Le Film étranger

SCARFACE – Howard Hawks (1932)

Généralement considéré comme l’un des meilleurs films de gangsters, Scarface raconte l’histoire passionnante du contrôle brutal de Chicago par le crime organisé à l’époque de la Prohibition. Le lauréat d’un Oscar, Paul Muni, nous offre une performance électrisée dans le rôle de Tony Carmonte, un criminel ambitieux, dont la pulsion impitoyable est de devenir le grand patron du crime dans le ville. Réalisé par le légendaire Howard Hawks, Scarface est un film révolutionnaire, consacrant Paul Muni et George Raft grandes stars hollywoodiennes, tout en influençant l’ensemble des futurs films de gangsters.

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A plus d’un titre, le Scarface de Howard Hawks peut être considéré comme le film le plus exemplaire de tout le cycle consacré aux exploits de la pègre. Pourtant sa réalisation se heurte à bien des difficultés. C’est grâce à la volonté du producteur Howard Hughes et peut-être aussi aux succès de Little Caesar et de The Public Enemy, tous deux sortis en 1931, que le film put se faire. Enthousiasmé par un livre d‘Armitage Trail, inspiré de la figure d’Al Capone, Hughes en proposa la réalisation à Howard Hawks. Ben Hecht s’attela aussitôt à la rédaction du scénario ; il lui fallut moins de quinze jours pour mettre au point l’histoire et les dialogues.  

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Deux difficultés majeures se présentèrent alors : découvrir l’acteur capable d’incarner le personnage principal et trouver le moyen de tourner l’opposition de la commission de censure Hays, farouchement hostile à cette réalisation qu’elle considérait comme une nouvelle apologie du gangstérisme. En ce qui concernait le choix de l’acteur, le problème était double car non seulement celui-ci devrait se montrer capable d’incarner un personnage très complexe (fruste dans son comportement mais tortueux dans sa psychologie), mais de rivaliser avec les fortes compositions de Cagney et d’Edward G. Robinson. Le choix de Hawks se porta sur un acteur de théâtre qui avait déjà joué dans deux films de la Fox : Paul Muni. Hawks eut quelque mal à lever les appréhensions de l’acteur, peu sûr de parvenir à égaler les performances de ses prédécesseurs.  

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Mais la confiance de Hawks était bien placée puisque, sous sa direction, l’acteur de composition Paul Muni révéla un indiscutable tempérament. Il est depuis et à jamais le héros exemplaire de cette épopée urbaine de mort et de sang. Le masque barré d‘une longue cicatrice sur la joue gauche, le sourire arrogant, le cheveu noir et pommadé, plaqué sur le crâne, l’élégance tapageuse composent un ensemble à la fois sinistre et sympathique, une sorte de Valentino des bas-fonds. Les problèmes soulevés par la commission de censure étaient beaucoup plus épineux ; il était d’autant plus urgent et indispensable de leur trouver une solution que la distribution, et donc la vie du film, en dépendait. Les membres du Hays Office répugnaient à voir une fois de plus à l’écran les douteux exploits de la pègre américaine, d’autant plus que le scénario qui leur était soumis comportait une succession ininterrompue de meurtres directement inspirés d’une actualité brûlante; on y retrouvait entre autres la sauvage boucherie de la Saint-Valentin. La fin de Tony Camonte leur semblait en outre beaucoup trop « romantique » et, en tous les cas, peu édifiante, car, tel un héros tragique, le jeune truand acceptait et provoquait sa propre mort privant ainsi la société de sa vengeance.  

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Mais tout cela n’était rien au regard d’un autre élément, beaucoup plus important, du scénario : la sexualité. Plus que la violence et le sadisme de bon nombre de séquences, les rapports scabreux entre Tony et sa sœur Cesca épouvantèrent les puritains censeurs du Hays Office. Ils leur était intolérable qu’on pût assimiler l’incestueuse passion des Camonte à celle des Borgia. Force fut donc de procéder à des aménagements, à des coupures et d’inclure des scènes hautement édifiantes. Quelques tirades verbeuses prononcées par les membres d’une assemblée de citoyens bien pensants réclamant la mobilisation générale de la société contre le gangstérisme furent ajoutées en préambule et dans le corps du film.  

