De tous les metteurs en scène français dont la carrière prit son essor pendant l’occupation allemande, Jacques Becker est, avec Robert Bresson et Henri-Georges Clouzot, l’un des plus intéressants et des plus brillants. Pourtant ce cinéaste, tellement représentatif à certains égards de ce que le cinéma français peut donner de meilleur, est devenu réalisateur presque par hasard, et sans vocation véritable au départ.

Protégé de Renoir
Né en 1906 à Paris, ce fils d’un riche industriel parisien passait ses vacances en famille, tous les ans, à Marlotte. C’est ainsi que la famille Becker et la famille Renoir firent connaissance, et que, le moment venu, M. Becker père fut amené à recommander à Jean Renoir ce fils qui avait fait de bonnes études, mais n’était pas trop fixé sur son avenir et souhaitait alors « faire du cinéma ». Pour faire plaisir à un ami, Renoir engagea le fils, et l’utilisa pour la première fois dans Le Bled (1929). Puis, après une interruption consacrée à diverses besognes, Jacques Becker retrouva Renoir en 1932 et devint son assistant pour La Nuit du carrefour, rôle qu’il assura, pendant près de six ans, pour Boudu sauvé des eaux (1932), Chotard et Cie (1933), Madame Bovary (1934), La Vie est à nous (1936), Une partie de campagne (1936), Les Bas-fonds (1936), La Grande Illusion (1937) et La Marseillaise (1937). De temps à autre, Renoir s’amusait à confier à son assistant une silhouette dans ses films et ainsi peut-on l’apercevoir, notamment dans La Vie est à nous, œuvre collective (mais moins qu’on ne l’a dit, Renoir étant bien le vrai réalisateur). Becker se vit confier la caméra pour quelques plans de l’épisode campagnard interprété par Gaston Modot, et l’expérience se renouvela également dans La Grande Illusion.

Ainsi faisait-il son apprentissage auprès du plus prestigieux et du moins dogmatique des maîtres, et sa manière en conserva toujours quelque chose. Entretemps, il s’essayait prudemment à la réalisation, notamment en coréalisant avec Pierre Prévert une pochade d’une heure d’après Courteline, Le Commissaire est bon enfant (1935). Le film marquait les débuts de producteur de son ami d’enfance André des Fontaines, qu’il retrouvera par la suite. En 1937, le parti communiste confia à Becker la réalisation d’un documentaire sur la réunion de son congrès national à Arles. C’était un choix assez curieux car, de tous les collaborateurs de Renoir au service du Front populaire, Becker fut certainement le moins engagé politiquement, ce dont toute la suite de son œuvre témoigne du reste éloquemment. En 1939, dix ans après ses premiers contacts avec le cinéma, Becker aborde enfin le long métrage. On lui confie la réalisation de L’Or du Cristobal d’après un roman de t’Serstevens. Le tournage fut chaotique, et le film interrompu, faute d’argent, puis repris et mené à bien par un autre réalisateur. Becker renia toujours ce film, qui, néanmoins, et contrairement à une légende tenace, sortit bien sous sa signature.

De brillants débuts
Fait prisonnier en 1940, Becker fut libéré au début de l’Occupation et put enfin effectuer ce qu’il considérait lui-même comme ses débuts de metteur en scène. Ce fut avec Dernier Atout (1942), produit par son ami André des Fontaines. Après la désolante médiocrité de la production de l’année 1941, le film fut un des premiers de ceux qui marquèrent le surprenant réveil du cinéma français de l’Occupation, et il fut accueilli avec un enthousiasme extraordinaire. Becker fut tout de suite sacré grand cinéaste par la presse d’alors.

Aujourd’hui, quand on revoit Dernier Atout, ce sont encore ces qualités qui frappent toujours. Après ce brillant début, Becker récidiva tout de suite après, avec Goupi-mains-rouges (1942), film paysan où il s’affirmait fidèle disciple de Renoir, par un souci de réalisme et de vérité des personnages, peu courant dans le cinéma d’alors. De Renoir aussi venaient certains éclats inattendus, certaines ruptures de ton, comme l’extraordinaire numéro de Le Vigan (dont ce fut le dernier grand rôle) en Goupi-Tonkin, ancien colonial alcoolique, au cerveau fêlé. Le film fut un des grands succès de l’année 1943-1944 et reste un des titres célèbres de la période. Un peu vieilli dans certaines de ses parties il reste excellent dans l’ensemble, surtout grâce à une galerie de figures, ayant toutes un relief extraordinaire. On y trouve déjà cet amour des personnages qui, de son propre aveu, fut une des marques caractéristiques du talent de Becker.

