Le Film français

L’AFFAIRE NINA B – Robert Siodmak (1961)

« Qui veut dîner avec le diable doit avoir une longue cuillère » ce dicton médiéval figure aussi en exergue à un autre texte du prolifique Simmel, le roman L’affaire Nina B (1958). Son sujet porte à nouveau sur l ‘Allemagne de la fin des années 1950, avec ses cicatrices gênantes. «La majorité des gens qui vivent aujourd’hui dans ce pays ont un passé inavouable» constate le chauffeur privé Robert Holden, héros du roman. «Les uns étaient dans la SS, les autres se sont tus. Certains étaient des traîtres et d’autres criaient hourrah ! tout en accaparant les biens de leurs voisins. Mon patron, Monsieur B, dominait ses ennemis grâce à leur passé… »

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L’AFFAIRE NINA B (Robert Siodmak, 1961)

Séduit par ce sujet « délicat » et sans doute encouragé par le succès de librairie de Simmel, Robert Siodmak s’assure les droits du roman, s’installe à Paris et élabore personnellement l’adaptation. Les dialogues français sont rédigés par le jeune écrivain Roger Nimier (« Le Hussard bleu», «Les grandes personnes»). L’Affaire Nina B mobilise trois vedettes importantes : Nadja Tiller, son époux Walter Giller et Pierre Brasseur qui retrouve Siodmak après vingt-trois ans ; ils avaient tourné ensemble Quick, le sexe faible et Les Frères corses. La musique est confiée à une révélation de la « nouvelle vague », Georges Delerue. Mais pourquoi Siodmak travaille-t-il à Paris ? Voici donc un roman allemand, se déroulant entièrement en Allemagne, filmé et interprété (en français) par des Allemands et que produit une firme française dans les studios du Bois de Boulogne. «Il y a trois raisons à ce phénomène paradoxal, explique Siodmak, un film de cette catégorie de prix (2,5 millions) ne peut difficilement être amorti qu’en R.F.A., d’autant plus que les avances sur recette de l’Etat sont inexistantes dans ce pays. Il est plus simple de trouver des financiers coopératifs en France ; enfin, un film français se vend mieux sur le marché international qu’une production allemande devenue synonyme de médiocrité !»

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L’AFFAIRE NINA B (Robert Siodmak, 1961)

L’histoire se déroule outre-Rhin, surtout à Wiesbaden (le générique joue graphiquement avec la séparation des deux AIlemagnes). Après les intérieurs à Paris (février 1961), Siodmak filme six semaines en extérieurs à Francfort, Wiesbaden, Hannovre, Oestrich am Rhein et Berlin-Ouest. L’absurdité de ces démarches reflète bien l’état de plus en plus critique du cinéma allemand dès les années soixante. «Ce sera un film d’atmosphère où, avec un minimum d’action, je veux parvenir à un maximum de suspense» promet le réalisateur. Siodmak qualifie son film d' »histoire criminelle sur arrière-fond politico-économique ». Dans une interview publiée dans plusieurs journaux allemands, il déclare que le cinéma est une arme idéale pour dénoncer, assumer et enfin surmonter le passé nazi – «mais s.v.p., sans faire violence au spectateur! Je ne tiens pas à faire la morale aux gens. Si les films (qui parlent du passé) ont un effet pédagogique, tant mieux. Des tentatives intelligentes ou sérieuses (…) ont tôt ou tard un effet en profondeur sur le public, dans la mesure où les graves problèmes abordés sont constamment discutés. (…) Mais ce sont surtout les jeunes qui sont touchés et auxquels ces films profitent. L’ancienne génération a abdiqué sur toute la ligne». La condamnation est claire et nette. 

