Le Film français

DERNIER ATOUT – Jacques Becker (1942)

Si nous qualifions de « classique » la première période de la filmographie de Jacques Becker – qui comprend Dernier Atout (1942), Goupi Mains Rouges (1943) et Falbalas (1945) -, c’est parce que ces trois films respectent assez largement la tradition du cinéma dominant de l’Occupation. Tournés en studio avec de lourdes équipes techniques, ils sont construits sur des scénarios qui suivent un schéma narratif classique, avec une intrigue linéaire et des rebondissements qui permettent de soutenir l’attention des spectateurs. De plus, les personnages sont joués par des acteurs confirmés que le public apprécie : dans Dernier Atout, Raymond Rouleau, Georges Rollin, Pierre Renoir, Noël Roquevert, Jean Debucourt ou Mireille Balin ; dans Goupi Mains Rouges, à nouveau Georges Rollin mais aussi Fernand Ledoux, Robert Le Vigan et Louis Seigner ; dans Falbalas enfin, toujours Raymond Rouleau, accompagné de Jean Chevrier, Gabrielle Dorziat, et Jeanne Fusier-Gir. Ce respect de la tradition n’empêchera nullement Becker de mettre en place les grands principes de son style cinématographique.

Dernier Atout est donc le premier long-métrage reconnu par Becker et produit par son ami André Halley des Fontaines qui, rentré de captivité accepte enfin de lui faire confiance. L’origine du projet revient à Maurice Aubergé qui raconta au cinéaste, au retour de la guerre, le fait divers qui devait inspirer le film. Celui-ci y vit un sujet possible de scénario qu’il se mit à écrire avec Aubergé, son ami Maurice Griffe, Louis Chavance ainsi que Pierre Bost, notamment pour les dialogues. Becker a toujours eu besoin de la présence de collaborateurs pour écrire ses scénarios, s’enrichissant de leur proposition, testant avec eux l’efficacité de son travail bien avant le cinéma des années 1960, Becker fait partie de ces cinéaste qui ne peuvent filmer un scénario sans avoir participé à son écriture comme le rappelle Max Douy, le décorateur du film : « Le scénario étai très précis, coécrit par Becker, même si le générique mentionnait d’autres noms. D’ailleurs, il n’était pas le seul, le cinéma d’auteur existait déjà à l’époque mais on était plus discret, plus modeste. »

Le film est tourné au printemps 1942 à Paris, au studio Francœur, ainsi qu’à Nice pour les extérieurs. A la place des États-Unis, d’abord envisagés, et afin de s’éviter les foudres de la censure allemande, l’action du film se déroule à Carical, ville imaginaire d’Amérique latine. Max Douy se souvient s’être « documenté à la bibliothèque des Arts décoratif, notamment sur l’architecture de Buenos Aires et de Rio de Janeiro. J’ai même utilisé un prospectus touristique d’hôtel de 1927 que j’ai adapté à la prise de vues. » De même, l’usage des armes à feu étant rigoureusement interdit, Marguerite Renoir, ancienne compagne et monteuse de Jean Renoir – elle assurera aussi le montage de douze des treize films de Becker -, dut gratter le positif pour simuler les éclats de balles des mitraillettes. Celles-ci n’étaient bien sûr, lors du tournage, que des jouets d’enfants. [Jacques Becker, Entre classicisme et modernité – Claude Naumann – Bibliothèque du film / Ciné-regards – Ed. Durante (2001)]


Ce mélange des genres et cette économie de moyens ne sont pas le moindre charme de ce récit élégant et elliptique qui annonce la suite de sa filmographie, notamment par le thème du conflit entre l’individuel et le collectif : Clarence (Raymond Rouleau), le policier solitaire qui finira par intégrer une équipe, est le précurseur du Goupi misanthrope et traditionaliste ou du Max le Menteur faussement désabusé (Jean Gabin) de Touchez pas au grisbi Quant aux images de l’amitié ou de la rivalité masculine (sentimentale ou professionnelle), elles seront reprises dans Falbalas, Touchez pas au grisbi et Le trou. Mais ici, on marivaude à l’ombre des révolvers, et l’on se tue entre deux scènes de séduction : Dernier atout est donc plus proche de la légèreté d’Edouard et Caroline que de la noirceur tragique de Casque d’or. Il faut enfin souligner le plaisir de revoir les grands « excentriques » du cinéma de l’époque : Jean Debucourt en autoritaire chef de la police, Roger Blin en flic déguisé, Gaston Modot en ennemi public numéro un, et surtout Noël Roquevert en instructeur acariâtre et dépassé. Mais c’est la présence de Mireille Balin (1909-1968), la « Marlene Dietrich française », qui crève le plus l’écran par sa beauté et son magnétisme : elle avait incarné les femmes fatales et offre ici sa dernière grande prestation, la même année que Macao, l’enfer du jeu. [Gérard Crespo – A voir A lire (02/11/2011)]


