Malgré les personnages outrés qui figurent dans ses différentes œuvres, le réalisateur John Huston est connu pour son naturalisme, un qualificatif rarement associé a film noir. Les liens de Huston avec le Noir remontent pourtant à The Maltese Falcon (Le Faucon maltais, 1941), tourné avant la période communément considérée comme l’âge d’or du genre. Si ce n’est pas à proprement parler le premier film noir de l’histoire. Il marque toutefois le début d’un cycle allant de cette adaptation d’un roman de Dashiell Hammett à Touch of Evil (La Soif du mal, 1958) d’Orson Welles. En tant que scénariste, Huston fait son entrée dans le film noir avec une adaptation d’un roman de W. R. Burnett, High Sierra (La Grande évasion, 1941), réalisée par Raoul Walsh.
Une décennie plus tard, à la fois coscénariste et réalisateur de The Asphalt Jungle, Huston explore une jungle urbaine peuplée des mêmes bandits ordinaires que dans High Sierra. Les romans de W.R. Burnett (également scénariste de longue date à la Warner Bros.) Little Caesar (Le Petit César, 1929) et Nobody Lives Forever (Fin de parcours, 1943) correspondent bien à la vision du monde de Huston. Après le considérable succès critique et commercial de The Treasure of the Sierra Madre (Le Trésor de la Sierra Madre, 1948), The Asphalt Jungle offre à Huston une nouvelle histoire où la cupidité s’allie à la malchance et à la paranoïa, qui se situe cette fois clairement dans le domaine du film noir.
Contrairement aux personnages centraux des films de gangsters des années 1930, les brigands des film noirs sont rarement plus vrais que nature. Riedenschneider, alias « Doc » (Sam Jaffe), le cerveau de The Asphalt Jungle est un comploteur réputé pour son savoir-faire et sa méticulosité. Le choix de l’acteur de genre Sam Jaffe et son interprétation calme et concentrée sont bien loin de l’extravagance d’Edward G. Robinson, alias « Rico », dans le film Little Caesar, de Paul Muni dans Scarface (1932) ou même de James Cagney, alias Tom Powers, dans The Public Enemy (L’Ennemi public, 1931).
Riedenschneider n’est pas non plus coulé dans le même moule que le personnage abattu et vieillissant de Roy Earle, allas « Mad Dog », campé par Humphrey Bogart dans High Sierra. Certes, les deux hommes cherchent le dernier gros coup qui leur assurera une retraite tranquille. Mais alors que Earle a encore la virilité nécessaire pour faire marcher les jeunes voyous à la baguette avec un rictus et un regard menaçants. Riedenschneider est un chef à la voix douce, Qui fume le cigare et tire son autorité de son cerveau, pas de ses biceps. Si Earle et Riedenschneider ont tous deux un faible pour les jeunes filles, Doc a l’intelligence de ne pas mélanger les affaires et le plaisir, de ne pas laisser ses émotions influencer son jugement En réalité, le seul point faible de son plan est qu’il a besoin du soutien financier de l’avocat véreux Alonzo Emmerich (Louis Calhern), dont l’obsession pour sa voluptueuse maîtresse Angela (Marilyn Monroe) est exactement le genre de détail dont Doc sait qu’il peut faire capoter le plan le plus solidement ficelé… ce qu’il ne manquera pas de faire.
Dix Handley (Sterling Hayden), recruté pour sa force musculaire, rêve également du gros coup qui lui permettra de récupérer la ferme familiale dans le Kentucky. L’interprétation de Hayden s’avère tout aussi solide que celle de Bogart dans le rôle de Roy Earle, qu’évoque également sa relation brutale et tendre avec Doll Conovan (Jean Hagen). Dans High Sierra, Earle, traqué par la police, s’endort au flanc d’une montagne sous le regard de Marie (Ida Lupino). Dans The Asphalt Jungle, Dix Handley, mortellement blessé, s’effondre dans un pré avec Doll à ses côtés.
Aussi inhabituelles ou sensationnelles que puissent paraître les aventures des bandits qu’ils dépeignent, les romans de Burnett s’inscrivent dans une tradition prolétarienne et réaliste au sein de la littérature américaine. Ainsi, ils s’apparentent aussi bien au roman noir qu’à des auteurs comme Dos Passos et Hemingway lorsqu’ils décrivent l’agitation et la décadence sociales de leur époque. En adaptant l’œuvre de Burnett, Huston et son coscénariste Ben Maddow ont transposé à la fois ses dialogues saccadés et ses descriptions indulgentes des escrocs à la petite semaine. Comme c’est pour le cas pour Earle, le dernier coup de Riedenschneider, Handley et leurs comparses est à la fois un casse à l’ancienne et un rituel de rédemption. Qu’on ait ou non lu le livre de Burnett, on ne s’étonne guère, dans le contexte d’un film noir, que leur plan ne se déroule pas comme prévu. Ce qui distingue The Asphalt Jungle au Maltese Falcon est précisément l’accent mis sur la mécanique de la malchance – c’est un facteur qui intervient également dans l’adaptation par Huston de Key Largo (1948) -, mais ce film, qui se déroule à huis clos sur une période de quelques jours, fait preuve d’une moins grande complexité narrative. En fin de compte, ce qui confère à The Asphalt Jungle la même dimension existentielle qu’à tant d’autres film noirs réside dans son interprétation et son style visuel. Jafe, Hayden et même Calhern dans le rôle du pathétique Emmerich empêtré dans ses mensonges et ses trahisons, apportent un remarquable réalisme aux moindres détails du tableau. Quant à la façon parfaitement détachée et directe dont Huston cadre les acteurs, elle situe les événements dans un cadre totalement quotidien même lorsque les enjeux sont une question de vie et de mort, ce qui est l’essence même du film noir. [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]

