En attendant le feu vert pour L’Etrange Monsieur Victor, Jean Grémillon a eu le temps de réaliser Gueule d’amour, adapté par Charles Spaak d’un roman d’André Beucler. Nous sommes en 1937, et ce film qui devait être une parenthèse, une œuvre de circonstance, marquera au contraire un tournant dans la carrière du réalisateur : grâce au succès commercial qu’il obtient, il permet à Grémillon d’entamer la période la plus féconde de son œuvre et de produire régulièrement jusqu’en 1944, des films qui marquent une synthèse réussie entre ses exigences artistiques et les contraintes d’un cinéma populaire. Enfin, Gueule d’amour correspond à une nouvelle orientation thématique, centrée sur la relation amoureuse, qu’on retrouve ensuite dans tous ces films jusqu’à L’Amour d’une femme. « Last but not least », ce film marque les retrouvailles avec Charles Spaak, qui, depuis les échecs cuisants de La Petite Lise et Daïnah la métisse, a collaboré à un nombre impressionnant de chefs-d’œuvre qui ont été également des succès commerciaux, que ce soit avec Feyder, Duvivier ou Renoir. On le retrouve ensuite avec Grémillon pour L’Etrange Monsieur Victor, Remorques et Le Ciel est à vous.

Charles Spaak a prétendu avoir fait l’adaptation de Gueule d’amour sans même avoir lu le roman ; la reprise terme à terme de certaines scènes prouve que c’est faux ; mais les différences profondes entre l’esprit du roman, écrit en 1926 par André Beucler, et celui du film, réalisé par Jean Grémillon en 1937 permettent de comprendre le sens de cette boutade. Une fois de plus, un titre identique cache deux œuvres sans grand rapport l’une avec l’autre.

Pour le cinéphile comme sans doute pour le critique littéraire, la comparaison entre les deux œuvres est riche d’enseignement, car les choix de l’adaptateur et du cinéaste par rapport au matériau d’origine (les suppressions autant que les ajouts) révèlent dans quelles directions le film a retravaillé le roman pour devenir cette nouvelle œuvre, habitée par les préoccupations de l’auteur et du moment.

Gueule d’amour paraît en 1926 chez Gallimard qui a fait découvrir son auteur un an plus tôt. André Beucler, né en 1898, fait partie de cette « génération flamboyante » qui naît au tournant du siècle et sera forgée et décimée à la fois par la Grande guerre. Et le roman qui nous occupe appartient pleinement à cette littérature hantée par l’expérience des tranchées et par la « trahison » de l’arrière, célébrant la fraternité des anciens combattants comme protection contre bouleversements sociaux et culturels provoqués par la guerre. On retrouve dans Gueule d’amour le personnage de « femme moderne » qui a fait le succès de scandale de La Garçonne de Victor Margueritte en 1922. Image largement fantasmatique où l’émancipation sexuelle et économique des femmes est vécue comme une trahison, voire une entreprise de destruction des hommes.

Le roman d’André Beucler, d’une indéniable qualité littéraire, est écrit à la première personne par un narrateur dont les souvenirs militaires empruntent largement à l’autobiographie, et met en scène une femme fatale qui « blesse à mort » les trois hommes de l’histoire, avant d’être elle assassinée. Le narrateur oppose le présent morose de la vie civile et de la déchéance du héros Lucien Bourrache, devenu bistrotier d’une gargote pour immigrés dans le no man’s land d’une zone industrielle, et le passé radieux du service militaire où les deux hommes se sont rencontrés juste après l’armistice, quand Lucien alias Gueule d’amour incarnait « la joie d’exister »…

Dans une construction narrative complexe, André Beucler fait alterner le récit de différentes strates du passé et les rencontres successives des trois protagonistes avec celle qui se révèlera être la même femme, fatale pour chacun d’entre eux… Hanté par la nostalgie d’un monde de fraternité masculine où les femmes n’existent que comme instruments de plaisir interchangeables le roman d’André Beucler construit le personnage féminin comme une énigme absolue, aussi irrésistible qu’incompréhensible. Sans attaches et imprévisible, elle incarne le piège de la séduction dans lequel tous les homes tombent, même ceux qui paraissent les mieux armes dans ce domaine, comme le fameux Gueule d’amour.

