Les Actrices et Acteurs

MIREILLE BALIN, ou vous avez aimé cette femme… (par Pierre Philippe)

Près de la Porte Champerret, l’une de ces cités qu’on dut peut-être, autrefois, taxer de « cité du bonheur » et qui ne garde de cette destination première qu’une cour aménagée en pelouse, qu’un bassin mosaïqué de bleu, que quelques maigres arbres dits « à fleurs » ou d' »agrément ». Autour, au-dessus de l’eden chlorotique, de gigantesques murailles de briques donnent un air anglais à l’ensemble, sans que cela réjouisse particulièrement le cœur. Escalier à odeurs, petit ascenseur coinçant… et, dans l’axe de la porte entrouverte, son visage, tout de suite. Elle est assise derrière une grande table recouverte d’une toile cirée jaune, que d’innombrables convives ont trouée de leur cigarette. C’est une salle à manger comme il doit y en avoir beaucoup dans ce bâtiment. Il y a de l’encombrement, des souvenirs bretons sur les murs, de hideuses statues héroïques sur les buffets, un divan, d’innombrables petits meubles qu’on devine emplis de choses inutiles et de papiers en liasses, rien, rien sur quoi l’œil puisse se poser avec satisfaction, sauf peut-être sur ce coin de mur où sont punaisées quelques photos dédicacées, et celle de Mireille Balin aux plus beaux jours, posant de biais sous sa belle perruque crêpée, le corsage de tricot blanc ouvert à point sur un buste parfait. Image classique, qui nous fit rêver en nos jeunesses d’amours torturantes, jamais assouvies, sur des draps de crêpe de Chine, sous des peaux d’ours blancs, aux pieds d’une Mireille Balin fragile et perverse, tirant d’un fume-cigarette endiamanté de fantasques volutes interdites…

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Mireille Balin

A deux pas de l’image, elle sourit. Dans l’air flotte encore l’odeur du déjeuner qu’on vient de prendre. Paul Azais m’observe, bourru. Nous sommes ici chez lui, qui est devenu chez « eux » depuis qu’il a ouvert sa maison à tous ceux du spectacle qui, un jour, se retrouvent brisés, morts à demi, spoliés des applaudissements, « sinistrés de la gloire », comme dit « France-Soir »… On entre, on sort. Je serre des mains : « Mme Félix Oudart… vous connaissiez ? » Ce n’est pas si pénible que je l’imaginais. Surtout si j’évite de regarder droit devant moi, si j’abstrais le masque terrible que Mireille Balin porte avec une sorte de courage. Ce presque jeune homme qui a trop grossi, qui est-ce ? Un acrobate rompu ? Un gros monsieur jovial a étalé sur la toile cirée de la paperasse, des lettres aux écritures naïves. Il répond. Beaucoup. Car une enquête dans « France-Soir », si ça ne rapporte pas de vrais secours, ça suscite d’innombrables détresses restées jusqu’alors dans l’ombre…

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Mireille Balin

Une dame obèse préside la tablée. Elle s’inquiète, tient bureau d’informations catastrophiques : « Oui, elle est morte… On lui a porté le nécessaire… Ça ne va pas fort… Elle a beaucoup de courage… » le train-train de la maison… Comment vivent-ils ?… Ils vendent des enveloppes dans les cinémas, envoient quelque rescapé faire encore risette au public, à l’entr’acte. Justement, Milly Mathis rentre tout à l’heure de province. « Et Mireille, hein ! on ne pourrait rien lui faire faire, à Mireille ? » Je m’efforce de trouver normale cette quête, mais la grosse dame reviendra trop à la charge, jusqu’à ce que je commence à trouver que cela ressemble à la traite. Et je m’en veux de l’écrire, parce que, tout de même, ils vont ouvrir un restaurant, un foyer, bientôt… Mais la grosse dame manque de tact, malgré son titre d’officier de l’Ordre international du Bien public et sa Médaille d’or du Mérite National… D’abord, comment ne s’aperçoit-elle pas que nous ne pouvons rien nous dire, Mireille Balin et moi, dans ce brouhaha, penchés tous deux symétriquement au-dessus de la toile cirée ? Ah! si, elle s’en avise. Nous voici dans la chambre des enfants qui donne sur la cour, le bassin bleu. Il pleut sur quelques géraniums, sur un bocal de poissons rouges, on respire. Je n’avais pas osé trop la fixer tout à l’heure. Maintenant, nous sommes face à face, en pleine lumière.

