Les Réalisateurs

SACHA GUITRY « MOI ET LE CINÉMA »

Cinéaste presque involontaire à ses débuts, Sacha Guitry a très vite pris conscience des ressources du nouvel art et ce n’est pas le moindre des paradoxes que cet homme de théâtre soit devenu un des grands réalisateurs français. 

SACHA GUITRY

Sacha Guitry fut toujours tenu en suspicion par les gens du cinéma. De cette mauvaise réputation, on retrouve la trace dans toutes les « histoires du cinéma ». Celle de Georges Sadoul ne le cite même pas ! Bardèche et Brasillach, comme tous les critiques de leur temps, ne sauvent que Le Roman d’un tricheur et, pour des raisons particulières, un vieux documentaire de 1914, Ceux de chez nous, qui montre Rodin, Monet, Renoir, Degas, Anatole France, etc., artistes que Guitry admirait et dont il avait eu l’idée de conserver le souvenir: Tout le reste de son œuvre cinématographique était relégué aux oubliettes, avec l’étiquette infâmante de »théâtre filmé », tout comme celle de Marcel Pagnol. Il fallut plus de vingt ans pour que cette opinion se mette à évoluer. Dans l’intervalle, Sacha, sans en avoir l’air, avait édifié une œuvre cinématographique beaucoup plus variée qu’il n’y paraissait et débordant très souvent le cadre de ce qu’on appelle « théâtre filmé », expression qui appelle du reste quelques remarques. 

Théâtre filmé ? 

C’est bien au théâtre filmé, pris au sens le plus large, qu’appartient une première série de films de Sacha, parmi lesquels on relève plusieurs titres fameux et mêmes quelques succès parmi les plus durables : Pasteur (1935), Le Nouveau Testament (1936), Mon père avait raison. (1936), Faisons un rêve (1936), Désiré (1937), Quadrille (1938), Le Comédien (1947), Le Diable boiteux(1948), Deburau (1951), Je l’ai été trois fois (1952). 

Malgré une ou deux réussites presque parfaites, qui doivent beaucoup à la qualité du texte et au jeu des acteurs (Raimu dans Faisons un rêve, Guitry lui-même, Arletty et Saturnin Fabre dans Désiré), c’est dans la série des scénarios originaux qu’on doit chercher le meilleur de l’apport de Guitry au cinéma. 

Aux deux colombes (1949)

Parmi les titres les plus célèbres, il faut citer au moins Le Roman d’un tricheur (1936), Remontons les Champs-Elysées (1938), Ils étaient neuf célibataires (1939), Le Destin fabuleux de Désirée Clary (1941), Le Trésor de Cantenac (1950), Tu m’as sauvé la vie(1950), La Poison (1951), La Vie d’un honnête homme (1953), Si Versailles m’était conté (1953), Napoléon (1954), Assassins et voleurs (1956), Les Trois font la paire (1957). Sur ce nombre, trois ou quatre, au moins, sont des chefs-d’œuvre d’originalité et d’invention, et des chefs-d’œuvre du cinéma, beaucoup plus que certains « grands films » qui leur étaient opposés à l’époque et dont aujourd’hui le ridicule éclate. Pour admettre ces vérités élémentaires, il a fallu beaucoup de temps, et pas mal d’efforts pour venir à bout des préjugés et des mauvaises querelles. 

Yvonne Printemps et Sacha Guitry
Réhabilité par la « nouvelle vague »

Il faut rendre justice à François Truffaut, alors jeune critique débutant : il fut le premier à celébrer les mérites du cinéaste Guitry, dans une revue de cinéma « sérieuse », Les Cahiers du Cinéma. C’était bers 1954, et le scandale fut grand d’autant plus que – il s’agissait de Si Versailles m’était conté – Truffaut avait glissé dans son article quelques impertinences (« Un régime dont le mot d’ordre est : « L’Etat c’est toi » n’entend rien au Roi-Soleil. et ne saurait l’honorer ») qui ne pouvaient qu’agacer les adversaires de l’ancien « épuré » de 1945. On trouvait là comme un écho de cette exclamation – rapportée par Guitry lui-même, dans « Le Cinéma et moi » – qui lui fut lancée par un spectateur le soir de la première triomphale du film à l’Opéra : « Quelle revanche ! » 

Tu m’as sauvé la vie (1950)

