Cinq ans après Pattes blanches, Grémillon peut enfin réaliser un scénario qui lui tient particulièrement à cœur, puisqu’il en est l’auteur : L’Amour d’une femme reprend le thème des contradictions entre la vie professionnelle et la vie amoureuse et/ou conjugale, déjà développé dans Remorques ; mais le point de vue est cette fois-ci exclusivement féminin, et souligne, ce qui est parfaitement tabou dans la société française figée des années 1950, les difficultés propres des femmes dans la recherche d’un équilibre entre vie sociale et vie privée. Grémillon, aidé pour l’adaptation et les dialogues par R. Wheeler et R. Fallet, construit une sorte de fiction minimale : sur une île bretonne, une femme médecin rencontre un ingénieur ; ils s’aiment mais ils se quittent, de leur propre volonté. On peut voir dans cette recherche d’un « degré zéro » du romanesque, une réaction contre la très littéraire « qualité française » pour reprendre la formule consacrée.

Pour avoir les moyens de réaliser son film, Grémillon doit accepter les contraintes de la coproduction franco-italienne, avec une distribution bi-nationale et un doublage obligatoire pour les acteurs italiens. Massimo Girotti, visiblement mal à l’aise dans un personnage un peu schématique, ne fait pas le poids face à Micheline Presle. Après un court séjour sans éclat à Hollywood, l’actrice française cherche un second souffle, au-delà du succès scandaleux du Diable au corps (Claude Autant-Lara, 1947) ; Grémillon sera l’un des rares metteurs en scène à la sortir des rôles de « Parisienne un peu fofolle et frivole » où l’écran français la cantonne dans les années 1950.

Mais grâce à ces contraintes qui sont aussi des atouts, Grémillon jouit cette fois-ci d’un budget suffisant pour tourner en extérieurs naturels, à l’île d’Ouessant. Malgré un temps exécrable qui l’obligera à renoncer au tournage d’une scène, il retrouve des conditions de travail qu’il n’a pas connues depuis Le Ciel est à vous, c’est -à-dire depuis dix ans ! Le producteur français, Pierre Gérin, est d’ailleurs celui-là même pour qui il devait tourner en 1945 le film sur la Commune, et qui a produit Les Dernières vacances de Roger Leenhardt en 1948. Grémillon retrouve aussi Louis Page qui a déjà été son directeur de la photo pour cinq films.

Ce scénario tente de pousser aussi loin que possible, dans les conditions de l’époque, la « fonction de constat » que Grémillon attribue prioritairement au cinéma, en construisant les péripéties de l’histoire à partir des données objectives de la situation : la rencontre entre ces deux personnages principaux, puis le conflit qui naît entre eux, résulte d’un certain nombre de déterminations socio-professionnelles ou culturelles parfaitement identifiables ; nous sommes aussi éloignés que possible du « deus ex machina » qui symbolise chez Prévert par exemple, la fatalité s’acharnant sur les amoureux.

Dans L’Amour d’une femme, la dimension diachronique est sacrifiée à une description très approfondie de l’environnement social qui détermine les relations individuelles. A côté des trois acteurs principaux (Micheline Presle, Massimo Girotti et Gaby Morlay, présentés au générique avant le titre), le film utilise une quinzaine d’acteurs secondaires qui incarnent tous des personnages importants à un moment ou à un autre du récit ; mais il ne s’agit pas, à une exception près (Carette), de ces acteurs « excentriques » qui firent l’épaisseur pittoresque du cinéma des années 1930 ; la plupart sont (encore) quasi inconnus et se confondent à s’y méprendre avec les figurants, habitants authentiques de Ouessant. Ils s’intègrent dans une logique documentaire, fondamentalement contradictoire avec celle qui régit le jeu de Carette, transportant de film en film le même personnage, et dont les spectateurs aiment à retrouver le « numéro » ; pour cette raison, l’acteur qui, comme toujours, « en fait des tonnes » paraît presque déplacé dans ce film, tant il détonne avec le jeu discret des autres. En revanche, Gaby Morlay, en « missionnaire » laïque de l’enseignement primaire, est parfaitement crédible, avec sa silhouette alourdie par l’âge, et le sourire un peu crispée d’une femme qui a construit son bonheur sur le devoir.