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Mireille Balin

Comment parler de ce visage, de ce corps ? les mots ne viennent pas, et s’ils viennent, on les refuse, d’instinct. Et si l’on va plus loin, si l’on pense qu’après tout, toute leçon est bonne à prendre, toute horreur porte sa part d’édification, on résiste à l’angoisse, on analyse. Qu’est-il arrivé à notre vamp frémissante, après que nous l’ayons laissée, ou détour de quelque film, assurément seule, parée de satin clair et de fourrure blanche ? Elle dit, la maladie, et il faut la croire. Mais la maladie ne détruit pas seule, de cette façon, un être humain « beau, riche, célèbre, heureux »… Des légendes courent, qu’elle réfute : « Je ne sais pas ce qui s’est passé, soudain tout le monde s’est mis à parler de moi, à écrire des histoires idiotes, à me salir… Des gens que je n’avais jamais vu ont publié des interviewes incroyables… Que faire? Oh ! je les excuse, c’est le métier… Il faut ça aux gens, n’est-ce pas ? Une histoire vraie, propre, ça n’intéresse personne, alors on brode, on met autour une dentelle sale… » Pour moi qui ne veux rien trancher, j’écarte une possible fin à la Laclos – car c’est bien le visage de la Merteuil aux dernières pages des « Liaisons » que voici – et une réalité trop prompte à plagier les artifices de l’écran, le vraisemblable écran que nous jugions invraisemblable si elle y apparaissait plus fatale, plus satanique et aussi plus destructible.

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Mireille Balin

Légende pour légende, je préfère celle qui la peint jouant au naturel Hiroshima mon amour et se terrant, morte de peur et de faim, dans une cave, contre un officier suivi jusqu’au bout de la nuit… Est-ce la dernière bobine de Terre de feu, de Coups de feu, de Menaces, de Macao, de L’Assassin a peu la nuit, de Malaria ? J’aimerais croire qu’à cette litanie succède, dans le cadre de la série « Splendeur et Misère des Grands Mythes », ces instants d’amour fou et condamné réalisés par l’une des prêtresses de l’amour désinvolte.

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Mireille Balin

Il faut parler, cesser de se faire mal à force de juxtaposer un beau visage pur à ces formes broyées, un regard de magicienne à ces prunelles noyées dans une vase verte… «Ma carrière, c’est un accident, je n’y suis pour rien… Je n’ai jamais pensé faire du cinéma, qu’est-ce qu’on aurait dit à la maison !… Je sors de la bourgeoisie, vous savez, et plutôt au-dessus qu’au-dessous (geste). Et puis un jour, il faut gagner sa vie… Je savais quatre langues, j’ai pensé trouver une place de vendeuse. Mais dans la maison où j’étais, on m’a convaincue rapidement qu’avec la silhouette que j’avais, je gagnerais beaucoup plus comme mannequin. Va pour le mannequin… et puis j’ai posé pour des publicités, des machines à écrire, des bas… Un jour, Pabst a vu ma photo sur un magazine. Il paraît que j’étais tout à fait le type qu’il cherchait pour la nièce de Don Quichotte, un type vraiment espagnol… quoique je n’ai pas une goutte de sang espagnol dans les veines, enfin, selon lui… Vous savez, c’était l’époque des petites bonnes femmes à nez retroussé… Bref, je suis engagée par Pabst. J’ai pris le train jusqu’à Nice, mon petit chien sous le bras et je suis tombée dans Babel ! Ecoutez, c’était inimaginable comme premier contact avec le cinéma : personne ou presque ne parlait français sur le plateau… L’opérateur, Farkas, était Tchécoslovaque ; Pabst, bien sûr, Allemand ; Chaliapine et les producteurs étaient Russes ; il y avait les Américains pour la version anglaise, dont Kim Fox, qui avait mon rôle… Je crois bien qu’avec un petit gros qui jouait Sancho… Bourvil… non, Dorville, nous étions les deux seuls à parler français et encore, le soir, en rentrant à l’hôtel, j’étais bègue… Je n’y comprenais rien. Et puis Pabst, de haut, dirigeait tout avec cérémonial, attendant que le petit nuage passe au-dessus du moulin, nous faisant attendre toute une nuit pour que l’aube se lève sur les livres qu’on brûlait. Je me souviens, j’étais ivre de fatigue, je dormais debout… les yeux me piquaient… on m’a trainée devant les livres en feu… Vous savez, on pleure à force de bailler, et moi j’essuyais mes larmes, dans le dos de Pabst… Il s’en est aperçu, et m’a fait jouer la scène en larmes, justement… une idée que je lui avais donnée.»  