Son troisième film de l’Occupation, Falbalas (1944), présenté après la Libération, fut moins bien accueilli par une presse qui n’était plus la même et par un public tout à la redécouverte du cinéma américain. C’est pourtant un film remarquable et moins vieilli encore que les deux précédents que cette peinture des milieux de la haute couture, malgré un scénario inégal. Les personnages, surtout féminins, sont d’un intérêt exceptionnel, et remarquablement servis par Micheline Presle et Gabrielle Dorziat. Enfin Falbalas est un des rarissimes films français d’alors qui soient explicitement « datés », et dans lesquels se retrouve quelque chose de l’air du temps où il fut réalisé.

Antoine et Antoinette (1946) présentait toujours les mêmes qualités, mais sur le mode mineur. Le scénario était un peu mince, et la vie de ce couple d’ouvriers parisiens jeunes et sympathiques n’évitait pas toujours les pièges de la gentillesse facile et du populisme souriant. Restait un dialogue très brillant de Françoise Giroud, des personnages, comme toujours, pleins de vie et de chaleur humaine (inoubliable Roquevert en épicier salace), et une virtuosité technique à son sommet. Becker déclarait dans un entretien avec François Truffaut et Jacques Rivette : « C’est un film qui m’intéresse beaucoup techniquement, parce que c’est le plus découpé de tous ceux que j’ai fait (près de 1 250 collures) » [Cahiers du cinéma n° 32, février 1954)].

Dans le même entretien, Becker se montrait plus sévère pour le film suivant, Rendez-vous de juillet (1949) où il prétendait avoir raté beaucoup de choses, et déplorait des passages très « pesants », Il y a du vrai dans cette autocritique, et ce portrait de la jeunesse de Saint-Germain des-Prés, au lendemain de la guerre, n’est pas entièrement satisfaisant.

Des apaches aux truands
En revanche, les années 1951-1953 sont parmi les plus fastes de la carrière de Becker. Elles comportent deux comédies, qui sont autant d’exquises réussites Édouard et Caroline (1951) et Rue l’Estrapade (1953), et un drame qui est son chef-d’œuvre, Casque d’Or (1952). Les deux comédies portent assez fortement la marque d’une nouvelle collaboration de Becker, la scénariste dialoguiste Annette Wademant, qui ne retrouva jamais pareil bonheur. Elles montrent un Becker léger, heureux, épanoui et en pleine possession de son style. Ce Sont deux films très enlevés et très bien servis par leurs interprètes, Anne Vernon et Daniel Gélin. C’est entre ces deux œuvres d’une agréable vivacité qu’on a la surprise de trouver une œuvre d’un tout autre ton, grave, pathétique même à la fin, celle où l’on voit le mieux quel grand cinéaste fut Jacques Becker.

Et pourtant Casque d’Or , que tous s’accordent aujourd’hui à tenir pour un chef-d’œuvre, ne suscita pas un grand enthousiasme à son apparition. C’est un film qui a gagné son procès en appel, comme La Règle du jeu ou Pickpocket. Comme Becker le déclarait à Truffaut et Rivette, en 1954, « ce qui a gêné les gens dans Casque d’Or, c’est la lenteur du temps, l’absence de toute ellipse, l’abondance des temps morts ». Bref, exactement tout ce qui, à nos yeux, fait aujourd’hui le prix du film. Au moment où le langage cinématographique commençait à bouger, entre autres avec Fellini et Antonioni, Becker contribua à ce mouvement involontairement, en tout cas sans l’avoir prémédité. Il avait écrit le scénario lui-même, sauf le dénouement, pour lequel se trouvant « en panne », il fit appel à Jacques Companeez, mécanicien chevronné. Il avait porté un soin extrême à tous les détails, au côté « avant-guerre 14 », à la vérité des dialogues, à la démarche étudiée de Simone Signoret, dont ce fut le plus beau rôle. La qualité plastique des images est très grande (superbe photo de Robert Le Febvre) et personne n’a oublié l’émotion poignante qui se dégage de la scène finale, l’exécution de Manda vue par les yeux de Casque d’Or, tandis que les premières notes du « Temps des cerises » viennent conclure le drame.

