariage et contrecarre les intérêts non moins sacrés de la Compagnie. Ce trouble-fête refuse la façade des convenances (la respectabilité) et des conventions sociales (les cérémonies officielles) ; tel un roc, il symbolise la solidarité des petits contre l’égoïsme des puissants. Cette perspective politique justifie d’ailleurs la fin proposée par Siodmak : ayant rejeté l’ordre établi, « le rebelle » meurt entouré des siens. Francis Courtade considère Mollenard à raison comme «le grand film du Front populaire », au même titre que Le Crime de M. Lange de Renoir

mollenard_19
MOLLENARD (Robert Siodmak, 1938)

Ce facteur situe bien le film dans son époque – le gouvernement Léon Blum a accédé au pouvoir le 4 juin 1936, suscitant les espoirs que l’on sait – mais il n’épuise ni son intérêt ni sa portée. Par ailleurs, n’oublions pas que la diatribe anti-bourgeoise est une constante du cinéma réaliste allemand ; sa virulence dans Mollenard n’est donc pas fortuite, Siodmak ne s’étant jamais privé de fustiger l’hypocrisie des castes dirigeantes là où il en avait l’occasion. Sur le plan des études de caractères (qui ont toujours passionné Siodmak), Mollenard illustre le drame de la haine conjugale – ici entre un casse-cou gueulard et pas trop scrupuleux et une sournoise pimbêche. C’est dire ce que le film doit aussi aux interprètes. Harry Baur, habitué – depuis David Golder de Duvivier – à jouer les colosses aux pieds d’argile, possède la corpulence et les traits ravagés d’un forban au cœur tendre. Comme ses collègues de la UFA, Jannings ou Heinrich George, il confère à ses personnages une force exceptionnelle, campant à la perfection dans Mollenard cette fripouille, grossière, paillarde, fruste, qui d’aventurier déchaîné devient l’impotent esclave d’un ennemi pire que tous les dangers de la mer de Chine : son épouse. 

mollenard_08
MOLLENARD (Robert Siodmak, 1938)

Mollenard est sans doute un de ses meilleurs rôles ; on savait le comédien difficile à manier, mais Siodmak le dirige de main ferme, gommant habilement l’outrance (qui fit parfois basculer son jeu dans le grand guignol) au profit de la crédibilité psychologique. De même, Gabrielle Dorziat livre une de ses plus marquantes interprétations à l’écran – la Léo des Parents terribles de Cocteau exceptée. Sa Mathilde Mollenard est une vipère vertueuse, calculatrice et vindicative ; son sourire, quand elle surprend le paralytique rampant à ses pieds, la rend digne des plus terrifiantes viragos de la galerie de monstres siodmakienne. On reconnaît ici la faculté du cinéaste à photographier des visages-clef, des têtes typiques capables à elles seules de résumer une classe ou une mentalité, des faciès dont la physionomie explique déjà le drame. A cette caractéristique du cinéma germanique prénazi s’ajoute dans Mollenard l’acidité du trait, le demi-jour de tranche de vie naturaliste saupoudré d’éclats de férocité si caractéristiques d’Abschied et de Tumultes. La critique américaine reprochera au film (distribué aux U.S.A. en 1941 sous le titre de Hatred – « Haine ») son manque de compassion; c’est oublier la tendresse que Siodmak le cosmopolite, le sans-patrie, le déclassé, ne pouvait pas ne pas éprouver pour son bourlingueur déchu. Cette tendresse, précisément, adoucit le cynisme du propos et transforme Mollenard en pathétique chant de révolte. « L’un des plus authentiques chefs-d’œuvre de l’école française », voire « l’une des œuvres les plus intelligentes du parlant » déclarera à son sujet Raymond Borde près de trente ans plus tard. [Robert Siodmak (Le maître du film Noir) – Hervé Dumont – Ed. L’Age d’Homme (1981)]


ROBERT SIODMAK
Au cours de sa carrière hollywoodienne, Robert Siodmak dirigea une série d’excellents « thrillers » dans lesquels la tradition expressionniste de sa patrie d’origine se fondait parfaitement avec le style du film noir américain.


Les extraits

HARRY BAUR : DE SHAKESPEARE À SIMENON
Entre 1930 et 1940, Harry Baur fut sans doute, avec Raimu, le plus grand acteur du cinéma français. Avant le parlant, on ne le vit guère au cinéma. Par contre, il fut très vite, après ses débuts chez Antoine, une grande vedette des scènes parisiennes, où nombreuses furent ses créations mémorables.