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Mireille Balin

Elle s’éveille à ces souvenirs. Ils sont foule pour cette première aventure. Et c’est encore le baragouin qui la fait rire, d’un immense rire artificiel et un peu gris… « Je crois bien que jamais Pabst n’a su mon nom. Il habitait Beaulieu et confondait… « Mireille Beaulieu, disait-il, ou je rentre à Balin ! » Tenez, encore quelque chose de drôle : un jour, j’assiste à la projection des rushes. Il y en avait un que j’attendais avec impatience, parce que je croyais bien avoir entendu dans la bouche de Chaliapine, alors que dans cette scène-là il me tenait pressée sur son vaste estomac : « Je te donnerai une couronne de radis.. » Projection du morceau…. j’entends encore « couronne de radis », ça me paraissait drôle. Alors, toute timide, je me glisse jusqu’à Paul Morand, qui avait écrit les dialogues, et je lui dis  : « Ecoutez, je suis inquiète, j’ai bien cru entendre « couronne de radis »… » Lui, il n’avait rien remarqué, pas plus que les autres, mais lui, il parlait français, tout de même. J’étais bien embêtée. J’avais peur d’avoir dit une bêtise, peur de me faire fiche dehors. Morand réclame une seconde projection. Alors, là, on entend tous les deux « couronne de radis »… Chaliapine avait confondu les radis et les rubis ! Je ne sais plus si on a recommencé la scène… » 

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Mireille Balin

Don Quichotte connaît un succès d’estime et l’on y découvre une Mireille Balin diaphane, levant vers les moulins de toutes sortes d’immenses yeux insondables. C’est un vrai départ, tout de suite, mais elle continue à n’y pas croire. Il est d’ailleurs difficile de croire à Vive la compagnie, Bonheur dangereux ou à On a trouvé une femme nue de M. Joannon qui, si l’on en croit Henri Colpi, auteur pré-loduquien d’un certain « »Nu à l’écran », « conserve longuement Mireille Balin en tenue d’Eve ». Le Sexe faible que tourne Siodmak, en 1933, ne vaut guère mieux, pas plus que Si j’étais le patron, le gros succès de Richard Pottier en 1934. « Celui-là, je me souviens qu’on n’en étaient pas fiers, à la fin du tournage… Je revois Max Dearly faisant une grimace significative… On a tous cru qu’on allait se faire ramasser… et puis ça a été un vrai triomphe, des semaines d’exclusivité ! Allez comprendre ! »  

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Mireille Balin

Tous ces films exhibent une Balin rondouillarde et juvénile, au goût du jour. Personne ne s’est encore aperçu que ses yeux étranges remontant vers les tempes, que sa bouche pulpeuse ne la prédisposent pas particulièrement à incarner les ingénues rosissantes. On la frise, on la vêt de tulles tendres, encore, dans Jeunes filles de Paris, une bluette que tourne un débutant, Claude Vermorel… Mais Duvivier la remarque, l’engage pour La Bandera. Elle tombe malade avant le tournage, est remplacée par Annabella. Partie remise. Si elle n’est pas la berbère de La Bandera, elle sera la dame lointaine de Pépé le Moko.