On trouve dans ce scénario tous les ingrédients d’un bon drame des années 1930 : une complicité masculine brisée par l’irruption d’une femme (fatale forcément !), et le meurtre final qui plonge son auteur dans un enfer intérieur pire que la mort. Cette trame narrative est mise en scène à travers des décors et des situations qui renvoient à tous les grands genres populaires des années 1930 : le comique troupier et le drame militaire, le « boulevard » comique et sérieux, et le drame populiste, tout cela ponctué par des images de type documentaire qui les mettent en perspective. Bien que de telles ruptures de ton ne soient pas nouvelles chez Grémillon, elles acquièrent ici plus de force parce qu’elles ne sont pas assimilables à des « effets de style » chers aux cinéastes de l’avant-garde des années 20. Le « style » du Grémillon de 1937 est beaucoup plus « discret », c’est à dire respectueux d’un certain nombre de codes cinématographiques qui se sont imposés avec le parlant dans tout le cinéma narratif dominant. [Jean Grémillon, Le cinéma est à vous – Geneviève Sellier – Ed. Meridiens Klincksieck (1989)]

On est d’abord frappé par la différence de style entre le prologue et le récit qui suit. Les six premiers plans de type documentaire décrivent une maison, une rue, une place ou s’active un rémouleur. L’unité de ces images se fait par la lumière solaire très forte, typique du sud de la France, mais ils ne sont raccordées que par l’inscription « Orange 1936 », dont la précision est assez rare dans le cinéma français de l’époque. En fait, le contenu des images renvoie plutôt à des connotations rurales qu’urbaines (rues étroites et presque vides, petits métiers ambulants, arbres, fontaines), sans pour l’instant aucun élément évocateur d’Orange, qu’on verra plus tard. Le caractère documentaire de ces premiers plans s’exhibe à travers l’anonymat des personnages et le « naturel » des extérieurs.

La rupture est brutale avec la séquence suivante, très nettement tournée en studio, qui reprend une décor-poncif de l’époque : le café. A partir d’un gros plan de carafes d’eau alignées, un travelling le long d’un comptoir détaille l’accumulation d’objets témoignant de préparatifs jusqu’à la caisse derrière laquelle on découvre une femme potelée entre deux âges (Jane Marken) qui se fait les ongles en chantonnant gaiement. Des coups sourds la dérangent : elle ouvre une porte sous le comptoir, d’où sort un homme corpulent (Henri Poupon) qui bougonne en remontant des bouteilles. Le spectateur a compris qu’il s’agit du patron et de sa femme, et l’on a droit à une scène pittoresque et acide entre les deux époux (l’accent « pointu » de madame face à l’accent marseillais de monsieur), dans le plus pur style du boulevard.

L’effet de genre est souligné par ces dialogues faits de bons mots, et par des acteurs immédiatement repérables dans le paysage cinématographique de l’époque comme ces pittoresques seconds rôles que Raymond Chirat et Olivier Barrot appellent « Les Excentriques du cinéma français ». On n’a plus à présenter Jane Marken qui de Partie de campagne à Hôtel du Nord, de Lumière d’été aux Enfants du paradis, a associé ses rondeurs et son rire perlé à presque tous les chefs-d’œuvre du « réalisme poétique », apportant une note de gaité aux films les plus sombres. Quant à Henri Poupon, acteur marseillais typique, on le trouve dans sept films de Pagnol et deux de Carlo Rim entre 1929 et 1939. Ces deux acteurs apportent donc, dans le contexte où ils sont présentés, un ton comique bon enfant familier au spectateur.