Dans le contexte du « réalisme noir » d’après-guerre, dont Yves Allégret fit sa spécialité, et qui peut également définir le cinéma de Clouzot et de Cayatte, L’Amour d’une femme détonne singulièrement, avec son refus des jugements moraux et de la fatalité, mais aussi par une utilisation des extérieurs naturels qui ne vise pas à créer « une atmosphère », mais au contraire à montrer le caractère changeant et ouvert du monde. Plus de la moitié des séquences contiennent des plans d’ extérieurs (ou des échappées vers l’extérieur à travers une ouverture), seule la traversée en canot vers le phare est filmée en transparence, pour des raisons techniques facilement compréhensibles. Les autres plans d’extérieurs évitent la reconstitution en studio (sauf quelques plans du couple dans les ruines). L’effet produit n’est pas tant d’authenticité, que de liberté. Nous savons en effet depuis Feyder et Carné (auxquels il faudrait adjoindre Lazare Meerson et Alexandre Trauner) qu’un décor extérieur entièrement construit en studio peut donner une impression d’authenticité plus forte que des extérieurs naturels ; mais le décor de studio, qui permet une plus grande maîtrise de l’éclairage, correspond à la recherche d’une « atmosphère », c’est-à-dire d’une tonalité particulière à l’ensemble du film, comme dans Le Jour se lève (Carné, 1939): l’issue tragique du film est inscrite dans cet immeuble isolé en haut duquel François (Jean Gabin) s’est enfermé pour mourir.

Le recours aux extérieurs naturels dans L’Amour d’une femme (comme dans la plupart des films de Grémillon), vise un effet inverse : la lumière et le temps très changeants de la Bretagne interdisent de privilégier une « tonalité » particulière, ou de les maîtriser rigoureusement en fonction de l’atmosphère psychologique de la scène. Indépendamment de l’attachement du cinéaste pour la région, cette lumière changeante explique aussi sa prédilection pour les tournages en Bretagne (quatre longs-métrages). Et dans ce dernier film, les deux tiers des scènes comportant des extérieurs se passent le jour, et font la part belle à la lumière naturelle.

Ainsi le dernier long-métrage de Grémillon marque l’aboutissement d’une trajectoire singulière dans le cinéma français « classique » ; le goût de son auteur pour le tournage en extérieurs naturels et l’inspiration très quotidienne de son œuvre lui permet d’arriver à la veille de la Nouvelle Vague avec un film salué par les jeunes turcs des Cahiers du Cinéma comme une « adéquation parfaite de la phrase et du contenu », alors même que les critiques plus traditionalistes y voyaient « un banal feuilleton » ou « un film académique »… Aucun distributeur n’accepta de sortir le film en exclusivité, tant il détonnait dans le paysage cinématographique de l’époque ; les succès de cette année 1954 s’appellent Le Blé en herbe d’Autant-Lara, Touchez pas au grisbi de Becker, Les Femmes s’en balancent de Borderie, Avant le déluge de Cayatte, Monsieur Ripois de Clément, Madame Dubarry de Christian-Jaque, Si Versailles m’était contée de Guitry, Papa, maman, la bonne et moi de Le Chanois…

