Avec Gaslight (Hantise), George Cukor délaissait la comédie pour s’essayer au film noir, genre forcément tentant pour un cinéaste passionné par le mensonge et la double identité. Pourtant, ce thriller victorien où un mari tente de rendre sa femme folle vaut surtout comme un superbe exercice de style où le son et la photo, l’atmosphère donc, comptent plus que l’histoire, prévisible. Dans le clair-obscur superbe, très Jekyll et Hyde, du grand chef opérateur Joseph Ruttenberg, Charles Boyer, doucereux salaud hitchcockien, donne toutes les raisons à Ingrid Bergman de laisser irradier sa force fragile de parfaite victime hitchcockienne. Bel oiseau confiant qui passe de la docilité à l’effroi, c’est en elle et en son interprétation constamment surprenante que réside le mince suspense. Ce film lui vaudra d’ailleurs son premier oscar. Cukor a surtout réussi un film sur la cruauté domestique et l’illusion conjugale avec – on ne se refait pas – une vieille commère de quartier comme leitmotiv de comédie. [Télérama – Guillemette Odicino]



Une ombre funeste pèse sur la maison londonienne du 9 Thornton Square ; c’est là que, quelque temps auparavant, la célèbre chanteuse Alice Alquist a été retrouvée assassinée. Le meurtre n’a jamais été élucidé. Traumatisée, sa nièce Paula (Ingrid Bergman) s’est enfuie à l’étranger où elle s’est mariée. Quelque temps plus tard, elle se laisse pourtant convaincre par son époux, le pianiste Gregory Anton (Charles Boyer), de revenir s’y installer. Il devient vite évident que l’homme échafaude de sombres desseins. D’une voix soucieuse, il finit par persuader sa femme – et les domestiques – qu’elle est malade. Des objets disparaissent, soi-disant en raison des « absences » mentales de la jeune femme. Sous des prétextes sans cesse divers, Gregory interdit à Paula de quitter cette maison où, peu à peu, les démons du passé viennent la hanter. Sans s’en apercevoir, elle devient la prisonnière de son mari et menace de sombrer dans la démence. N’entend-elle pas, la nuit, des pas dans le grenier ? Pourquoi la lumière des lampes à gaz vacille-t-elle dès que Gregory est hors de la maison ? La seule personne qui doute de ses crises d’hallucination est Brian Cameron (Joseph Cotten), l’inspecteur de Scotland Yard. Soupçonnant Gregory, il décide alors de rouvrir l’enquête sur le meurtre d’Alice Alquist…



Gaslight (Hantise) est inspiré d’une pièce à succès de Patrick Hamilton dont la première a été donnée à Londres en 1939. Une première adaptation pour la Grande-Bretagne, signée Thorold Dickinson, date de 1940 ; son succès fut si brillant qu’à l’origine, la MGM a cherché à en détruire les copies. Beaucoup se demanderont comment Hitchcock aurait réalisé ce film. Hantise rappelle Rebecca (1940) et de nombreux autres exemples du genre « horreur gothique », où une maison prend possession de ses habitants. En fait, le spectateur contemporain ne tarde pas à percer à jour les intentions malveillantes de Gregory. La véritable énigme, pourrait-on ironiser, est celle que livrent les conduites de gaz du 19e siècle. Mais, primo, le gredin diabolique qu’est Gregory n’est pas totalement dénué d’intérêt (après avoir tué la tante Alice, il recherche ses bijoux qu’il suppose cachés au grenier) et, secundo, il ne faudrait pas faire l’erreur d’oublier le noyau réaliste du drame. George Cukor, le « cinéaste de la femme », reflète ici l’horreur normale d’un ménage traditionnel. Gregory torture sa femme de façon classique, il la traite d’hystérique, lui interdit tout contact avec l’extérieur tout en lui faisant comprendre avec hypocrisie qu’il est son seul soutien. Résultat : Paula doute d’elle-même et devient dépendante de son époux.



