Sur un sujet proche, Hangover Square (1944), de John Brahm, réussit un autre type d’osmose entre gothique et film noir. Tiré d’un roman de Patrick Hamilton, l’histoire se situe dans le Londres du XIXe siècle. Un compositeur schizophrène subit des crises de folie criminelle dont il perd ensuite le souvenir. D’entrée, nous savons qu’il est un assassin et sommes invités à suivre son double chemin de croix : celui de sa dualité incontrôlable qui le conduit à tuer et celui de son écartèlement névrotique entre sa vocation musicale et sa passion contrariée pour une chanteuse arriviste qui le contraint à prostituer son art pour elle. (…) Pétri d’effets visuels aux contrastes expressifs, ce film est une symphonie de l’inconscient malheureux. Il est entièrement bâti sur la composition d’un concerto (écrit par Bernard Herrmann), ce qui lui permet d’explorer l’hypersensibilité d’un l’artiste psychopathe et d’insister sur ses échos dans son inspiration créatrice. Sa force tient aussi d’un permanent climat onirique où tout se noue et se dénoue devant le spectateur réduit à l’état de témoin effaré. [Le film Noir (Vrais et faux cauchemars) – Noël Simsolo – Cahiers du Cinéma Essais – (2005)]

Bien que ses films, qui s’étalent de 1936 à 1967, aient longtemps été négligés par les historiens du cinéma, le réalisateur John Brahm n’en a pas moins laissé une œuvre qui fait preuve d’une grande cohérence stylistique, ainsi que d’une obsession pour l’image puissante bien que complexe de la femme fatale, l’un des archétypes du genre. Comme beaucoup d’auteurs de films noirs de l’époque, Brahm a – consciemment ou non – étudié la question du pouvoir féminin et la manière dont le patriarcat s’efforce de le juguler, voire de le détruire. En collaboration avec Brahm et le scénariste Barré Lyndon, l’acteur Laird Cregar a contribué à deux classiques de l’époque, The Lodger (Jack l’éventreur, 1944) et son alter ego, Hangover Square (1945).



Dans ce dernier, Linda Darnell incarne la chanteuse Netta (nom qui évoque celui de l’épouse infidèle dans l’opéra de Leoncavallo Paillasse [Pagliacci, 1892]). Celle-ci se produit sur la scène d’un cabaret miteux de la fin du 19e siècle, où elle chante un refrain lourd de sous-entendus en exhibant ses jambes effilées devant un parterre d’hommes ivres. Son caractère provocateur et son mépris des hommes façonnent aussi bien son attitude sur scène que dans la vie. Lorsqu’elle retourne en coulisse pour retrouver son amant et compositeur, elle exprime à la fois son dédain pour les spectateurs et pour les chansons médiocres qu’elle en est réduite à chanter. Comme toute femme fatale qui se respecte, Netta a de l’ambition.





La jeune femme trouve enfin l’outil de cette ambition en la personne du compositeur classique George Harvey Bone, qui souffre d’un handicap émotionnel (le dernier rôle de Laird Cregar, interprété avec sa compassion et sa profondeur caractéristiques). Telle une sirène, elle l’ensorcelle avec des promesses et quelques baisers. Et dès qu’il tente de lui échapper pour se consacrer à son œuvre fétiche, le Concerto Macabro (une œuvre tourmentée composée par Bernard Herrmann, sur laquelle Bone travaille tout au long du film), elle use de son prodigieux sex-appeal pour lui remettre le fil à la patte. Elle s’assied sur le piano pour l’empêcher de composer et l’attire dans sa toile en lui faisant miroiter l’espoir de relations sexuelles et affectives. Elle le pousse même à détourner un thème de son cher concerto, afin d’écrire pour elle un air de music-hall.



L’ironie de l’histoire est bien sûr que Bone est un tueur, qui commet des meurtres dans un état de transe dont il ne garde aucun souvenir (le nœud du roman original de Patrick Hamilton). Après avoir tué un commerçant et mis le feu à sa boutique au début de l’histoire (le feu est l’un des leitmotivs du film, qui symbolise la quête de pureté de Bone dans la musique et dans la vie), il erre comme un enfant perdu dans les rues de Londres noyées dans un brouillard en clair-obscur. Comme il l’a fait dans The Lodger, Laird Cregar exprime l’ampleur de son tourment par son regard profond et la gestuelle de son corps imposant. La réaction de Bone à la cacophonie de la rue ou d’une musique discordante, qui le met dans un état de transe meurtrière, est dépeinte avec tant de pathos qu’elle crée un lien émotionnel entre le public et le personnage.



Quand il découvre que Netta le trahit en entretenant une liaison avec son ancien amant, ainsi qu’avec un directeur de théâtre qui a plus à lui offrir que lui, Bone est pris d’un accès de rage. Dans un état second, il l’étrangle et camoufle son corps sous une cape et un masque (c’est la fête de Guy Fawkes, durant laquelle on jette dans un feu de joie un mannequin à l’effigie de ce personnage). Dans un véritable tour de force visuel, la caméra virevolte au bout d’une grue pour suivre le héros, perturbé et manifestement épuisé, qui transporte sa victime à travers la foule en liesse. Arrivé au feu de joie, il gravit péniblement la montagne de débris pour y déposer son « effigie ». Lorsqu’il redescend, la foule met le feu au bûcher sous le regard désespéré de Bone.