Grâce à l’effort de Truffaut, la revanche de Guitry cinéaste date en effet de cette époque. D’autres articles, dans Les Cahiers, dans Arts, et dont une partie est recueillie dans Les Films de ma vie, achevèrent d’imposer l’idée. Comme peu après Guitry mourait, cessant d’importuner ceux que, selon son mot devant le juge d’instruction, « quarante années de succès avaient exaspérés », on pouvait enfin reconnaître ses mérites. La chance voulait qu’ils fussent réels, et même, supérieurs à ce que Truffaut avait eu l’intelligence de discerner le premier. Aujourd’hui, avec le recul du temps, on peut affirmer que les films de Guitry, du moins les meilleurs, ont beaucoup moins vieilli que les neuf dixièmes du cinéma français d’alors. 

Le Roman d’un tricheur (1936)

Quant à la querelle du théâtre filmé, elle est bien dépassée ; André Bazin a montré en quoi des pièces filmées avec art, comme Hamlet, Macbeth ou Les Parents terribles de Cocteau, étaient bien plus sûrement du grand cinéma que tel scénario « original », disons de Spaak ou de Jeanson, filmé par Duvivier ou par Feyder, selon une optique qui restait foncièrement théâtrale (psychologie à la Bernstein et mots d’auteur à la Flers et Caillavet ponctuant chaque fin de séquence, comme avant la chute du rideau). 

Dans le même sens, Truffaut, développant ce pseudo-paradoxe, écrivait au moment de la mort de Sacha : « Celui qui doit mourirde Jules Dassin, adapté d’un roman et filmé entièrement dans la nature, constitue bien plus sûrement du théâtre filmé que « Faisons un rêve » , pièce absolument parfaite et inaméliorable même pour la transposition à l’écran. » La théâtralité est moins dans la matière traitée que dans le style adopté pour ce traitement, et il faut reconnaître que le style de Guitry, souvent vif et agile, est finalement plus cinématographique que celui de tel réalisateur qui n’est jamais passé par le théâtre. Une fois encore, c’est Truffaut qui a le mieux défini la manière de Guitry, dans sa préface pour Le Cinéma et moi, presque un quart de siècle après ses premiers articles : « Evidemment, je ne prétends pas que Sacha Guitry soit un aussi grand metteur en scène que Welles. S’il a réussi à contrôler et dominer la technique, il n’a pas appris à en jouer au point de nous faire rire avec un mouvement de caméra (comme Lubitsch) ou de nous émouvoir avec un gros plan (comme Renoir) ; mais, qu’on lui reconnaisse ce mérite, Guitry n’a jamais cherché à se faire passer pour le virtuose de la caméra qu’il n’était pas, et au fond de lui, il sentait bien la part de bluff qui entre souvent dans cette virtuosité… » 

Ils étaient neuf célibataires (1939)

A cette dernière phrase, font écho, dans Le Cinéma et moi, quelques railleries de Guitry lui-même, après ses premières expériences du cinéma : « Il existe une poignée de jeunes gens qui se sentent de la meilleure foi du monde, persuadés que le cinématographe était un peu comme le football ou le ping-pong, et qu’il fallait en établir les règles… Ils disent : « C’est, ou ce n’est pas du cinéma. » (…) Ayez vos préférences, jeunes gens, mais conservez donc votre liberté, n’ayez pas l’air d’obéir à un mot d’ordre, ne donnez pas l’impression que vous copiez vos articles les uns sur les autres – et surtout, pour l’amour du Bon Dieu, laissez-nous travailler comme nous l’entendons ! (…) Sans vouloir mettre de l’huile sur le feu, j’ai l’impression que, dans un petit cercle, assez restreint d’ailleurs, on s’obstine à parer du nom de « technique » ce qui n’est probablement qu’une routine installée en maîtresse déjà. » 

SACHA GUITRY

Le présent et le passé 

Ces réactions d’humeur ne doivent pas tromper ; Sacha Guitry était parfaitement conscient de ce qui distinguait le théâtre du cinéma, et il a écrit quelques phrases rapides et légères, mais assez profondes pour expliquer que le théâtre c’est le présent, tandis que le cinéma c’est le passé. De même, il savait très bien voir la supériorité du cinéma américain sur le cinéma français. Il ne tarit pas d’éloges sur le cinéma documentaire, et il sut lui-même en faire, le premier ou presque, avec Ceux de chez nous. Son goût, en matière de films, apparaît très sûr. Il proclame que le comique se démode moins vite que le dramatique (ce que ses propres films vérifient aujourd’hui), et il reconnaît la suprématie de Chaplin et de Buster Keaton. Cela ne l’empêche pas de saluer l’apparition du premier film de Robert Bresson, Les Anges du péché, même si, par taquinerie, il ne peut s’empêcher de conclure son article par ces mots : « C’est bien mieux que du Cinema. » 