L’Amour d’une femme sort à la sauvette en mai 1954 dans un studio d’art et d’essai, ce qui signe la condamnation de son auteur, aussi sûrement que si le film était resté dans un placard. Grémillon ne pourra plus faire que des courts-métrages documentaires, dont le plus connu est le dernier, André Masson et les quatre éléments (1957-58). Leur grande qualité ne peut faire oublier qu’ils ne sont que des lots de consolation pour le cinéaste qui meurt prématurément le 25 novembre 1959, âgé de cinquante-huit ans. Entre 1927 et 1954, c’est-à-dire en vingt-sept ans, il a réalisé seize longs métrages, mais ne reconnaît sa « paternité » que sur onze d’entre eux. Cette faible productivité ne peut recevoir une explication uniforme, tant les conditions techniques, économiques, politiques et idéologiques ont varié pendant cette période qui recouvre presque trois décennies. Si les exigences artistiques de Grémillon, liées à sa formation de musicien d’avant-garde, le préparaient mal aux contraintes particulières de l’industrie cinématographique, il réalise entre 1937 et 1944 des œuvres qui témoignent d’une synthèse remarquable entre les conventions du cinéma populaire et son inspiration personnelle. Cette période correspond à l’une des plus brillantes du cinéma français ; et les crises que Grémillon a traversées coïncident avec des moments critiques pour la qualité de la production nationale, que ce soit l’avènement du parlant, ou l’après-guerre.

Ainsi, plutôt que de renforcer l’image du cinéaste maudit, nous ferons l’hypothèse que son œuvre est représentative des faiblesses et des forces du cinéma français qui parvient encore à exister, alors que le cinéma européen s’est effondré, grâce à ce qu’on appelle des « auteurs », qui ne peuvent d’ailleurs produire que dans le cadre d’une aide importante de l’Etat (l’avance sur recettes) et dans une situation constamment précaire liée à des structures largement artisanales, Cette intervention de l’Etat que Grémillon appelait de ses vœux, et qui s’ébauche dès l’Occupation, s’est organisée dans le domaine du long métrage à la fin des années 1950, et explique en partie le renouveau esthétique du cinéma français qu’on a appelé la Nouvelle Vague.

Les avatars de la carrière de Grémillon soulignent enfin l’importance du rôle du producteur : les grandes réussites du cinéaste, à la fois sur le plan esthétique et commercial, sont rendues possibles par la présence efficace et amicale d’un Raoul Ploquin ou d’un André Paulvé ; au contraire les échecs artistiques et/ou commerciaux de l’auteur de La Petite Lise correspondent à une gestion exclusivement mercantile, au sens le plus étroit du terme, de la production cinématographique, qui caractérise les « majors » françaises au début des années 1930, jusqu’à leur faillite… [Jean Grémillon, Le cinéma est à vous – Geneviève Sellier – Ed. Méridiens klincksieck (1989)]

L’histoire
Le récit s’ouvre sur l’arrivée à Ouessant de Marie Prieur (Micheline Presle), un jeune médecin qui vient prendre la succession du vieux docteur Morel ; celui-ci l’installe avant de repartir sur le continent. Commence alors pour Marie une période d’adaptation assez dure : les habitants de l’île, doublement méfiants (elle est jeune et elle est femme), la mettent à l’épreuve, mais elle est soutenue par l’amitié de l’institutrice (Gaby Morlay), célibataire à la veille de la retraite. Suite à une mauvaise « blague » provoquée par deux jeunes gardiens de phare, Marie rencontre un ingénieur italien (Massimo Girotti) qui dirige le chantier de la sirène de brume ; elle refuse d’abord ses avances puis, à la faveur d’une épreuve dans l’exercice de son métier (elle sauve une petite fille atteinte de congestion pulmonaire), elle se confie à lui, commence alors une liaison qui fait jaser l’île, et vaut à Marie les remontrances de son amie l’institutrice, furieuse de la voir compromettre sa réputation. Mais leur relation amoureuse devient de plus en plus forte, et elle envisage de quitter l’île avec André pour l’épouser. Au moment où surgit un désaccord entre eux sur l’orgamsatIon de leur vie conjugale (André souhaite que Marie abandonne son métier), l’institutrice meurt brutalement, saisie d’un malaise pendant la messe dominicale. Marie bouleversée assiste à ses obsèques, où les insulaires à qui elle a consacré sa vie, semblent à peine la regretter. Marie décide alors d’abandonner son métier pour André, mais un SOS des gardiens du phare l’amène à opérer l’un d’eux en urgence, pendant que la tempête gronde autour du phare. Sa performance provoque l’admiration générale, mais André prend ombrage de la fierté professionnelle du jeune médecin. Après une discussion très vive, les deux amants se séparent, et le lendemain, jour du départ pour les hommes du chantier, André décide de quitter l’île sans la revoir, pendant que Marie écoute, les larmes aux yeux, la sirène du bateau qui s’en va.