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L’érotisme trop explicite de certaines scènes entre le frère et la sœur dut être gommé ; une nouvelle fin plus conforme aux vues des censeurs fut tournée et utilisée dans certains Etats. On y voyait Camonte face à ses juges apprenant sa condamnation à la pendaison. Paul Muni ayant refusé de tourner la séquence, c’est une doublure qui y apparaît de dos. Tout cela ne put réduire l‘implacable dynamique du film. S’il est une morale dans ce film, elle ne doit rien à l’intervention des censeurs mais à un phénomène de « catharsis » qui retrouve la grande tradition de la tragédie classique.  

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On a beaucoup glosé sur la violence de Scarface et, de fait, les corps roulent, sans vie, sur les chaussées luisantes, s’écroulent au fond des bars ou des salles de jeux enfumées, les mitraillettes crépitent dans la nuit, pourtant la plupart de ces scènes sont traitées de façon elliptique : Hawks suggère les meurtres plus qu’il ne les montre et, paradoxalement, il ne fait que les rendre plus effrayants. L’assassinat de Boris Karloff, qui campe un chef de bande rival traqué par Scarface, est à cet égard très représentatif du parti pris adopté par le réalisateur. La scène se passe dans un bowling. Karloff lance une boule ; la caméra suit la trajectoire de celle-ci. Une fusillade éclate. Sous le choc de la boule, les quilles s’abattent ; une seule tournoie encore quelques instants sur elle-même. Sans que Hawks ait jamais montré la mort de Karloff, le spectateur sait qu’il vient de tomber — comme une quille — sous les balles de Tony Camonte.  [La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas (1983)]



Entre 1936, date à laquelle les droits de distribution aux Etats-Unis des productions Howard Hughes furent acquis par Astor Films, et 1947, où tous ses films furent réédités, Scarface rapporta 297 934 dollars, portant ses recettes brutes totales aux Etats-Unis à 1 233 233 dollars avant d’être retiré de la circulation. Par la suite, en raison de sa réputation et de sa disparition presque complète, il devint l’un des films les plus recherchés par les cinéphiles et les historiens de cinéma, visible seulement à l’étranger ou à des projections clandestines, où les copies présentées étaient presque invariablement d’horribles contretypes en 16 mm d’on ne savait trop quelle version. Scarface ne put être vu de nouveau dans des conditions normales qu’en 1980, après l’acquisition par Universal de la plupart des titres Hughes. Son retour fut marqué par une présentation spéciale au Festival de New York – qui marquait la première officielle à Manhattan de la version originale, jamais auparavant autorisée à New York – et une projection à la Directors Guild of America à Los Angeles. Une sortie limitée en salle et une version vidéo suivirent, ainsi que le populaire remake par Brian De Palma pour Universal en 1983 ; les excès et le carnage de cette version étaient sans doute plus que suffisants pour faire se retourner Will Hays dans sa tombe…  [Hawks – Todd McCarthy (Biographie traduite de l’américain par Jean-Pierre Coursodon – Ed. Institut Lumière / Actes Sud (1999)]



L’histoire : 

Chicago au début des années 1930, à l’époque de la prohibition alors que la contrebande des boissons alcoolisées est organisée par la pègre. Tony Camonte (Paul Muni), truand d’origine italienne, fait partie d’un gang de bootleggers. Grâce à son dynamisme et à ses méthodes expéditives, il devient le bras droit d’un chef de bande, Johnny Lovo (Osgood Perkins). Peu à peu, Tony, à la suite d’une série de coups réussis, prend de l’importance et suscite l’inquiétude de Lovo, d’autant plus que Tony cache à peine ses intentions vis-à-vis de sa maîtresse, Poppy (Karen Morley). Lovo tente d’éliminer son second trop entreprenant mais il tombe dans le guet-apens que Tony lui a tendu. Lovo éliminé, Poppy conquise, Tony devient le chef du gang. Une seule personne lui résiste : sa propre sœur, Cesca (Ann Dvorak), qui s’affiche avec un de ses hommes les plus proches, Rinaldo (George Raft). Dans une véritable crise de jalousie, Tony abat son lieutenant, ignorant que les deux jeunes gens venaient de se marier. La police se décide enfin à passer à l’action. Face au danger qui menace son frère, Cesca pardonne et le rejoint dans l’appartement transformé en forteresse. Cesca tombe sous les balles. Tony fait semblant de se rendre pour s’enfuir mais il est abattu à son tour par la police.


Les extraits

HOWARD HAWKS 
Du début des années 1920 à la fin des années 1960, Howard Hawks a réalisé des comédies et des films d’aventures qui témoignent d’une vision singulièrement pessimiste de la condition humaine.  