C’est un mot qu’on a envie de reprendre aujourd’hui pour l’appliquer au Roman d’un tricheur, à Faisons un rêve, à Mon père avait raison, et à toutes ces comédies toujours remarquablement interprétées et qui symbolisent parfaitement un certain ton d’avant-guerre. Cette brillante période se termine en beauté en 1939 par Ils étaient neuf célibataires, un de ses meilleurs films, mais que les circonstances ont desservi et qui reste encore méconnu (avec Victor Boucher, Max Dearly, Elvire Popesco, Saturnin Fabre, André Lefaur, Sacha et Geneviève Guitry). 

La Poison (1951)

En revanche, les trois films qu’il tourna sous l’Occupation après avoir refusé les offres de la firme allemande Continental ne figurent pas parmi les meilleurs de sa carrière et lui attirèrent notamment quelques sarcasmes féroces de Lucien Rebatet (« M’as-tu vu en aveugle » titrait le critique de Donne-moi tes yeux en 1943). Ils relèvent de cette imagerie patriotique que les circonstances inspirèrent à Guitry et qui le poussèrent à une sorte d’inventaire de toutes les gloires de France (dans ce dernier film, on entrevoyait notamment Dufy, Derain et Utrillo et dans La Malibran, Musset était interprété par Cocteau), comme celui qu’il avait entrepris avec son livre collectif De Jeanne d Arc a Philippe Pétain, pour lequel il avait convoqué toute notre littérature, de Valéry à Colette. 

SACHA GUITRY
Les pieds de nez à l’Histoire 

Après la Libération, éloigné trois ans des studios, il ne renouera vraiment avec le succès qu’en 1950 (exceptons un succès de circonstance pour Le Diable boiteux en 1948, film sur Talleyrand qui permit quelques rapprochements historiques vengeurs, que le public reçut fort bien). Dans la production un peu trop abondante de ces années, où demanderaient à être revues des œuvres à demi oubliées comme Deburau ou Le Trésor de Cantenac, sans omettre deux films pour Fernandel, il faut mettre au premier plan les deux films écrits pour Michel Simon, acteur génial, qui contribue à faire de La Poison (1951) et de La Vie d’un honnête homme (1953) deux des chefs-d’œuvre les plus insolites de Guitry, pleins de sarcasme et d’amertume, dans la ligne du Roman d’un tricheur, mais avec une noirceur plus accentuée. C’est qu’entretemps, la méchanceté des hommes, au moins envers Guitry, avait fait quelques progrès. Si Versailles m’était contéNapoléon, « grandes machines historiques », très décriées à leur apparition, sont amusantes à revoir aujourd’hui, à la fois pour la conception de l’histoire de France que se faisait leur auteur, et aussi pour certaines interprétations : Orson Welles en Franklin ou en Hudson Lowe, Stroheim en Beethoven ou Luis Mariano en Barras ! 

La dernière grande réussite de Sacha, c’est Assassins et voleurs, petite comédie insolente, tournée un an avant sa mort, pleine d’une joyeuse immoralité, dont l’assassinat, le vol et l’adultère sont les principaux ressorts. Une fois encore, c’était la postérité de son célèbre « tricheur », sa plus grande réussite, qu’en fin de carrière Guitry convoquait pour ainsi dire à son chevet. Sur ce pied de nez ironique se terminait l’ œuvre cinématographique (déjà très malade, il ne put diriger lui-même son dernier scénario, Les Trois font la paire) de cet amateur désinvolte qui aima surtout le théâtre les femmes et les beaux objets, mais qui avait dit un jour : « Les critiques qui ont la prétention de limiter les possibilités du cinématographe me paraissent eux-mêmes extrêmement bornés. » Grâce à cette belle confiance, il finit par édifier, presque sans l’avoir cherché, une œuvre importante, et unique dans le cinéma français. [La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas (1983)]

 

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