Après ce chef-d’œuvre, Touchez pas au grisbi (1954). Si le film est resté en bonne place dans la mémoire des cinéphiles, c’est évidemment moins pour ce qui relève proprement au film de genre que ce par quoi il s’en éloigne ou s’en différencie. Malgré son souhait de retrouver le public, Becker n’oublie pas pour autant d’affirmer son style. S’il respecte, notamment dans l’épilogue, les impératifs du film de gangsters (il y a effectivement une poursuite en voiture entre deux bandes rivales, des coups de mitraillette, des morts… ), la première moitié du récit montre qu’il s’intéresse surtout à décrire, comme à l’habitude, ses personnages dans leur quotidien. On retrouve encore ici cette volonté du cinéaste de s’éloigner des conventions narratives habituelles et des effets de dramatisation caractéristiques du genre, au profit de ces scènes où les personnages existent en dehors de l’action.

Puis Becker tourne Ali-Baba (1954). Il s’agit d’une pure œuvre de commande, où Fernandel prodigue des grimaces qui, même à l’époque, n’amusèrent presque plus personne. Ce film a un mérite, celui de marquer la première rencontre de Becker avec la couleur. On trouvera davantage de charme aux Aventures d’Arsène Lupin (1956), mais c’est encore un film mineur, dont le scénario, écrit par Becker et Simonin, est très librement inspiré du héros de Maurice Leblanc. François Truffaut, qui professait pourtant une grande admiration pour Becker, n’en devait pas moins critiquer avec la dernière sévérité ce film « qui n’a pas de ligne, pas de rythme, pas de souffle, et où l’on passe son temps à regarder les bibelots, les fauteuils, la baignoire, le gramophone, les vêtements ».

Une démarche bressonienne
En 1958, Becker se retrouva enfin à son vrai niveau avec Montparnasse 19, biographie de Modigliani, que la mort avait empêché Max Ophüls de réaliser. Ce film dépouillé, ennemi de l’anecdote et du pittoresque, trouva peu de défenseurs, hormis Jean-Luc Godard et Jacques Rivette, et sombra dans l’incompréhension générale. Même la présence de Gérard Philipe dans le rôle principal ne parvint pas à lui gagner la faveur du public. La critique y vit l’amorce d’une évolution « bressonienne » de Becker, ce qui n’était pas entièrement faux ; Becker avait toujours dit son admiration pour Bresson, « le metteur en scène français qui a le plus de goût », et, en 1945, il avait même écrit un article pour défendre Les Dames du bois de Boulogne, voué à l’opprobre général. Montparnasse 19 subit un sort analogue et demeura le plus incompris de ses films. Il ne restait à Becker qu’un dernier film à réaliser avant sa mort survenue au début de l’année 1960…

Ce fut Le Trou (1959), le « plus grand film français », comme l’écrivit Jean-Pierre Melville, dans un article qui parut après la disparition du réalisateur. L’hommage était un peu outré, mais il est vrai que Le Trou fait partie des meilleurs films de Becker, avec Casque d’Or, Falbalas et Touchez pas au grisbi. A la sortie, on le compara souvent à Un condamné à mort s’est échappé de Bresson, comparaison aussi tentante (à cause de l’analogie du sujet) que superficielle. Mais Le Trou, œuvre austère à l’émotion contenue, confirmait bien l’évolution stylistique, révélée dans Montparnasse 19, et dont, après coup, on peut entrevoir certaines prémisses dans Arsène Lupin.

Fauchant le cinéaste en pleine maturité, à cinquante-quatre ans, la mort nous a privés de son œuvre de vieillesse, dont nous ne savons pas ce qu’elle aurait été, et on en est réduit aux suppositions. S’il fallait en hasarder une, on serait tenté de dire que ce goût de la perfection intransigeante, apparu dans ses derniers films, semblait devoir le rapprocher, moins de Bresson que peut-être de Fritz Lang et de certains cinéastes américains. Mais peut-être aurait-il encore réservé d’autres surprises, car il admirait aussi Ophüls et Cocteau… Et au moment de sa mort, il rêvait de tourner « Les Trois Mousquetaires », ce que personne n’a jamais vraiment réussi.