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Mireille Balin

C’est un tournant et elle le sait. Pour évoquer Duvivier, elle quitte le ton détaché avec lequel elle nomme les autres tournailleurs, les Mathot, les Vernay, les Delannoy qui la dirigèrent. « J’aimais bien Duvivier, avec sa précision, ses idées nettes. Pour nous, acteurs, c’est essentiel. » Duvivier façonne une Balin élégante, aux joues creuses, trimballant un ennui aussi distingué que ses petits ensembles couture ou ses robes coulant de longs reflets soyeux au long d’un corps enfin révélé dans sa distinction première. Elle est le rêve de Pépé, une forme claire qui scintille par instant dans la nuit. Elle n’exprime rien, on ne sait pas si elle aime, si elle est indifférente, morte à l’amour. Elle se dissoudra parfaitement dans la chaleur du port, quand Gabin mourra le long de la grille. Ce n’est pas tout à fait la vamp qu’elle va devenir bientôt, quoiqu’elle en possède déjà tous les attributs, et elle est encore douceur, oasis. La voilà marquée. Jean Grémillon va encore accentuer ses traits maléfiques. Dans Gueule d’amour, elle retrouve Gabin et sa vocation de femme fatale. Mais pour Grémillon, elle est une garce totale, définitivement murée dans son égoïsme comme dans une cape de renard blanc. Elle est flanquée d’une mère abominable (Marguerite Deval) et ne recueille pas un regret lorsque Gabin, dans une de ses célèbres et contractuelles colères rouges, la frappe à mort. « Grémillon, celui-là, c’était le Breton intégral, mais quel homme distingué, raffiné… C’est vrai, ça se sentait à ses moindres actions, c’est rare … » Mireille Balin est devenue une très grande vedette sans bien s’en rendre compte. On la reconnaît dans la rue : « Alors là, i’ ai eu honte, tout à coup, parce que je ne savais toujours rien de ce métier. Je me suis dit: attention, maintenant, il va falloir faire attention, et puis j’ai senti les yeux braqués sur moi, les bons petits copains qui n’attendaient qu’un faux-pas. Et moi, j’étais d’une timidité maladive, alors je me suis redressée, j’ai joué la hauteur, l’orgueil. Non, je n’ai pas souffert d’être cantonnée dans des rôles de vénéneuses, je pensais que j’étais faite pour ça et j’essayais de le faire le mieux possible, en bonne ouvrière. »  

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Mireille Balin

Elle tourne encore Naples au baiser de feu quelque chose comme une superproduction orchestrée par Génina et où l’on trouve pêle-mêle la coqueluche du jour, Tino Rossi, Viviane Romance qui y fait ses grands débuts, l’inévitable Dalio et Michel Simon… C’est alors qu’elle s’embarque, elle aussi, pour l’Amérique où l’appelle la M.G.M. Duvivier est du voyage. Paris s’inquiète : encore deux fleurons du Cinéma français en partance. Le Syndicat parle d’intervenir, d’empêcher la fuite vers l’Ouest de Morgan, Simon, Darrieux, Annabella, Balin, d’autres encore… Le correspondant particulier de « Pour Vous » câble à la rédaction parisienne que « Mireille Balin est arrivée à Los Angeles dans une imposante voiture conduite par un chauffeur impeccable et dans laquelle avaient pris place, à ses côtés, deux superbes chiens. Cet apparat était, paraît-il réglé par contrat: c’est la M.G.M. qui a payé l’addition. La jeune vedette française n’a pas fait de longues déclarations; elle s’est contentée de dire que Hollywood était loin de Paris, et qu’elle était éreintée par ce voyage de 8.000 kilomètres. Puis elle est aussitôt partie en week-end à Palm-Springs avec Mr et Mrs Schenck avec qui elle avait fait le voyage de New York à Hollywood… » Et après cette entrée en fanfare ?… « Rien, rien du tout, j’étais très mal à l’aise là-bas, dans leur système. Très vite, j’ai eu envie de rentrer. Ils voulaient me faire faire des choses impossibles un jour par exemple, ils me projettent La Chair et le diable avec Garbo et John Gilbert… Ils voulaient que j’en tourne le remake ! Vous pensez si j’ai refusé net ! Passer après Garbo, la remplacer, c’était une vraie folie… J’ai eu la trouille. Ils voulaient aussi refaire Pépé. Evidemment Duvivier n’a pas voulu. Lui, il avait accepté de superviser Marie Antoinette… Il me racontait de ces choses… Par exemple, « ils » avaient écrit la scène où Marie-Antoinette prend sa leçon de danse à Versailles… Duvivier s’informe de la partition qu’on joue là-dessus et il apprend qu’il s’agit d’un arrangement de « La Marseillaise » et de la « Carmagnole » ! Et il fallait entendre le personnel du studio se repérer dans l’Histoire de France ! En me faisant coiffer, j’entendais les garçons discuter : « Tu l’as fini, Louis… euh… combine, déjà… tu sais le gros  ? »… »  