Les plans qui s’enchaînent sur les mouvements des personnages permettent de constituer un espace filmique (la salle du café-restaurant avec son comptoir), alors que les plans d’ouverture ne sont pas « raccord ». L’opposition entre prises de vue documentaires et cinéma de studio se fait aussi par les mouvements de caméra ; les deux petits panoramiques de la première séquence contrastent avec le long travelling sur le comptoir, techniquement beaucoup plus sophistiqué ; enfin la lumière solaire du début s’oppose à la lumière « de studio » moins contrastée et plus égale dans la séquence d’intérieur.



L’arrivée des spahis à Orange, avec la foule qui acclame les soldats, défilant impeccablement sur leurs chevaux, pourrait ouvrir un de ces multiples films patriotiques et coloniaux, à la gloire de l’armée française, dans lesquels on retrouve presque immanquablement Pierre Magnier, le commandant de Gueule d’amour.

Dans l’épisode suivant, le changement de lieu correspond à un changement de genre : on passe du décor provincial d’une petite ville de garnison au cadre luxueux de la Côte d’azur, lieu de villégiature des riches oisifs consacré par le cinéma depuis Feuillade. Un plan nocturne de la baie de Cannes fait la césure avec l’épisode précédent et nous entrons d’abord dans le bureau du télégraphe, lieu public « neutre» qui permet la rencontre entre « Gueule d’amour » et Madeleine (Mireille Balin). Chacun porte à ce moment les attributs du genre qu’il représente : Lucien apparaît dans une superbe djellaba brodée, tenue d’apparat des spahis ; Madeleine, d’une beauté très sophistiquée, émerge d’un écrin délicat de fourrure blanche qui couvre une robe du soir au décolleté dorsal vertigineux. Leur rencontre correspond donc à la confrontation de deux genres, le militaire et le mondain.

Le casino dont on ne voit que la salle de danse, avec ses lustres et ses plantes vertes, est présenté comme le décor de Madeleine (elle joue), dans lequel Lucien fait sensation : son uniforme rutilant attire les regards, confirmant le prestige dont jouit l’institution militaire dans la société civile. La confrontation entre les deux univers (et les deux genres) paraît se terminer à l’avantage du militaire, dont l’attitude chevaleresque a séduit la belle mondaine, mais le retournement final (elle lui ferme la porte au nez) nous amène à nous interroger. Le monde de l’argent qu’incarne Madeleine sait utiliser les militaires (ici elle joue son argent) mais les remet à leur place, une fois la représentation terminée. Le mélange des genres n’a lieu que pour la galerie. L’intérêt de cet épisode cannois est donc de mettre en place l’enjeu social de cette confrontation des genres, en les liants explicitement à différents milieux sociaux.




Après un intermède en plein air, nous retrouvons Lucien à Paris et de nouveau l’épisode est traité comme la confrontation de deux genres : le « boulevard » et le drame populiste (qui correspondent à leur tour à deux types de décors : les intérieurs vastes et luxueux des beaux quartiers, et les hôtels meublés des quartiers populaires). Gabin joue les ouvriers typographes avec la même aisance qu’il incarnait un spahi, ce qui correspond effectivement aux principaux emplois qu’on lui proposait dans les années 1930 : on avait pu le voir dans Les Gaîtés de l’escadron de Maurice Tourneur (1932) avant qu’il n’incarne le légionnaire de La Bandera de Duvivier, prouvant une fois de plus la complémentarité des genres militaires comique et sérieux ; mais dans le même temps La Belle marinière de Lachmann (1932) puis La Belle équipe de Duvivier (1936) consacrait son registre « prolétaire ». En revanche, dans cette première partie de sa carrière, il n’aborde quasiment jamais les genres propres au « boulevard » (comique ou sérieux).