C’est faute de pouvoir mettre en chantier en temps voulu Quo Vadis dont le tournage était compromis par la maladie oculaire dont souffrait Gregory Peck, que le producteur Arthur Hornblow Jr. et John Huston choisirent de porter à l’écran The Aspbalt Jungle, de WR. Burnett dont Dore Schary avait acquis les droits avant même la parution du livre.

« John Huston, reconnut Burnett, demeura fidèle aux personnages, à l’intrigue et à l’atmosphère. Rien ne fut arbitrairement ni inventé, ni modifié. Je n’ai pourtant pas toujours été d’accord avec ce qui a été fait. Nous nous sommes rencontrés à plusieurs reprises chez moi pour des réunions de travail, mais il est très difficile de l’emporter sur Huston. Il est pour moi celui qui a modifié l’intrigue. Je voulais que le film commence comme le roman par les appels radio répercutant dans le bureau du commissaire les nouvelles criminelles de la nuit, la voix de la jungle du trottoir. Au lieu de cela, le film commence comme n’importe quelle autre histoire criminelle ; la nuit, un bas quartier, un homme qui poursuit son chemin … Je n’ai pas non plus été satisfait de la mort de Dix Handley, l’homme de main originaire du Sud, à demi mort et poursuivant des chevaux dans un pré. C’était exagéré. Mais, en dehors de ces deux points j’ai été satisfait de tout le reste.»

The Aspbalt Jungle décrit un univers corrompu dans lequel – jusqu’au cambriolage de la bijouterie Belletier – tout semble se passer tranquillement selon un rituel immuable. Cobby, le bookmaker qui avoue que « l’argent le fait transpirer », paie le lieutenant Ditrich pour que celui-ci ferme les yeux. Alonzo Emmerich, l’avocat véreux, supporte une femme malade en se distrayant avec une jeune maîtresse (Marilyn Monroe). Dix Handley, souvent soupçonné, réussit toujours à éviter d’être reconnu par des témoins capables de l’identifier. Gus Minissi le sympathique cafetier amateur de chats, cache volontiers l’arme compromettante que lui confie Dix avant l’arrivée de la police. Gangsters et policiers cohabitent dans des mondes voisins et parfois même entremêlés. De temps en temps, le commissaire Hardy se plaint du manque d’efficacité de certains de ses hommes. Ceux-ci intensifient durant quelques heures les rafles, prévenant au passage leurs relations du milieu, puis tout redevient comme avant. L’arrivée du docteur Riedenschneider et l’opération qu’il monte vont contribuer à bouleverser cet équilibre instable, provoquant la mort des uns, l’arrestation des autres, la destitution de certains, le commissaire Hardy continuant inlassablement à faire l’apologie de ses hommes en prouvant à la presse ce qui se passerait si ceux-ci n’existaient pas.

« D’une manière ou d’une autre, nous travaillons tous pour nos vices », reconnaît Riedenschneider, alors qu’Emmerich avoue à sa femme : « Le crime n’est après tout qu’une forme dégénérée de l’ambition. » Comme l’or du Trésor de la Sierra Madre ou la statuette du Faucon maltais, le butin du cambriolage de la bijouterie Belletier est un véritable rêve auquel aspirent la plupart des héros du film, l’occasion – souvent ultime – d’échapper à leurs ennuis et à la grisaille de leur vie quotidienne. Emmerich espère ainsi pouvoir se renflouer, Riedenschneider se distraire avec de jeunes beautés, Ciavelli faire soigner son fils, et Dix renouer avec sa jeunesse symbolisée par ce cheval dont le souvenir l’obsède. « Les metteurs en scène, déclarait Huston, font toujours une erreur énorme. Ils donnent une importance primordiale au hold-up, au crime, et oublient les personnages. Dans mon film, le hold-up était secondaire. Les motivations du hold-up étaient beaucoup plus importantes. Beaucoup de gens ont trouvé ce film immoral, parce qu’on était forcé de sympathiser avec les criminels. (…) Évidemment, pour traiter un sujet, un personnage, il faut d’abord le comprendre, et en le comprenant, on s’identifie un peu à ce sujet ou à ce personnage. Ces gens-là avaient peur de ce que le film éveillait en eux. Ils se sentaient criminels de comprendre l’état d’esprit des criminels. »