Le dénouement est un nouveau tour de force pour Brahm et Cregar. Bone, qui a enfin terminé son concerto, est en train de l’interpréter devant un public élégant lorsque la police arrive. Se sentant cerné, il met le feu à la salle de concert, laissant le publie s’enfuir tandis qu’il achève son chef-d’œuvre. Alors que s’élèvent les accents poignants de sa musique, les flammes dévorent le compositeur et son piano. [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]

Le mariage entre gothique et film noir utilise souvent la figure d’un créateur comme véhicule scénarique. Peintre, musicien, sculpteur, comédien ou écrivain, il est désigné dans des pulsions artistiques excessives qui le conduisent à la névrose et au meurtre. L’amalgame entre l’artiste maudit et le schizophrène est un code commode pour montrer des délires et des fantasmagories. Il autorise ainsi des esthétiques baroques et expressionnistes, ainsi que des plongées (souvent sommaires) dans la psychanalyse. C’est le syndrome du génie rendu fou par son art. [Le film Noir (Vrais et faux cauchemars) – Noël Simsolo – Cahiers du Cinéma Essais – (2005)]



L’histoire
Londres, 1899. George Bone (Laird Cregar), pianiste et compositeur classique renommé, est surmené par son travail d’écriture d’un concerto pour piano. Le compositeur est victime de fréquentes crises de pertes de mémoire qui sont provoquées à chaque fois qu’il entend des sons discordants. Pourtant un brave homme dans la vie, il se transforme en un meurtrier sadique lors de ses crises dont il ne garde aucun souvenir. Pourtant, Bone s’interroge quand il retrouve une dague ensanglantée dans sa poche et qu’il lit dans un journal le meurtre sauvage d’un antiquaire. Troublé, et sur les conseils de son ami mécène Sir Henry Chapman (Alan Napier) et de sa fille Barbara (Faye Marlowe), il se rend chez un spécialiste, le Dr Allan Middleton (George Sanders). Ce dernier le rassure et lui conseille de réduire son travail et de se détendre.

Lors d’une soirée dans un pub, il va rencontrer une chanteuse de cabaret, Netta ,(Linda Darnell) dont il tombe amoureux. Se rendant compte de ses qualités de compositeur, Netta va profiter de la naïveté de Bone pour l’utiliser. Elle le détourne de son travail pour qu’il lui compose des chansons, lui emprunte de l’argent et profite de ses connaissances pour l’aider dans sa carrière de chanteuse. Plus tard, Bone apprend le futur mariage de Netta avec Eddie Carstairs (Glenn Langan), un producteur de théâtre. Pris de nouveau d’une violente crise de folie, Bone étrangle Netta et transporte le corps dans les rues de Londres remplies de fêtards, pour le jeter dans un feu de joie. Ayant oublié le drame, Bone termine son concerto, et un soir le présente au public. Mais le docteur Middleton le soupçonne, il avertit Scotland Yard. Voyant la police arriver, les souvenirs de Netta et de son crime submergent Bone et plutôt que de se rendre, il met le feu à la salle et joue son concerto cerné par les flammes.




Les extraits
Le Concerto Macabre for piano and orchestra (dont on entend l’introduction pendant le générique de début, puis de nombreux extraits tout au cours du film, et particulièrement dans les scènes finales) a été réenregistré en 1974 par le pianiste espagnol Joaquín Achúcarro, accompagné du National Philharmonic Orchestra dirigé par Charles Gerhardt. Cet enregistrement extrait du disque Citizen Kane : The Classic Film Scores of Bernard Herrmann, consacré au compositeur, fait partie de la maintenant célèbre série d’enregistrements consacrés aux compositeurs hollywoodiens des années 1930/50, « Classic Film Scores », initiée et produite de 1972 à 1976 par Charles Gerhardt pour le label RCA. Cette série a permis de remettre en lumière la musique de compositeurs (Erich Wolfgang Korngold, Alfred Newman, Max Steiner, Dimitri Tiomkin, Miklós Rózsa, et Franz Waxman) dont l’œuvre, écrite par la plupart d’entre eux pendant l’âge d’or du cinéma hollywoodien, commençait alors à être oubliée du public.

GASLIGHT (Hantise) – George Cukor (1944)
Avec Gaslight (Hantise), George Cukor délaissait la comédie pour s’essayer au film noir, genre forcément tentant pour un cinéaste passionné par le mensonge et la double identité. Pourtant, ce thriller victorien où un mari tente de rendre sa femme folle vaut surtout comme un superbe exercice de style où le son et la photo, l’atmosphère donc, comptent plus que l’histoire, prévisible.
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- ALL ABOUT EVE (Ève) – Joseph L. Mankiewicz (1950)
- [AUTOUR DE « L’IMPOSTEUR »] HOLLYWOOD S’EN VA-T-EN GUERRE
- JEAN GABIN : LE MAL DU PAYS
Catégories :Le Film Noir
Très intéressant, je découvre – Merci 🙂
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