Jusqu’à l’ultime règlement de comptes, Paula a peu de choses à opposer à son mari (on pouvait espérer un peu plus de Cukor). Néanmoins, ce rôle vaudra à Ingrid Bergman le premier de ses trois oscars après être repartie les mains vides trois ans auparavant, malgré sa performance dans Casablanca (1942). C’est avec une intensité à couper le souffle qu’elle exprime sa peur de sombrer dans la folie. Il faut dire qu’elle a étudié tout spécialement pour ce rôle les regards et les gestes de malades mentaux. Tenant absolument à jouer aux côtés de Charles Boyer, elle a dû batailler ferme pour que le producteur indépendant David O. Selznick la libère, car le nom de Boyer, incarnation du Français raffiné, apparaît à l’époque en première place sur les affiches et dans le générique du film. Outre l’impassible Joseph Cotten, Gaslight permet également de croiser la jeune Angela Lansbury, âgée de dix-huit ans seulement, qui incarnera beaucoup plus tard une femme détective dans la série télévisée Arabesque (Murder, She Wrote, 1984-1996). Elle joue Nancy, la petite bonne, que le charmant Gregory n’a aucun mal à monter contre Paula. [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]



Bien entendu, l’atmosphère particulière de Gaslight est due à cette lugubre demeure du Thornton Square. À l’instar de Paula cloîtrée dans la maison, les événements ont rarement lieu en dehors de ce lieu qui suscite un sentiment d’étouffement. Cukor a fait preuve d’ingéniosité pour le décor des pièces : plus les souvenirs affluent, plus elles semblent se remplir de babioles de l’époque victorienne. Dans le vacillement des lampes à gaz, cet intérieur dégage une sensation d’horreur tout aussi puissante que celle suscitée à l’extérieur par le brouillard londonien.



« Si la perfection des décors de studio, de la technique, porte la marque hollywoodienne, on ne saurait voir en Cukor un simple couturier du prêt-à-porter MGM. D’une Italie un peu trop romantique à un Londres où le brouillard, le crime, le sadisme, rôdent autour de la respectabilité victorienne, le cinéaste a créé un univers morbide, un monde décalé par la fascination amoureuse et la peur. » [Le Monde]

L’histoire
Quelques années plus tôt, Paula (Ingrid Bergman) enfuie de Londres après l’assassinat non élucidé de sa tante, Alice Alquist, une chanteuse célèbre. Établie depuis dix ans en Italie, elle y rencontre un pianiste, Gregory (Charles Boyer) qu’elle épouse. Par amour pour son mari, elle se laisse convaincre de revenir habiter dans la maison où sa tante a été étranglée. Mais le bonheur ne dure pas. À peine installé à Londres, Gregory commence à se montrer de plus en plus distant avec sa femme et l’accuse de perdre la tête. Peu à peu, Paula se laisse convaincre de douter de sa propre santé mentale. Il l’empêche par divers stratagèmes de voir du monde, et envisage de la faire interner dans un asile psychiatrique.

Cependant, Brian (Joseph Cotten), un inspecteur de Scotland Yard, ancien fervent admirateur d’Alice, croit la voir lorsqu’il croise Paula. Il commence alors à s’intéresser à la situation de Paula, et à fouiller dans les archives policières du meurtre d’Alice, jamais élucidé. Il apprend à cette occasion qu’Alice détenait des bijoux royaux qui n’ont jamais été retrouvés. Avec l’aide d’un policier qu’il fait muter dans le quartier du couple, il découvre le comportement étrange du mari, qui sort de sa maison lorsqu’il fait nuit en prétextant aller travailler, mais disparait dans la ruelle derrière sa propre maison. Il finit par comprendre que le mari de Paula est le meurtrier d’Alice, et qu’il recherche les bijoux qu’il n’avait pas trouvés : il se rend régulièrement dans le grenier par un chemin détourné pour fouiller dans les affaires rassemblées de la tante. Il confronte alors le mari avec ses raisonnements, ce qui provoque une bagarre. L’inspecteur, rejoint par le policier, prend le dessus et arrête le mari.



« Belle à ravir, égarée dans tous les sens du terme, Ingrid Bergman devient, en quelque sorte, au bord de la folie, l’héroïne d’opéra Lucia de Lammermoor, sur laquelle elle travaillait. Tous deux beaux ténébreux, mais moralement opposés, Charles Boyer et Joseph Cotten incarnent le mal et le bien, Hyde et Jekyll, en somme. L’époque s’y prêtait et, dans ce conte noir, Cukor n’a rien oublié. » [Le Monde]
Les extraits

GEORGE CUKOR ou comment le désir vient aux femmes
Qu’elle soit diablesse, lady, girl, affiche, âgée, aux camélias, en collant rose ou à deux visages, la femme occupe dans l’univers réaliste mais luxueux de George Cukor le devant de la scène. La femme en enfer, la dame damnée : Tarnished Lady (1931), ainsi s’intitule le premier film de George Cukor… Toute l’œuvre de Cukor est ainsi bâtie qu’elle n’est ni drame ni divertissement, et qu’elle refuse les limites d’un choix définitif. Pile, face, Cukor a filmé sur la tranche, dorée au soleil d’Hollywood.