CINÉMA ET CENSURE : LE P-CODE
Les scandales qui secouèrent Hollywood dans les années 1920 déclenchèrent une violente réaction puritaine, qui atteint son point culminant avec l’entrée en vigueur du code Hays en 1934.


Enhardi par les ordres de Hughes, Hawks joua à fond sur la brutalité des personnages et la violence de l’action. Stylistiquement, il se surpassa. Pour un réalisateur qui avait rejeté les mouvements de caméra recherchés et les enjolivures formelles après ce qu’il considérait comme l’échec des expérimentations de Paid to Love, le plan d’ouverture était comme un glorieux retour au cinéma muet et un hommage à l’influence de l’expressionnisme. Pendant trois minutes la caméra se promène parmi les restes de ce qui fut de toute évidence une soirée orgiaque. Cadrant d’abord en contre-plongée un lampadaire qui s’éteint, l’appareil descend pour montrer un livreur de lait et un panneau sur le trottoir annonçant « 1st Ward Stag Party – Tonight ». Un homme à tout faire rentre le panneau dans le restaurant, brosse quelques confettis sur les palmiers en pot et ramasse un soutien-gorge parmi les serpentins qu’il balaie, tandis que l’hôte, « Big Louie » Costello, très content de lui, admet à ses deux compagnons de beuverie que son ancien associé Johnny Lovo va probablement causer des ennuis, mais leur assure que lui, Louie, n’a rien à craindre, possède tout ce qu’il désire et est « au sommet du monde ». Après leur départ, Costello se dirige vers une cabine téléphonique, la caméra continue vers la droite et cadre l’ombre d’un homme qui se dirige vers la cabine en sifflotant un thème de Lucia de Lammermoor de Donizetti. Filmé en silhouette, l’homme sort un revolver, dit « HeIIo, Louie » et tire, rompant le calme élégant de la scène, déclenchant une guerre des gangs, et donnant au film un coup d’envoi à sensation.  

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En 1931, le Hays Office, dirigé par le puritain Will Hays, ancien président du parti républicain, était chargé de faire appliquer des règles générales de décence dans les films : les méchants devaient être punis, les liaisons pré- ou extraconjugales ne pouvaient être explicitement montrées, les religions et autres institutions respectées ne pouvaient être insultées, et ainsi de suite (des règles infiniment plus restrictives, telles que l’interdiction de montrer un couple marié dans le même lit, ou la durée limite des baisers fixée à trois secondes, ne seraient édictées que plus de deux ans plus tard). Employé par les grands studios, Hays veillait à ce que leurs films respectent les règles, mais il était aussi au service des moguls, et était particulièrement proche du plus puissant de tous, Louis B. Mayer, ami et grand supporter du président Herbert Hoover. Aucun film ne pouvait être distribué sans l’approbation de la Motion Picture Producers and Distributors of America (Association des producteurs et distributeurs de films) sous la forme d’un « sceau de la production », Hays et son adjoint, le colonel Jason Joy, et le laborieux fantassin Lamar Trotti étant chargés de dispenser les sceaux. Le Hays Office commençait généralement sa surveillance au niveau du scénario, signalant aux producteurs quels sujets étaient ou non acceptables, indiquant des répliques ou des situations qui risquaient d’être rejetées non seulement par Hays mais aussi par les myriades de commissions de censure qui existaient alors dans le pays tant au niveau des Etats qu’au niveau municipal. Le Hays Office ne se considérait pas strictement comme un organisme de censure, mais comme une entité salutaire servant d’intermédiaire entre les cinéastes, qui essayaient souvent d’aller trop loin, et les censures locales, qui pouvaient se montrer irrationnelles, imprévisibles et inconséquentes dans leurs décisions.  

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Un scénario de Scarface fut dûment remis au Hays Office, qui, le 1er juin 1931, donna une réponse assez inquiète. La première objection concernait le personnage de la mère de Tony Camonte. Hays était choqué par la peinture de la mère comme une « virago cupide, une criminelle d’un type distinctement italien » ; il demandait que le personnage soit changé et qu’on lui donne une réplique où elle dit à son fils tout ce que la race italienne a apporté au monde, et que lui, Tony, est la honte de toute sa race.  Hawks s’est toujours vanté d’avoir consulté de vrais gangsters quand il préparait le film, mais ses déclarations sont sujettes à caution. Il prétendait que Capone lui-même aimait le film et en possédait une copie ; or, quand le film fut distribué. Capone était déjà en prison. Ben Hecht (un des scénaristes) raconte, ce qui est plus crédible, qu’il reçut la visite de deux acolytes de Capone qui lui demandèrent sur un ton menaçant qui était cet Howard Hughes qui s’imaginait pouvoir faire un film sur leur patron. Hecht leur assura que Hughes n’était qu’ »un pigeon plein de fric » et qu’il ne présentait aucun danger pour leur patron. 