Au cours de l’avant-dernière scène du film, Hardy annonce aux journalistes réunis : « Eh bien, messieurs. Trois hommes sont en prison. Trois autres sont morts, l’un de sa propre main. Un homme est en fuite et nous avons de bonnes raisons de le croire grièvement blessé. Cela fait six sur sept. Ce n’est pas mal. Et nous aurons également le dernier. Il est, d’une certaine manière, le plus dangereux de tous. Un tueur impitoyable, un voyou, un homme dépourvu de sentiments humains et de pitié.» Cette description de Dix Handley est aussitôt contredite par la scène suivante – la dernière – qui montre les derniers instants d’un homme désespérément humain, blessé, saignant, à l’agonie et réunissant ses dernières forces pour atteindre ce pré mythique où paissent des chevaux semblables à ceux de son enfance. Comme Roy Earle, le héros de High Sierra, autre héros créé par W R. Burnett, Dix ne peut compter que sur sa compagne. Depuis longtemps, la société l’a rejeté, calomnié, condamné sans jugement ni appel. L’attachement que l’on peut éprouver face aux personnages de The Asphalt Jungle provient, comme le signalait Huston, de la manière exceptionnelle dont ils sont joués. L’interprétation du film est d’ailleurs l’une des plus admirables interprétations collectives que l’on puisse imaginer, et il est impossible d’oublier Gus Minissi, le bossu, Louis Ciavelli, réduit à un nouveau « coup » pour faire vivre sa nombreuse famille. Angela Phinlay, maîtresse d’un homme qui pourrait être son père. Emmerich lui-même, cherchant – comme Dix – à oublier la fuite des années… La vulnérabilité de Jean Hagen, superbe comédienne sous-employée, la composition de Sam Jaffe et la virilité trop sensible de Sterling Hayden forment un ensemble exemplaire.

Tournant pour la première fois pour la Metro-Goldwyn-Mayer, Huston trouve la plus belle équipe technique de l’époque. La beauté de The Aspbalt Jungle est indissociable du soin apporté par le chef opérateur Harold Rosson, qui signe une photographie à la John Alton, jouant en véritable peintre sur la densité des noirs et des blancs.

Peu favorable à ce type de sujets, Louis B. Mayer reprochera à Dore Schary la noirceur des personnages et la répulsion que ceux-ci provoquaient. « Ma chance doit tourner », disait Dix à sa compagne Doll. C’était sous-estimer le poids de la fatalité qui détruit les uns après les autres les protagonistes du film. Deux scènes prévues dans le scénario original manquent dans le montage définitif : l’interrogatoire de Doll au commissariat et la rencontre entre Emmerich et les représentants de la compagnie d’assurance. Huston a certainement voulu, en les supprimant, renforcer la densité d’une intrigue dont chaque plan et chaque phrase de dialogue semblent indispensables. Le film contribua – on le sait – à la notoriété de Marilyn Monroe. Dore Schary regretta toujours à ce sujet de ne pas avoir mis la jeune actrice sous contrat, ce que fit Darryl F. Zanuck. [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]