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L’AFFAIRE NINA B (Robert Siodmak, 1961)

Le film débute à la Mankiewicz, avec l’enterrement de Berrera (Pierre Brasseur) : excellences et délégations étrangères sont présentes, mais personne ne pleure le disparu. La voix « off » de Holden (Walter Giller), un ex-bagnard promu chauffeur et homme de confiance de Berrera, introduit la narration par un retour en arrière. Il relate le suicide manqué de Nina B. (Nadja Tiller), l’épouse-objet délaissée quoique couverte de bijoux, puis la mission délicate qui l’entraîne de nuit sur une autoroute de R.D.A., où moyennant finances, son patron entre en possession d’anciens documents de la police. Des ennemis au courant de ses manigances font arrêter Berrera sous prétexte de fraude fiscale, à son retour à Berlin-Ouest. Tandis qu’il croupit en prison, Holden est harcelé moralement et physiquement de tous côtés pour céder la serviette compromettante grâce à laquelle Berrera, acculé à la banqueroute, espère ruiner ses rivaux. Nina console le chauffeur au lit et essaye de le manœuvrer à ses propres fins. Relâché, Berrera reprend les rênes, terrorisant et désécurisant son entourage de plus belle. Mais son propre avocat le trahit et, au moment de triompher, le magnat s’effondre : le myocarde a lâché. Ou est-ce l’effet du véronal que son épouse aurait substitué à ses cardiotoniques ! Nul ne le saura. 

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L’AFFAIRE NINA B (Robert Siodmak, 1961)

L’intrigue, touffue et parfois confuse, s’étend sur 104 minutes, car L’Affaire Nina B surimpose trois conflits sans livrer entièrement la clef d’aucun : une affaire criminelle (la chasse aux documents), une étude de caractères (les rapports ambigus du trio Berrera-Nina-Holden) et la lutte d’influence des trusts industriels en R.F.A. Certains agissements restent – volontairement ? – mystérieux ; ce style de narration, qui n’est pas sans évoquer les labyrinthes de La Dame de Shanghaï, peut irriter, provoquer la curiosité ou l’indifférence ce qui expliquerait la perplexité d’une certaine presse. Il faut admettre que le scénario est mal équilibré et affublé de dialogues artificiels. Louis Chauvet dans Le Figaro résume parfaitement cette impression en qualifiant L’Affaire Nina B « d’ambitieuse composition où les thèmes s’enchevêtrent, phrasé ronflant, périodes fortes suivies de passages obscurs … mais il faut reconnaître au film une certaine ampleur symphonique ». Le ton général est en effet résolument personnel, ans ses qualités comme dans ses défauts : le film offre plusieurs séquences captivantes, servies par une photographie aux cadrages étudiés, des images densifiées par un expressionnisme feutré ; ainsi la poursuite du maître-chanteur Dietrich dans le bois d’Allemagne de l’Est, à la lueur des phares d’une Mercedes 300 ou le matraquage de Holden par les hommes de main des néo-nazis. 

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L’AFFAIRE NINA B (Robert Siodmak, 1961)