L’épisode parisien de Gueule d’amour utilisé par cette caractéristique de l’acteur pour mettre en valeur l’incompatibilité une entre le milieu de Lucien et celui de Madeleine. Sa silhouette massive, son visage buté et sa gouaille populaire se heurtent violemment à la distinction aristocratique du maître d’hôtel de Madeleine (Jean Ayme) ainsi qu’à la prétention « nouveau riche » de sa mère (Marguerite Deval). Ces acteurs appartiennent au monde du boulevard aussi clairement que Gabin à l’univers populiste. Seconds rôles aussi prolixes l’un que l’autre dans les années 1930, ils sont spécialisés, l’un dans les emplois d’aristocrate et de domestique stylé, l’autre dans les douairières et les entremetteuses. Pour le spectateur de l’époque, ils sont aussi aisément repérables que Pierre Magnier ou Jane Marken. Grémillon lui-même a déjà utilisé Jean Ayme dans Valse royale pour jouer les aristocrates et dans Pattes de mouche pour jouer les majordomes. On appréciera cette fusion de deux statuts sociaux opposés en une seule image : on peut en inférer au choix le prestige de la fonction de domestique, ou l’image dégradée du statut de l’aristocrate dans les représentations de l’époque !

Alors que Madeleine incarne pour Lucien (et pour le spectateur) la beauté et la richesse dans leurs aspects les plus séduisants, la mère et le maître d ‘hôtel de la jeune femme, et à la fin son « protecteur », ont valeur de révélateur : à travers leur appartenance visible au monde du boulevard, ils exhibent le côté sordide du milieu de Madeleine ; prêts à toutes les bassesses pour garder leurs privilèges, ils s’acquittent (avec délectation) des manœuvres nécessaires pour éliminer l’intrus dont le tort essentiel est d’avoir « mauvais genre » (justement). Belle demi-mondaine, riche protecteur, mère abusive, domestique indiscret, nous sommes bien dans l’univers du boulevard, sur fond de décors d’un luxe tapageur : l’appartement de Madeleine est une suite de salons pleins de divans profonds et de bouquets énormes, et sa salle de bains n’est pas indigne d’Hollywood.




Par contre l’univers de Lucien évoque irrésistiblement les films populistes, depuis Sous les toits de Paris (René Clair, 1930) jusqu’au Jour se lève (Marcel Carné, 1939) : l’hôtel meublé avec son patron méfiant (Pierre Etchepare), le bistrot « A la grille » où Lucien a son couvert mis, la petite imprimerie où il se fait embaucher, tous ces décors avec leurs personnages dessinent un monde populiste (sinon populaire) qu’on retrouve dans Le Crime de Monsieur Lange ou dans La Belle équipe. Dans la confrontation entre ce monde populiste et l’univers du boulevard, l’opposition éclatante entre les riches oisifs et les pauvres travailleurs se double d’une contraste entre un monde factice et un univers authentique : en effet les décors et les personnages du « boulevard » issus d’une tradition déjà ancienne dans le théâtre français, sont perçus comme beaucoup plus conventionnels que les décors et les personnages « populistes », issus d’un courant romanesque récent et éclectique qui, d’Eugène Dabbit à Pierre Mac-Orlan, est en train de susciter un renouvellement tant esthétique que thématique dans le cinéma français.

Mais l’impression de plus grande authenticité des décors populistes vient aussi de ce que Grémillon a recours à des images de type documentaire pour les introduire (sortie d’usine, rues, façades) alors que le monde de Madeleine n’est pas inséré dans un environnement qui l’authentifie : on ne voit que la porte extérieure de son immeuble, mais jamais la rue ou le quartier. Ainsi, alors même que le héros est mis en situation d’infériorité par un monde qui exhibe sa richesse pour mieux l’interdire aux « pauvres », la confrontation des deux univers dans le texte filmique aboutit à valoriser l’univers des pauvres aux dépens de celui des riches. L’impression d’ authenticité rejaillit sur les personnages en l’occurrence sur Lucien, dont le changement de comportement (c’est-à-dire de jeu) coïncide avec le passage de l’univers militaire au monde populiste : le caractère « superficiel » du don Juan un peu fat de la première partie a cédé la place à une figure d’amoureux souffrant beaucoup plus propre à attirer la sympathie des spectateurs (et des spectatrices !). Par opposition, le personnage de la mère de Madeleine est d’autant plus odieux qu’elle cabotine à outrance dans la plus pure tradition boulevardière ! Ainsi, l’humiliante éviction que subit Lucien est contrebalancée dans l’esprit du spectateur par l’image négative de l’univers dont il est exclu. Le film prend ainsi une revanche esthétique sur les inégalités sociales qu’il représente.