PIÈGES – Robert Siodmak (1939)
La guerre est à la porte : Quand sort Frères corsesRobert Siodmak est plongé dans la réalisation de ce qui sera son plus grand succès public en France, Pièges. Ce film marque les débuts de Maurice Chevalier dans le registre dramatique : de retour dans les studios cinématographiques après deux ans d’absence, « Momo » a décidé d’abandonner son canotier et le vaudeville du Casino de Paris pour un rôle sérieux et exigeant : celui d’un directeur d’une boîte de nuit accusé à tort de meurtre (ce qui lui permet quand même d’interpréter deux chansons célèbres : « Elle pleurait comme une Madeleine » et « Mon amour »).

THE DARK MIRROR (La Double énigme) – Robert Siodmak (1946)
Dès les premiers plans du générique, qui s’inscrit sur des motifs servant au test de Rorschach, apparaissent le thème du double et l’importance de la psychanalyse. Contrairement aux films qui décrivent l’aspect criminel et malsain qui peut se glisser au sein d’un individu, The Dark mirror pose le problème encore plus clairement en mettant en scène deux sœurs jumelles dont l’une est criminelle et l’autre innocente. Comme s’il existait en permanence en chaque être une lutte entre des pulsions criminelles et la volonté de satisfaire à la morale habituelle.

PHANTOM LADY (Les Mains qui tuent) – Robert Siodmak (1944)
Phantom Lady (Les Mains qui tuent) est le premier « film noir » hollywoodien de Robert Siodmak. Le futur réalisateur des Tueurs trouve avec l’histoire de William Irish un thème exemplaire : un innocent injustement condamné à mort, des témoins qui mentent, une jeune femme courageuse menant sa propre enquête, et parallèlement, un criminel aussi séduisant qu’impitoyable.

THE KILLERS (Les Tueurs) – Robert Siodmak (1946)
Un passé mystérieux, un amour qui dure jusqu’à la mort, un destin auquel on ne peut échapper : The Killers mérite bien d’être considéré comme un film noir par excellence. Mais avec son héros dont la fin tragique est exposée dès le début par des flash-back, le spécialiste du genre Robert Siodmak exige beaucoup de son public, d’autant que l’on s’identifie volontiers à ce boxeur débonnaire dont la seule erreur, visiblement, n’a été que de s’éprendre de la mauvaise femme…

CRISS CROSS (Pour toi, j’ai tué) – Robert Siodmak (1949)
Comme The Killers (Les Tueurs), mis en scène deux ans plus tôt par Robert Siodmak et produit par le même Mark Hellinger, Criss Cross (Pour toi, j’ai tué) décrit des personnages littéralement damnés et incapables d’échapper à leur destin. Ni Anna (Yvonne de Carlo), qui a tenté en trahissant les uns et les autres de se sauver elle-même, ni Steve (Burt Lancaster), éternel « looser » d’une Amérique florissante, ni Slim (Dan Duryea), le mauvais garçon au smoking blanc, ne parviendront à fuir la malédiction qui semble les poursuivre.

CRY OF THE CITY (La Proie) – Robert Siodmak (1948)
Passant de l’Universal où il vient de réaliser des drames criminels, la plupart du temps dans des décors de studio, à la 20th Century-Fox de Darryl E. Zanuck, Robert Siodmak utilise le style réaliste de la firme et tourne en plein New York, dans le Bronx, et ses interprètes, amenés sur les lieux de tournage dans des voitures aux vitres opaques, « comme celles du FBl », dit la publicité, jouent au milieu d’une foule qui ignore leur présence. 

L’AFFAIRE NINA B – Robert Siodmak (1961)
« Qui veut dîner avec le diable doit avoir une longue cuillère » ce dicton médiéval figure aussi en exergue à un autre texte du prolifique Simmel, le roman L’affaire Nina B (1958). Son sujet porte à nouveau sur l ‘Allemagne de la fin des années 1950, avec ses cicatrices gênantes. «La majorité des gens qui vivent aujourd’hui dans ce pays ont un passé inavouable» constate le chauffeur privé Robert Holden, héros du roman. «Les uns étaient dans la SS, les autres se sont tus. Certains étaient des traîtres et d’autres criaient hourrah ! tout en accaparant les biens de leurs voisins. Mon patron, Monsieur B, dominait ses ennemis grâce à leur passé… »



Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.