JEAN GRÉMILLON : L’amour du vrai
Le succès de Remorques, en 1941, devait constituer pour Jean Grémillon une revanche sur quinze ans de déboires. Curieusement, c’est au cœur d’une des périodes les plus noires de notre histoire, que ce « cinéaste maudit » va pouvoir le mieux s’exprimer, et dans l’œuvre de ce metteur en scène de gauche, s’il en fut, la période « vichyssoise » apparaît comme une trop brève saison privilégiée.
Les extraits

GUEULE D’AMOUR – Jean Grémillon (1937)
En attendant le feu vert pour L’Etrange Monsieur Victor, Jean Grémillon a eu le temps de réaliser Gueule d’amour, adapté par Charles Spaak d’un roman d’André Beucler. Nous sommes en 1937, et ce film qui devait être une parenthèse, une œuvre de circonstance, marquera au contraire un tournant dans la carrière du réalisateur : grâce au succès commercial qu’il obtient, il permet à Grémillon d’entamer la période la plus féconde de son œuvre et de produire régulièrement jusqu’en 1944, des films qui marquent une synthèse réussie entre ses exigences artistiques et les contraintes d’un cinéma populaire.

LUMIÈRE D’ÉTÉ – Jean Grémillon (1943)
Commençons par les femmes. Ni pin-up ni vamps chez Grémillon, mais des personnes à part entière, décidées, tourmentées. C’est vrai de Cri-Cri, ancienne danseuse devenue tenancière d’hôtel, ou de Michèle, jeune femme romantique venue là pour retrouver son amant. Ce marivaudage en altitude (les Alpes-de-Haute-Provence), hanté par le souvenir d’un crime, réunit des personnages à la dérive qui tentent de s’aimer.

PATTES BLANCHES – Jean Grémillon (1949)
Pattes Blanches, entrepris de façon quasi impromptue présente a priori tous les inconvénients d’une commande : le scénario d’Anouilh devait être réalisé par le dramaturge lui-même, s’il n’en avait été empêché par des problèmes de santé à la veille du tournage.

REMORQUES – Jean Grémillon (1941)
Marin dans l’âme, Grémillon chérissait la mer, qu’il avait déjà célébrée dans Gardiens de phare en 1928. Remorques, situé à la pointe de la Bretagne, du côté de Crozon, fut un film compliqué à faire : scénario remanié, tournage interrompu à cause de la guerre, etc. Il tangue un peu comme un rafiot. On y retrouve néanmoins ce lyrisme sobre qu’on aime tant. Au fond, Remorques est l’envers de Quai des brumes, auquel on pense forcément : point de « réalisme poétique » ici, plutôt une poésie réaliste, sans effets ni chichis.

LE CIEL EST À VOUS – Jean Grémillon (1944)
Le Ciel est à vous est le plus beau film d’un cinéaste un peu maudit, trop en avance sur son temps. Pionnier, Jean Grémillon l’était dans sa vision très moderne de l’amour, du couple. Et surtout de la femme, qui travaille activement dans cette histoire-ci, en assumant sa passion de l’aviation. Inspiré d’un exploit véridique de 1937, ce film tourné sous l’Occupation montre des gens simples qui se surpassent et s’accomplissent de manière audacieuse, en s’affranchissant de l’ordre moral. Sensible et optimiste, le film sait décoller du réalisme pour atteindre, avec sa poésie discrète, une forme de transcendance.
- THE LONG NIGHT – Anatole Litvak (1947) / LE JOUR SE LÈVE « refait » et « trahi »
- EDWIGE FEUILLÈRE : LA GRANDE DAME DU SEPTIÈME ART
- LA POLITIQUE DU CINÉMA FRANÇAIS
- THE GARMENT JUNGLE (Racket dans la couture) – Vincent Sherman (1957)
- THE RACKET (Racket) – John Cromwell (1951)
Catégories :Le Film français