La mise en scène de ce film noir naturaliste, traitant de la décadece sociale dans la tradition des romans « hardboiled » est due à John Huston. L’adaptation de W.R. Burnett, faite par Huston et Ben Maddow a une rare authenticité pour les films de cette période. Les dialogues sont caustiques et les truands minables, dépeints de manière sympathique; pour eux, le plan de Doc devient un véritable acte de salut et ils n’y voient rien de criminel. Mais tous leurs espoirs s’effondrent bientôt, ne laissant derrière eux qu’une bouillie d’ambitions gâchées et d’amères ruminations. Autour de ces personnages de gangsters très humains, s’agite une société tout aussi corrompue mais beaucoup plus hypocrite incarnée par les flics magouilleurs et les badauds qui font des réflexions stupides et irresponsables. Cette vision sans complaisance est caractéristique de Ben Maddow qui l’avait développée également dans Intruder in the Dust (L’intrus) et The Unforgiven (Le Vent de la plaine). The Asphalt Jungle est très différent des autres films noirs de Huston – on n’y retrouve pas l’atmosphère lourde de claustrophobie du Faucon maltais et de Key Largo – le style en est fluide et peu chargé malgré la présence de personnages grotesques qui ne sont plus cette fois-ci au cœur de l’action (comme Gutman dans The Maltese Falcon ou comme les truands de Key Largo), mais à sa périphérie. L’échec de Doc, qui avait réussi à transcender la nature des criminels autour de lui, suggère une ironie présente dans de nombreux films d’Huston. The Asphalt Jungle est un film noir classique par son désespoir et son sentiment d’aliénation mais il marque également une étape importante dans la carrière de Huston. Après ce film, Huston s’intéressa davantage à l’adaptation cinématographique d’œuvres littéraires classiques comme The Red Badge of Courage (La Charge victorieuse), Moby Dick et The Night of the Iguana (La Nuit de l’iguane). Il fit aussi des expériences sur la couleur dans Moulin-Rouge et sur la structure narrative dans son Freud. Après avoir réalisé The Asphalt Jungle, Huston pouvait désormais abandonner le film noir et travailler dans d’autres voies. [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]

JOHN HUSTON
Cinéaste des destins dérisoires et des illusions perdues, John Huston a pris le contrepied des poncifs hollywoodiens pour délivrer une vision du monde où sa lucidité ironique était équilibrée par un puissant sentiment de fraternité humaine. L’homme était comme ses films : génial et indépendant.

LE FILM NOIR
Comment un cycle de films américains est-il devenu l’un des mouvements les plus influents de l’histoire du cinéma ? Au cours de sa période classique, qui s’étend de 1941 à 1958, le genre était tourné en dérision par la critique. Lloyd Shearer, par exemple, dans un article pour le supplément dominical du New York Times (« C’est à croire que le Crime paie », du 5 août 1945) se moquait de la mode de films « de criminels », qu’il qualifiait de « meurtriers », « lubriques », remplis de « tripes et de sang »… Lire la suite
L’histoire
A peine sorti de prison, le docteur Erwin Riedenschneider (Sam Jaffe) prépare un nouveau coup : le cambriolage de la bijouterie Belletier. Il fait part de son projet à Cobby (Marc Lawrence), un bookmaker, qui le met en relation avec un avocat véreux, Alonzo Emmerich (Louis Calhern). Ce dernier, au bord de la ruine, accepte de financer l’opération, les fonds étant en réalité fournis par Cobby. Riedenschneider recrute alors ses hommes : Dix Handley (Sterling Hayden), un tueur, le spécialiste en coffres forts Louis Ciavelli (Anthony Caruso), et Gus Minissi (James Whitmore), qui servira de chauffeur. L’opération se déroule bien jusqu’à l’arrivée d’un gardien. Ciavelli est grièvement blessé. De son côté, Emmerich est décidé à doubler ses partenaires, aidé de Bob Brannom, une petite crapule. Brannom tente de s’emparer de la serviette contenant les bijoux mais Dix Handley, qu’il vient de blesser, l’abat. Ciavelli meurt, Cobby donne à la police Gus Minissi après avoir été durement secoué par le lieutenant Ditrich (Barry Kelley ). Le docteur Riedenschneider tente de fuir, alors qu’Emmerich se suicide, mais il est arrête pour être demeuré trop longtemps dans un bar où dansait une jeune fille au son du jukebox local. Victime de ses blessures. Dix meurt dans un champ, près des chevaux qui lui rappellent son enfance disparue …
Les extraits

MARILYN MONROE DANS « THE ASPHALT JUNGLE » DE JOHN HUSTON (1950)
Sans Johnny Hyde Hyde (agent puissant d’Hollywood), elle aurait pu périr en tant qu’actrice et rester dans le circuit des cocktails et des soirées. Il l’aida à obtenir les deux petits rôles qui allaient faire démarrer brusquement sa carrière: celui d’Angela, dans The Asphalt Jungle (Quand la ville dort), de John Huston en 1950, et celui de Miss Caswell dans AlI About Eve, de Joseph Mankiewicz, également en 1950.

MARILYN MONROE
Mélange explosif de candeur et de sensualité débordante, Marilyn Monroe est une actrice proche du génie. Sous le maquillage et les atours, elle restait une « petite fille ». Elle ne ressemblait à personne…








- LIFEBOAT – Alfred Hitchcock (1944)
- I DIED A THOUSAND TIMES (La Peur au ventre) – Stuart Heisler (1955)
- BARBARA STANWYCK
- ALL ABOUT EVE (Ève) – Joseph L. Mankiewicz (1950)
- [AUTOUR DE « L’IMPOSTEUR »] HOLLYWOOD S’EN VA-T-EN GUERRE
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