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Mireille Balin

Quelques mois après, elle est de retour. A vrai dire, « ils » avaient déjà Marlène… Elle remet vite ses strass sataniques, ses robes lamées, ses fourrures, pour tourner La Vénus de l’or où elle a pour partenaire… Jacques Copeau. De lui, elle garde essentiellement le souvenir d’une gifle trop fortement administrée, qui lui abime le nez… Je ne sais plus si ses amours avec Tino Rossi défraient encore la chronique, entre deux salves meurtrières en Espagne. Korda la demande de Londres. Elle tourne pour la London Film quelque chose avec John Loder, mais quoi ?.. et aussi Cinq jours d’angoisse que Gréville tourne en double version, qui sera brûlé et qu’il faudra recommencer. Léon Mathot lui fait incarner son propre personnage dans Rappel immédiat : aux « heures tragiques » de 1938, une star quitte son mari, diplomate et conseiller officieux des Etats-Un (sic), dont l’action personnelle contribue largement à sauver la paix (resic) pour suivre son partenaire qui, pendant ce temps, a pris vraiment conscience de son destin d’homme (reresic)… Stroheim est le diplomate, Roger Duchesne l’acteur… le tout est sans doute admirable et tout de suite après, c’est Macao, l’immortel chef-d’œuvre de Delannoy, qu’il faudra, aussi, retourner pour cause d’occupation étrangère et d’éviction du grand Stroheim.

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Mireille Balin

Elle est évidemment une créature d’élection pour le Cinéma que va secréter la France durant ces années: les vamps se sont faites rares, le film policier reprend du service, on va avoir besoin de beaucoup de femmes lentes et mystérieuses, au revolver près du turban. Mais paradoxalement, elle commence par tourner, sous le règne du C.O.I.C., une adaptation de Daudet (Alphonse) par Mathot (Léon), Fromont jeune et Risler Aine ! Puis, dans le genre héroico-fasciste, le vieux Génina la fait participer, en Italie, au Cadet de l’Alcazar… « Pour la plus grande gloire de Franco » tient-elle à préciser sarcastiquement tandis que j’énumère devant elle la liste accablante. Un seul bon point: elle est de Dernier atout, des vrais débuts de Becker« Ah, mais non, j’avais déjà fait un film avec lui… » Comment, comment ? Elle n’est pas pourtant de la distribution de L’Or du cristobal.. Elle insiste: « Si, si, je m’en souviens parfaitement, le premier jour de Dernier atout Becker m’a dit : « Eh ! bien, on se retrouve ; avec Delannoy, on vous partage : deux films avec lui, deux avec moi… »» Je me permets encore de douter, mais elle ne m’y autorise pas. D’ailleurs, elle ne va pas en dormir de la nuit, mais elle le retrouvera, ce Becker d’avant Dernier atout… Presque en même temps, elle tourne aussi L’Assassin a peu la nuit de Delannoy, donc. Dans les deux films, elle est « un de ces beaux oiseaux de passage, de ces femmes d’escale qui jalonnent la vie aventureuse d’Al Capone » (Roger Régent), comme elle n’avait vraiment jamais cessé de l’être. Peut-être Becker la dirige-t-il avec, déjà, une élégance nonchalante qui donne un nouveau prix à la convention du personnage. Roger Régent, encore, note avec sa malice coutumière que, sous la férule du jeune réalisateur, « Mlle Balin elle-même jouait avec talent »… Je lui demande si elle a souffert de ce genre de lazzi. Oui, bien sûr, bien qu’elle ne lisait jamais rien, mais les méchancetés, n’est-ce pas, quelqu’un finit toujours par vous les rapporter… « Maintenant je comprends mieux tout ça, j’excuse. Je me dis : « Pardonne-lui, il a peut-être mal aussi, il est aigri, ce n’est pas de sa faute ». Vous voyez, j’arrondis les angles. Autrefois, non, ce bord de table était à angle droit, il le restait, maintenant… Regardez cette petite pluie, regardez ces fleurs, je les vois mieux maintenant. Je suis heureuse. Quand on a été, comme moi, jusqu’au fond, on revient vers les choses avec toute une philosophie, tout un bonheur de vivre. Je n’ai plus rien, mais jamais je ne me suis sentie vivre comme maintenant, avec cette plénitude. » 