Mais entre ces deux univers opposés, l’épisode parisien nous propose un décor auquel nous devons faire un sort : il s’agit du hall de cinéma dans lequel a lieu la deuxième rencontre entre Lucien et Madeleine ; contrairement au télégraphe de nuit cannois, il n’est pas neutre socialement puisque Lucien, l’ouvrier typographe, y vient grâce aux billets de faveur que lui a donnés son patron, chargé d’imprimer les programmes ; quant à Madeleine, elle entre au bras de son « protecteur », habillée d’un tailleur chic, et elle attend discrètement à l’écart pendant que son compagnon va acheter les billets. Le luxe du hall confirme qu’il s’agit d’un de ces cinémas d’exclusivité réservés aux spectateurs aisés, qui se multiplièrent pendant les années 1930, mais dont le confort et la programmation (et les prix prohibitifs !) les distinguaient nettement des cinémas de quartier, accessibles au public populaire. Donc, Lucien est déplacé socialement dans ce lieu, contrairement à Madeleine. Et toute la scène se déroule par le truchement des miroirs, comme pour souligner l’illusion dont Lucien est victime, au même titre qu’un spectateur de cinéma.

Le dernier épisode (le retour à Orange) fonctionne comme une reprise de l’ensemble du film, avec un certain nombre de variantes qui en modifient le sens. On revoie d’abord le café Cailloux, avec une reprise terme des péripéties du début (l’arrivée des spahis). Mais la place de Lucien a changé : au centre du rituel social dans la première partie, il en est maintenant exclu : client anonyme dans le café, il est abandonné sitôt reconnu par les patrons, parce que le régiment arrive. Sa déchéance sociale est confirmée ensuite, quand on découvre le café qu’il a pris en gérance, en pleine campagne, et dont les seuls clients Sont des « travailleurs immigrés » ; on retrouve l’atmosphère de ruralité du prologue, mais cette fois-ci intégrée à la fiction et s’opposant aux différents univers urbains que le héros a traversés. Le décor nu et sordide du café, avec son arrière salle sombre relève davantage d’un naturalisme à la Zola que du populisme, toujours en quête de pittoresque. On a l’impression que dans le cinéma français de l’époque, malgré le succès des films de Pagnol, le prestige de l’urbain est tel que même les quartiers ouvriers de la capitale sont plus dignes d’être représentés que le monde rural, synonyme d’exclusion sociale. Peut-être faut-il mettre ce phénomène en relation avec l’importance de l’exode rural à cette époque…

La déchéance sociale de Lucien se marque aussi dans les changements de costume : on est passé de l’uniforme rutilant du spahi au complet veston avec chapeau mou de l’ouvrier parisien endimanché ; mais le patron de bistrot est en bras de chemise avec un long tablier et la casquette du « prolo » ; son aspect débraillé manifeste la profondeur du changement par rapport au beau militaire du début du récit : la déchéance sociale correspond aussi à une destruction psychologique du personnage…

Dans cette dernière partie, le café de Lucien est mis en perspective avec la maison de René, que celui-ci lui présente comme le signe même de sa réussite sociale : il est devenu, en tant que médecin, un notable de la ville d’Orange, et le jardin privé qui entoure sa maison, qu’il fait longuement admirer à son ami, est vanté par lui pour son caractère « charmant et provincial à souhait » « traditionnel » et « vieillot » ; dans le film, il s’oppose à la fois au luxe moderne de l’appartement de Madeleine et à la pauvreté sordide du café de Lucien : il s’ agit d’extérieurs « naturels » qui contrastent avec les intérieurs plus conventionnels et visiblement reconstitués en studio. On retrouve la lumière solaire très forte des plans documentaires du début et ce qu’on nous donne à voir de cette maison massive, de type provençal, avec sa terrasse de plain-pied et les platanes séculaires qui projettent leur ombre légère sur la façade, évoque effectivement l’image d’une vie provinciale tranquille et confortable très loin des mondes de convention que le cinéma de l’époque privilégie.