Dans le numéro d’hommage des Cahiers du cinéma d’avril 1960, on trouve des phrases justes et émues de Cocteau, de Renoir ou de Jean Aurel. Mais la plus juste est celle, assez étonnante aujourd’hui, de Jean-Luc Godard : « Seul Jacques Becker était et restait français à la française, français comme la rose de Fontenelle et la bande à Bonnot. » Il est curieux de voir, dans le cinéma français plutôt dévalué de l’après-guerre, comme Becker et ses films ont toujours exercé une attirance sur les Jeunes-Turcs d’alors, sans jamais faire aucune démagogie, aucune concession aux modes du moment, simplement en restant fidèle à une certaine idée de l’artiste et de sa mission, apprise sans doute chez Renoir, mais venue de beaucoup plus loin. C’était un beau témoignage d’admiration et de respect que lui rendait Truffaut, lorsqu’il concluait un article de 1954 par ces mots : « La réussite de Jacques Becker est celle d’un jeune qui ne concevait pas d’autre voie que celle choisie par lui, et dont l’amour qu’il portait au cinéma a été payé de retour. » [La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas (1983)]

DERNIER ATOUT – Jacques Becker (1942)
Bertrand Tavernier s’est longtemps souvenu d’une séquence de poursuite nocturne en voiture, qu’il a mise des années à identifier. C’était Dernier Atout, le premier film de Jacques Becker. Bertrand Tavernier commence son Voyage à travers le cinéma français avec le réalisateur de Casque d’or, de Falbalas, d’Édouard et Caroline et du Trou, montrant l’acuité de sa mise en scène, son économie de moyens, et en même temps son attention à la réalité, la justesse des personnages, l’étude précise d’un milieu, d’un métier.

GOUPI MAINS ROUGES – Jacques Becker (1943)
Dans son auberge des Charentes, le clan Goupi attend Goupi Monsieur, le petit-fils qui a réussi à Paris. Ce soir-là, l’aïeul, Goupi l’Empereur, a une attaque, de l’argent est volé, l’acariâtre Goupi Tisane est assassinée. Et toute la famille ne pense qu’à retrouver un magot caché dans la maison… On est frappé par la modernité de ce film sorti sous l’Occupation, le deuxième de Jacques Becker après Dernier Atout — deux oeuvres qu’il put tourner en échappant au stalag après avoir simulé des crises d’épilepsie.

CASQUE D’OR – Jacques Becker (1952)
Marie, surnommée Casque d’or pour son éclatante chevelure blonde, a un « homme », Roland, l’ébéniste, dit Belle Gueule, petite frappe appartenant à la bande de Leca, caïd de Belleville. Un dimanche, dans une guinguette à Joinville, elle fait la connaissance de Manda, voyou repenti devenu charpentier. Par provocation, elle lui demande de l’inviter à danser… Echec total à sa sortie, un classique aujourd’hui. Casque d’or évoque ce Paris 1900 des fortifs et des caboulots, des malfrats et du populo, ainsi que ce quartier de Belleville (superbes décors de Jean d’Eaubonne) qui avait alors la dimension humaine d’un village. Avec le lyrisme sec qui lui est propre, Becker décrit les rouages d’une tragédie implacable : la violence d’une passion qui lie deux amants jusque dans la mort.

TOUCHEZ PAS AU GRISBI – Jacques Becker (1954)
Classique par son sujet, le film tire son originalité et son phénoménal succès du regard qu’il porte sur ces truands sur le retour. Nulle glorification de la pègre ne vient occulter la brutalité d’hommes prêts à tout pour quelques kilos d’or. Délaissant l’action au profit de l’étude de caractère, Jacques Becker s’attarde sur leurs rapports conflictuels, sur l’amitié indéfectible entre Max et Riton. Et puis il y a la performance magistrale de Jean Gabin. Il faut le voir, la cinquantaine séduisante et désabusée, prisonnier d’un gigantesque marché de dupes, regarder brûler la voiture qui contient les lingots et quelques minutes plus tard apprendre, au restaurant, la mort de son ami.
Les extraits













- THE LONG NIGHT – Anatole Litvak (1947) / LE JOUR SE LÈVE « refait » et « trahi »
- EDWIGE FEUILLÈRE : LA GRANDE DAME DU SEPTIÈME ART
- LA POLITIQUE DU CINÉMA FRANÇAIS
- THE GARMENT JUNGLE (Racket dans la couture) – Vincent Sherman (1957)
- THE RACKET (Racket) – John Cromwell (1951)
Catégories :Les Réalisateurs