Pour son premier film, l’ancien assistant de Renoir tourne une comédie policière sans prétention mais pleine de charme : une enquête criminelle menée avec entrain et brio par un duo complémentaire de jeunes inspecteurs de police, interprétés par Georges Rollin (Montès) et Raymond Rouleau (Clarence). Dans cette période de l’Occupation où le cinéma américain est interdit de projection en France, de nombreux cinéastes tentent de pallier cette absence en réalisant des films policiers inspirés de la tradition hollywoodienne. Clouzot réalise également en 1942 son premier film sur un canevas identique : L’Assassin habite au 21.

Derrière un scénario assez impersonnel, Dernier Atout laisse déjà apparaitre les qualités propres de Jacques Becker qu’il affinera par la suite : une grande maîtrise du montage alterné et de la construction narrative (qui nous font passer d’un personnage à un autre, d’un lieu à un autre), sur un rythme enlevé qui entraîne le spectateur de rebondissement en rebondissement, jusqu’au déroulement final. Se manifeste également ce goût si caractéristique de Becker pour la multiplicité des personnages, principaux et secondaires, qui s’entrecroisent et se construisent les uns par rapport aux autres, sans que jamais ces derniers pâtissent des premiers rôles.  Le petit rôle de Maurice Baquet dans Dernier Atout est à cet égard exemplaire. Enfin apparaissent des ce premier film, mais en filigrane, les grands leitmotive de l’univers beckerien : la trahison, notamment avec le personnage de Clarence qui feint d’être amoureux de Bella (Mireille Balin) afin de lui soutirer les informations dont il a besoin pour arrêter son frère, le bandit Rudy Score (Pierre Renoir). La jeune femme trahira elle aussi son frère afin de protéger son amant, en révélant à la police le nom du port d’où il veut fuir.

Si Becker utilise dans son premier film Mireille Balin, une des grandes stars féminines du cinéma français de l’époque, c’est cependant pour lui faire jouer un personnage d’amoureuse naïve et dupée, très différent des rôles traditionnels de femme fatale et maléfique qui l’avaient rendue célèbre dans les années 1930 dans des films comme Gueule d’amour (Jean Grémillon, 1936) ou Pépé le Moko (Julien Duvivier, 1936) En revanche, Raymond Rouleau apporte à son personnage une distance ironique, même dans les moments les plus dramatiques, qui s’inspire directement des rôles de séducteur désinvolte que le comédien avait déjà incarnés pendant la guerre (Premier bal de Christian-Jaque, 1941).

Autre thème qui va hanter l’œuvre de Becker, même s’il est seulement ébauché, encore à travers le personnage de Clarence : la double difficulté d’affirmer son désir et de se conformer aux règles du groupe auquel on appartient. Dans les premières séquences de Dernier Atout, les jeunes aspirants de police supportent difficilement la marginalité de Clarence qui fait des mots croisés, seul dans son coin, au lieu de se joindre au groupe.

Dernier Atout est un succès public et critique : la grande majorité de la presse loue les qualités de mise en scène de ce nouveau cinéaste. Becker a réussi son pari. Il va pouvoir commencer son deuxième long-métrage. André Halley des Fontaines, qui voit dans le genre policier un bon filon commercial, propose à son ami de réaliser un deuxième film policier. Mais Becker n’a pas très envie d’être catalogué dans un genre. Heureusement, Georges Rollin, qui a apprécié le tournage avec Becker, lui propose de réaliser pour la société Minerva avec laquelle il est sous contrat, l’adaptation d’un roman de Pierre Véry, Goupi Mains Rouges. Véry est alors un écrivain à la mode qui a déjà fourni matière à de nombreux films, parmi lesquels Les Disparus de Saint-Agil (1938) et L’Assassinat du Père Noël (1942) de Christian-Jaque, ou encore L’Assassin a peur la nuit de Jean Delannoy (1942). Becker n’est pas totalement familier du monde paysan, mais l’idée de changer de style et de milieu le séduit.. [Jacques Becker, Entre classicisme et modernité – Claude Naumann – Bibliothèque du film / Ciné-regards – Ed. Durante (2001)]