Cela correspond au personnage de René qui au début du film, incarne une position sociale intéressante (médecin) mais en même temps une personnalité assez terne (il envie à Lucien sa séduction) qui sert essentiellement de faire-valoir à son ami (il lui donne la réplique au café Cailloux) ; il est un représentant du spectateur dans la fiction, lui désignant l’objet à désirer (Gabin) tout en concourant à le rendre désirable. Puis dans l’épisode parisien, il fait irruption chez Lucien comme un rappel d’une réalité terne mais sereine face aux débordements passionnels que vit Lucien. Enfin, dans le dernier épisode, il incarne une réussite sociale « réaliste » qui contraste avec la déchéance de son ami. Toutefois, en venant se prendre à son tour dans les filets de Madeleine, il quitte le domaine de la réalité et rejoint Lucien dans sa fascination pour les créatures de rêve, au moment où celui-ci commence à en faire son deuil.

Mais les connotations très terre-à-terre que produit l’acteur René Lefebvre (est-ce un hasard si le personnage a le même nom que l’acteur ?) et le décor auquel il est associé, suggèrent à travers lui que c’est la fascination du spectateur que le film met en scène, reconstituant en abîme le miroir aux alouettes auquel il se laisse prendre quand il va au cinéma. Mais, alors que le spectateur est prêt à croire à l’histoire d’amour entre Lucien et Madeleine, il n’est pas dupe de sa répétition avec René, parce que ce personnage, présenté depuis le début du film comme un autre lui-même, n’est pas désirable. Le mécanisme de la passion amoureuse nous apparaît alors de façon « objective », sans que joue le désir d’identification. [Jean Grémillon, Le cinéma est à vous – Geneviève Sellier – Ed. Meridiens Klincksieck (1989)]

L’utilisation massive des extérieurs naturels dans cette dernière partie du film fonctionne un peu comme une confrontation entre la réalité et la fiction ; Madeleine en sera la victime principale, à cause de son adhésion totale à un monde de convention (au sens à la fois esthétique et social du terme). Mais les deux protagonistes masculins s’ils en réchappent physiquement, sont brisés psychologiquement et socialement d’avoir dû détruire les images si séduisantes auxquelles ils s’étaient laissé prendre… Madeleine, en quittant les décors luxueux dans lesquels nous l’avons vu évoluer depuis le début du film, pour aller chercher Lucien dans le bouge sordide où il s’est réfugié, a signé son arrêt de mort : on a l’impression en effet que la richesse du cadre qui l ‘entourait tenait en respect le désir des hommes qu’elle suscitait (c’est le sens de l’humiliante retraite de Lucien, mis à la porte de son appartement comme le dernier des hommes) ; mais sortie de cet univers qui la protège et lui donne sa valeur, elle devient vulnérable : la dernière partie pour elle est une épreuve de réalité ; et comme elle n’est qu’une créature de rêve, elle n’en sortira pas vivante. Encore une fois, c’est le cadre qui détermine l’histoire : pour le spectateur, elle perd un peu de son aura à être vue avec René dans le grand soleil du Midi, mais la chute aura lieu dans l’arrière-salle du café de Lucien, et il a cette fois-ci l’initiative : on attendra son entrée pour commencer (Madeleine l’attendra, sagement assise) ; il disposera d’abord les décors et les figurants (il mettra dehors les deux consommateurs et enverra sa servante se coucher) ; les deux protagonistes se disputeront la place de meneur de jeu mais c’est finalement Lucien qui décidera de son issue (il étranglera Madeleine « pour la faire taire »).

On a l’impression que Mireille Balin est venue se fourvoyer dans un drame naturaliste dont elle ne connaît pas les codes : sa morgue de parisienne riche et belle est tellement déplacée dans ce bouge perdu dans la campagne que son charme (au sens magique du terme) n’agit plus : elle est à la merci de Lucien, qui cette fois-ci est à l’aise dans le décor. Il retrouve le jeu violent qu’on lui a déjà vu dans La Bandera, La Belle équipe, Les Bas-fonds et Pépé le Moko pour étrangler sa maîtresse paralysée par la surprise.