HANGOVER SQUARE – John Brahm (1945)
Sur un sujet proche, Hangover Square (1944), de John Brahm, réussit un autre type d’osmose entre gothique et film noir. Tiré d’un roman de Patrick Hamilton, l’histoire se situe dans le Londres du XIXe siècle. Un compositeur schizophrène subit des crises de folie criminelle dont il perd ensuite le souvenir. D’entrée, nous savons qu’il est un assassin et sommes invités à suivre son double chemin de croix : celui de sa dualité incontrôlable qui le conduit à tuer et celui de son écartèlement névrotique entre sa vocation musicale et sa passion contrariée pour une chanteuse arriviste qui le contraint à prostituer son art pour elle.

MY FAIR LADY – George Cukor (1964)
le film dépeint une pauvre marchande de fleurs Cockney nommée Eliza Doolittle qui surprend un professeur de phonétique arrogant, Henry Higgins, alors qu’il parie avec désinvolture qu’il pourrait lui apprendre à parler « correctement » anglais , la rendant ainsi présentable dans la haute société de Londres édouardienne .

A STAR IS BORN (Une Etoile est née) – George Cukor – 1954
Avec son titre repris régulièrement par la presse pour saluer l’avènement de la moindre vedette, A Star is born (Une Etoile est née) fait assurément partie des films les plus importants de l’histoire du cinéma américain. Il fut pourtant boudé à sa sortie, souffrant avant tout d’un montage tronqué par les exécutifs de la Warner. Mais peut-être le sujet du film lui-même a-t-il rebuté les spectateurs, tant il jette sur les coulisses de l’usine à rêves un éclairage peu reluisant…

BORN YESTERDAY (Comment l’esprit vient aux femmes) – George Cukor (1950)
Belle, blonde et sotte, Billie est la petite amie d’un homme d’affaire puissant mais véreux. Celui-ci profite de l’ignorance de sa compagne pour la compromettre dans des affaires louches, jusqu’à ce qu’elle découvre la vérité grâce à un journaliste engagé pour lui apporter un semblant d’éducation. Judy Holliday remporta l’oscar de la meilleur actrice en 1950 pour sa très drôle et brillante prestation dans le rôle de Billie, qu’elle interpréta aussi bien au théâtre qu’au cinéma.

DINNER AT EIGHT (Les Invités de huit heures) – George Cukor (1933)
Dinner at eight (Les Invités de huit heures), vaste huis clos donnant une entrevue des vies de personnalités du Who’s Who invitées à une soirée chic de Manhattan, est un subtil mélange d’humour et de mélodrame. Soutenu par le succès de Grand Hotel (Edmund Goulding, 1932), production du studio de l’année précédente mettant en scène de nombreuses stars, le producteur David O. Selznick aspirait à quelque chose d’encore plus grandiose, et l’a trouvé avec cette adaptation de la pièce de théâtre à succès de George S. Kaufman et Edna Ferber, réalisée par George Cukor.

LES GIRLS – George Cukor (1957)
A première vue, Les Girls pourrait facilement être rapproché d’Un Américain à Paris. Interprétées par Gene Kelly à six ans d’intervalle, ces deux comédies musicales ont pour cadre la capitale française, et résonnent des mélodies de deux géants de Broadway : Cole Porter, pour la première, George Gershwin pour la seconde. Mais la ressemblance s’arrête là, car à l’innocence du film de Minnelli, répond l’ironie de celui de Cukor.
- I DIED A THOUSAND TIMES (La Peur au ventre) – Stuart Heisler (1955)
- BARBARA STANWYCK
- ALL ABOUT EVE (Ève) – Joseph L. Mankiewicz (1950)
- [AUTOUR DE « L’IMPOSTEUR »] HOLLYWOOD S’EN VA-T-EN GUERRE
- JEAN GABIN : LE MAL DU PAYS
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