Dernier Atout, de par son sujet (…), semblait nous ramener au cinéma d’action hollywoodien dont nous étions frustrés. (…) Nous fûmes sensibles à la construction très serrée, précise, d’un scénario à rebondissements, à un ton de comédie fort plaisant jusque dans les séquences proprement dramatiques, à la vivacité d’un style cinématographique nouveau et à la caractérisation des personnages. [Jacques Siclier – La France de Pétain et son cinéma – Ed. Henri Veyrier (1981)]

Photo de tournage – DERNIER ATOUT – Jacques Becker (1942)

JACQUES BECKER OU LE GOÛT DE LA VÉRITÉ 
De tous les metteurs en scène français dont la carrière prit son essor pendant l’occupation allemande, Jacques Becker est, avec Robert Bresson et Henri-Georges Clouzot, l’un des plus intéressants et des plus brillants. Pourtant ce cinéaste, tellement représentatif à certains égards de ce que le cinéma français peut donner de meilleur, est devenu réalisateur presque par hasard, et sans vocation véritable au départ. 


L’extrait

MIREILLE BALIN
Des éclats du firmament jusqu’au ruisseau de l’oubli, la vie de Mireille Balin s’inscrit dans une suite logique d’événements à laquelle il lui fut pourtant impossible d’échapper.


LE CINÉMA FRANÇAIS SOUS L’OCCUPATION
Dès 1940, les Allemands entendent contrôler l’industrie cinématographique de la France occupée, et, surtout, favoriser l’exploitation de leurs propres films. Le cinéma français connaîtra pourtant une exceptionnelle vitalité. En juin 1940, après les quelques semaines de combats qui suivirent ce que l’on a appelé « la drôle de guerre », les Allemands occupent Paris, Le gouvernement du maréchal Pétain s’installe à Vichy, au sud de la Loire, et la France, coupée en deux, peut apparaître désormais comme un élément de l’ »Europe nouvelle » en cours d’édification…



GOUPI MAINS ROUGES – Jacques Becker (1943)
Dans son auberge des Charentes, le clan Goupi attend Goupi Monsieur, le petit-fils qui a réussi à Paris. Ce soir-là, l’aïeul, Goupi l’Empereur, a une attaque, de l’argent est volé, l’acariâtre Goupi Tisane est assassinée. Et toute la famille ne pense qu’à retrouver un magot caché dans la maison… On est frappé par la modernité de ce film sorti sous l’Occupation, le deuxième de Jacques Becker après Dernier Atout — deux oeuvres qu’il put tourner en échappant au stalag après avoir simulé des crises d’épilepsie.

TOUCHEZ PAS AU GRISBI – Jacques Becker (1954)
Classique par son sujet, le film tire son originalité et son phénoménal succès du regard qu’il porte sur ces truands sur le retour. Nulle glorification de la pègre ne vient occulter la brutalité d’hommes prêts à tout pour quelques kilos d’or. Délaissant l’action au profit de l’étude de caractère, Jacques Becker s’attarde sur leurs rapports conflictuels, sur l’amitié indéfectible entre Max et Riton. Et puis il y a la performance magistrale de Jean Gabin. Il faut le voir, la cinquantaine séduisante et désabusée, prisonnier d’un gigantesque marché de dupes, regarder brûler la voiture qui contient les lingots et quelques minutes plus tard apprendre, au restaurant, la mort de son ami.

CASQUE D’OR – Jacques Becker (1952)
Marie, surnommée Casque d’or pour son éclatante chevelure blonde, a un « homme », Roland, l’ébéniste, dit Belle Gueule, petite frappe appartenant à la bande de Leca, caïd de Belleville. Un dimanche, dans une guinguette à Joinville, elle fait la connaissance de Manda, voyou repenti devenu charpentier. Par provocation, elle lui demande de l’inviter à danser… Echec total à sa sortie, un classique aujourd’hui. Casque d’or évoque ce Paris 1900 des fortifs et des caboulots, des malfrats et du populo, ainsi que ce quartier de Belleville (superbes décors de Jean d’Eaubonne) qui avait alors la dimension humaine d’un village. Avec le lyrisme sec qui lui est propre, Becker décrit les rouages d’une tragédie implacable : la violence d’une passion qui lie deux amants jusque dans la mort.



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