La dernière scène rappelle l’ouverture du film de Renoir, Toni, nous sommes sur le quai d’une petite gare du midi de la France apparemment filmée en extérieurs naturels, avec des groupes de travailleurs qui se dirigent vers le quai « direction Marseille » ; Lucien et René se cachent dans la salle d’attente en attendant le passage du train, qui se reflète sur les vitres, Lucien part, laissant son ami sur le quai de la gare. Cette fin, qui paraît entièrement filmée en extérieurs naturels, peut s’interpréter comme un retour à la réalité entre deux fictions : le Lucien qui part en Afrique, pour échapper à la justice autant que pour expier son crime, ressemble comme un frère au héros de La Bandera…

Gueule d’amour marque donc une étape décisive dans la position que Grémillon tente de se construire à l’intérieur du système de production des films : pour la première fois en effet, il utilise frontalement le « star system » à la française, avec le couple vedette Gabin-Balin ; mais, en les insérant dans une confrontation entre plusieurs genres très en vogue à l’époque, il fait apparaître leur caractère conventionnel et les enjeux idéologiques des images qu’à travers eux on donne à désirer aux spectateurs ; le moteur du récit peut s’analyser comme une déconstruction systématique de ces images que le film a d’abord présentées, dans la logique du cinéma dominant, comme éminemment désirables pour le spectateur. Le rappel constant à l’intérieur de l’histoire, du clivage central du dispositif cinématographique entre le spectateur et le spectacle, que le cinéma classique s’attache à occulter, se double d’une confrontation entre des images de studio et des images « du monde », qui tend à représenter à l’intérieur du texte filmique le principe que Godard rappelle au début du Mépris : « Le cinéma substitue à notre regard un monde conforme à nos désirs ». [Jean Grémillon, Le cinéma est à vous – Geneviève Sellier – Ed. Meridiens Klincksieck (1989)]

L’histoire
Lucien Bourrache (Jean Gabin), un sous-officier de spahis caserné à Orange soulève tous les cœurs féminins ; mais, lassé des succès qui lui ont valu le surnom de « Gueule d’amour », il préfère la compagnie de son ami René (René Lefèbvre), le médecin major du régiment. De passage à Cannes pour toucher un petit héritage, il rencontre Madeleine (Mireille Balin), belle demi-mondaine qui l’entraîne au casino où elle joue et perd les 10.000 francs de l’héritage. Puis, alors qu’il croit l’avoir séduite, elle lui ferme la porte au nez. Lucien n’aura de cesse de retrouver cette femme : il quitte les spahis, monte à Paris où il trouve un emploi de typographe et rencontre par hasard Madeleine au cinéma après avoir été éconduit plusieurs fois par son domestique. Cette fois-ci, elle répond à ses avances, et Lucien croit enfin son bonheur arrivé. C’est compter sans les multiples obligations de Madeleine qui vit sur un grand pied, grâce à l’argent de son « protecteur » (Robert Casa). Malgré les supplications de Lucien, elle refuse de renoncer à sa vie mondaine et à son argent : c’est la rupture. Lucien désespéré rentre à Orange et prend en gérance un petit café à l’écart de la ville. René, son ami médecin, installé dans la petite ville, le retrouve et veut lui présenter celle qu’il espère épouser. Mais Lucien comprend que l’élégante parisienne dont son ami est amoureux, n’est autre que Madeleine qui le cherche. Après avoir tenté en vain de convaincre René du pouvoir maléfique de cette femme, assiégé par elle qui veut le reconquérir, il la tue, puis va tout avouer à son ami qui l’aide à fuir vers l’Afrique du Nord.




Les extraits

JEAN GRÉMILLON : L’amour du vrai
Le succès de Remorques, en 1941, devait constituer pour Jean Grémillon une revanche sur quinze ans de déboires. Curieusement, c’est au cœur d’une des périodes les plus noires de notre histoire, que ce « cinéaste maudit » va pouvoir le mieux s’exprimer, et dans l’œuvre de ce metteur en scène de gauche, s’il en fut, la période « vichyssoise » apparaît comme une trop brève saison privilégiée.