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Mireille Balin

Nous sommes au bout de la filmographie. Encore un petit retour à la terre avec Haut le vent. Et puis le trou, avec ce seul titre, en 1946, La Dernière chevauchée, quelque chose d’insane que Mathot tourne au Maroc… Etait-ce pour éponger un peu de ces quarante millions d’impôts qu’elle doit payer à cette époque ? Elle devra vendre sa maison de Cannes. Et les amis, eh bien, les amis font savoir qu’ils sont justement très occupés, et puis, dit-elle, « il y a les autres qui vous regardent sombrer en salivant ». «Enfin, vous voyez, ça va mieux… J’ai encore eu un petit à-coup, il y a quelque temps, avec un peu d’hôpital, mais maintenant ça va. Ici, nous nous retrouvons tous les jours, comme en famille. Le soir, une amie me fait à manger et j’ai chez elle une chambre, une grande chambre. Je marche dans la rue, je fais des petites courses… » C’est fini, elle se lève : « Vous m’avez assez vue… » Ses doigts noueux accrochent sur la petite veste, sur le petit tricot jaune, une grande écharpe bleue, « plus vieille que moi », dit-elle.

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Nous repassons dans la salle à manger. Elle salue tout le monde, « à demain ! » et sort, vite, pour aller où ? Moi, je dois encore subir la grosse dame. « Pourquoi n’organiserions-nous pas des galas, hein ! avec les ciné-clubs… On enverrait Mireille, parce que vous comprenez, Mireille, je n’arrive pas à la caser. Elle ne chante pas, elle ne joue pas, mais elle peut répondre à des questions, elle est spirituelle. Et puis, vue d’assez loin, sur la scène… » J’ai hâte de sortir. Ce n’est peut-être pas bien. Mais la grosse dame, non, je ne peux plus la supporter. C’est certainement mal. Mais c’est vrai aussi qu’il leur faut de l’argent… Tout de même, j’aimerais mieux qu’on ne m’en parle pas de cette façon, comme si un compteur avait marché durant l’entretien dans la chambre des enfants, prêt à me réclamer par la voix de la grosse dame la somme à payer…

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Mireille Balin

Ils vont ouvrir un foyer, bientôt, un restaurant. Il leur faut de l’argent. Chaque jour, entre un acrobate paralysé et un comique triste et sans contrat, Mireille Balin y viendra déjeuner, comme Gina Manès, une autre ombre qui fréquente, elle aussi, le cercle des désenchantés, autour de la toile cirée jaune trouée de cigarettes.. Et peut-être bien que le jour de l’inauguration, Tino Rossi viendra déjeuner en face d’elle, en tant que membre bienfaiteur, comme au temps de Naples au baiser de feu.
[Pierre Philippe – Cinéma 61 (n°59) – septembre 1961]


MIREILLE BALIN
Des éclats du firmament jusqu’au ruisseau de l’oubli, la vie de Mireille Balin s’inscrit dans une suite logique d’événements à laquelle il lui fut pourtant impossible d’échapper.


Le destin de Mireille Balin en 14 chansons par Bruno Romary : Ces beaux yeux là / Les amants de toujours / La vie avec Tino / Celle par qui le scandale arrive / Hollywood pour rien / La dame de coeur / Zone libre / Indignité nationale / Eternelle cigale / Cagnes sur Mer / La roue tourne / Guido / On achève bien les vamps / 15 août 2017. Accédez à la playlist.


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