Comme toujours chez Siodmak, l’intrigue policière passe bientôt au second plan par rapport à la description psychologique : Monsieur B reste impossible à cerner, déroutant, tantôt canaille, tantôt justicier (quand il veut détruire le confort moral et matériel d’anciens criminels de guerre) ; il comble son épouse d’attentions exorbitantes, se jette à ses genoux au matin et l’humilie au soir. La puissance l’enivre ; il meurt à minuit, à la Saint-Sylvestre, dans une boîte de nuit en pleine bombance. Brasseur – barbichette, embonpoint et mise impeccable – interprète ce monstre d’égoïsme avec la prestance qu’on lui connaît, mais aussi avec une surprenante sobriété d’expression, une retenue qui contraste avec la dimension «wellesienne» de son rôle. Siodmak semble bien être un des rares cinéastes capables de maîtriser ce comédien rabelaisien, de réprimer son abattage. Nadja Tiller affiche la beauté lasse d’une femme du monde neurasthénique ; sa Nina, ancienne fille de joie sous l’occupation américaine, admet n’avoir épousé Berrera « que pour sa fortune ». A ses amants de passage, elle se plaint pourtant d’être traitée en conséquence, transformée en parure de prestige et en un instrument pour manœuvrer la concurrence : ses bijoux sont un « placement », ses robes de Paris des « uniformes de combat ». Elle songe d’abord à se débarrasser de Berrera faute d’avoir réussi son propre suicide, puis dégoûtée par la veulerie de ses amants, elle décide de revenir à lui à l’instant où il succombe. Siodmak dévoile ces tensions en quelques gestes : à peine revenue à elle après son suicide manqué, Nina réclame d’un ton autocrate un miroir dans lequel elle s’observe longuement. Puis elle enlace les lys envoyés par son gigolo et donne la gerbe de roses de son mari à la fête de charité de l’hôpital. Quant à Holden, l’homme de confiance taciturne, stylé mais pitoyablement mou, il vient de purger une peine de prison pour avoir tué sa femme qui le trompait ; cela ne l’empêchera pas de coucher avec l’épouse de son patron. Mentionnons aussi la répugnante silhouette du Dr Tzorn (Jaques Dacqmine), un avocat visqueux, toujours enfoui dans son manteau à col d’astrakan, fouineur et trop poli pour être honnête. 

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L’AFFAIRE NINA B (Robert Siodmak, 1961)

Robert Siodmak donne une évocation âpre des milieux de la haute finance, prête au meurtre (« Je réprouve la violence !» – «Allons donc, vous n’écrasez jamais les araignées ?») pour défendre ses intérêts menacés par l’aventurier Berrera, «ce rat sorti des poubelles de la défaite». Autre adjonction : la battage derrière les coulisses de la prétendue aide au Tiers-monde ; la séance du conseil d’administration en présence des délégués de jeunes Etats africains, aux cours de laquelle Berrera triomphe de ses ex-partenaires, est d’un cynisme glacé. Le drame culmine quand Holden affronte le capitaine d’industrie Schwertfeger (Charles Regnier), un des trois anciens nazis menacés par Berrera. Simmel relate cette rencontre de la main gauche – Siodmak en revanche ne mâche pas ses mots : Bourreau de 81 otages polonais, l’ex-officier SS balaye les arguments moraux du chauffeur avec une cinglante nonchalance (« un de plus, un de moins… »). Holden s’indigne: «J’étais soldat en 1944 et je n’ai assassiné personne !» – Schwertfeger : «Bien sûr, en pleine débâcle, c’était trop tard». Malheureusement pour lui, son fils adolescent a surpris la conversation ; le lendemain, les journaux annoncent le suicide du jeune homme. Holden : «Un de plus, un de moins… » 

Siodmak constate qu’il y a « quelque chose de pourri » dans les deux Allemagnes et, renvoyant les idéologies dos à dos, n’épargne personne : à l’Est, où fleurit le trafic clandestin de fiches de police utilisées à des fins d’espionnage ou de simple profit, les maîtres-chanteurs ne crachent pas sur le dollar et n’hésitent pas à éliminer des témoins gênants (le rival écrasé sur l’autoroute de Berlin-Potsdam). L’Affaire Nina B reflète un climat de malaise généralisé, esquisse un paysage aux perspectives sombres, où les nazis de hier restent les ultimes vainqueurs, placés aux postes de commande de la nation. Mais Siodmak en dit soit trop, soit pas assez pour convaincre et les imbrications psychologiques envahissantes de la maisonnée Berrera embrouillent singulièrement son propos. Hybride mais pas indifférent. [Robert Siodmak (Le maître du film Noir) – Hervé Dumont – Ed. L’Age d’Homme (1981)]

Les extraits

ROBERT SIODMAK
Au cours de sa carrière hollywoodienne, Robert Siodmak dirigea une série d’excellents « thrillers » dans lesquels la tradition expressionniste de sa patrie d’origine se fondait parfaitement avec le style du film noir américain.



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