LUMIÈRE D’ÉTÉ – Jean Grémillon (1943)
Commençons par les femmes. Ni pin-up ni vamps chez Grémillon, mais des personnes à part entière, décidées, tourmentées. C’est vrai de Cri-Cri, ancienne danseuse devenue tenancière d’hôtel, ou de Michèle, jeune femme romantique venue là pour retrouver son amant. Ce marivaudage en altitude (les Alpes-de-Haute-Provence), hanté par le souvenir d’un crime, réunit des personnages à la dérive qui tentent de s’aimer.

PATTES BLANCHES – Jean Grémillon (1949)
Pattes Blanches, entrepris de façon quasi impromptue présente a priori tous les inconvénients d’une commande : le scénario d’Anouilh devait être réalisé par le dramaturge lui-même, s’il n’en avait été empêché par des problèmes de santé à la veille du tournage.

L’AMOUR D’UNE FEMME – Jean Grémillon (1953)
Cinq ans après Pattes blanches, Grémillon peut enfin réaliser un scénario qui lui tient particulièrement à cœur, puisqu’il en est l’auteur : L’Amour d’une femme reprend le thème des contradictions entre la vie professionnelle et la vie amoureuse et/ou conjugale, déjà développé dans Remorques ; mais le point de vue est cette fois-ci exclusivement féminin, et souligne, ce qui est parfaitement tabou dans la société française figée des années 1950, les difficultés propres des femmes dans la recherche d’un équilibre entre vie sociale et vie privée.

LE CIEL EST À VOUS – Jean Grémillon (1944)
Le Ciel est à vous est le plus beau film d’un cinéaste un peu maudit, trop en avance sur son temps. Pionnier, Jean Grémillon l’était dans sa vision très moderne de l’amour, du couple. Et surtout de la femme, qui travaille activement dans cette histoire-ci, en assumant sa passion de l’aviation. Inspiré d’un exploit véridique de 1937, ce film tourné sous l’Occupation montre des gens simples qui se surpassent et s’accomplissent de manière audacieuse, en s’affranchissant de l’ordre moral. Sensible et optimiste, le film sait décoller du réalisme pour atteindre, avec sa poésie discrète, une forme de transcendance.

JEAN GABIN
S’il est un acteur dont le nom est à jamais associé au cinéma de l’entre-deux-guerres, aux chefs-d’œuvre du réalisme poétique, c’est bien Jean Gabin. Après la guerre, il connait tout d’abord une période creuse en termes de succès, puis, à partir de 1954, il devient un « pacha » incarnant la plupart du temps des rôles de truands ou de policiers, toujours avec la même droiture jusqu’à la fin des années 1970.

MIREILLE BALIN
Des éclats du firmament jusqu’au ruisseau de l’oubli, la vie de Mireille Balin s’inscrit dans une suite logique d’événements à laquelle il lui fut pourtant impossible d’échapper.

MIREILLE BALIN, ou vous avez aimé cette femme… (par Pierre Philippe)
A deux pas de l’image, elle sourit. Dans l’air flotte encore l’odeur du déjeuner qu’on vient de prendre. Paul Azais m’observe, bourru. Nous sommes ici chez lui, qui est devenu chez « eux » depuis qu’il a ouvert sa maison à tous ceux du spectacle qui, un jour, se retrouvent brisés, morts à demi, spoliés des applaudissements, « sinistrés de la gloire », comme dit « France-Soir »…
- I DIED A THOUSAND TIMES (La Peur au ventre) – Stuart Heisler (1955)
- BARBARA STANWYCK
- ALL ABOUT EVE (Ève) – Joseph L. Mankiewicz (1950)
- [AUTOUR DE « L’IMPOSTEUR »] HOLLYWOOD S’EN VA-T-EN GUERRE
- JEAN GABIN : LE MAL DU PAYS
Catégories :Le Film français