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Travaillant sept jours par semaine alors que la pratique à Hollywood était de six, Hawks menait rondement le tournage, Mahin révisant le dialogue quotidiennement. Quand Hughes, que Hawks avait audacieusement banni du plateau, vit les rushes du premier accident de voiture causé par les mitraillettes, cela lui plut tellement qu’il demanda à Hawks d’en filmer d’autres, pour dépeindre le règne de la terreur instauré par Scarface. Inspiré par l’habitude des journaux de marquer d’un X, sur les photos représentant la scène d’un crime, l’endroit où le cadavre avait été trouvé, Hawks décida d’utiliser le motif visuel du X dans toutes les scènes de meurtre. Il offrit aux membres de l’équipe cinquante, puis cent dollars pour toute suggestion astucieuse qu’il utiliserait dans le film. Il en obtint d’excellentes : la croix de l’enseigne d’un entrepreneur des pompes funèbres au-dessus du trottoir où un crime a eu lieu ; les poutres du toit du garage dans la scène du massacre de la Saint-Valentin ; le chiffre romain X sur la porte de l’appartement quand Tony vient tuer Rinaldi ; et, la plus mémorable : l’X qui marque le strike de Gaffney au bowling après sa mort.  

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Dans la tradition du cinéma muet, Hawks fit jouer de la musique sur le plateau pour mettre ses acteurs dans l’ambiance voulue. Son ingéniosité et son tact en tant que réalisateur furent mis à rude épreuve par les problèmes diamétralement opposés présentés par Muni et Raft, le vétéran bourré de technique théâtrale et le pur amateur. Au début, Muni exagérait l’accent italien du personnage. Hawks le lui fit atténuer de moitié, puis encore de moitié, parce que « nous voulons simplement suggérer que tu es italien ; ça se sent plus dans les inflexions que dans l’accent. En plus, il faut qu’on te comprenne. » Certains spectateurs remarquent que l’accent de Muni devient moins distinct au fur et à mesure que Tony s’américanise et s’éloigne de ses racines. Hawks dit aussi à Muni au début qu’il chargeait trop son personnage, et lui suggéra d’alléger son jeu en superposant un enjouement de surface à la brutalité naturelle de Camonte. Comme exemple, il cita l’anecdote fameuse dans laquelle Capone donne un banquet pour un rival, chante ses louanges, boit à sa santé, fait quelques plaisanteries, puis devient plus sérieux et sarcastique, et finalement tire une batte de Baseball et matraque le gangster à mort. Cette scène, qui n’est pas utilisée dans Scarface, apparut près de trente ans plus tard dans deux films tournés en 1958, Party Girl (Traquenard) et Some Like It Hot (Certains l’aiment chaud). Dans ce dernier, c’est George Raft lui-même qui joue la scène. En 1987, Robert De Niro en donna une autre version dans The Untouchables (Les Incorruptibles). Muni s’absorba dans le rôle avec le goût du détail pour lequel il deviendrait célèbre, arrivant au studio à 5h30 le matin pour étudier ses scènes, répétant devant un miroir en pied dans sa loge et récitant ses répliques dans un dictaphone pour pouvoir se les rejouer et trouver les gestes appropriés pour les accompagner. 

C’est George Raft qui amena Ann Dvorak au film. La jolie danseuse, âgée de dix-huit ans, l’avait accompagné à une réception donnée par Hawks. Hawks a décrit la scène suivante : « Ann a demandé à Raft de danser avec elle mais il a refusé. Elle était un peu éméchée et elle s’est mise à onduler devant lui de manière très sexy, essayant de l’attirer pour qu’il danse avec elle. Elle était sensationnelle. Elle portait une robe de soie noire décolletée jusqu’aux hanches. Je suis sûr qu’elle n’avait rien dessous. Au bout d’un moment George n’a pu résister, et ils ont fait ce numéro du tonnerre qui a laissé tout le monde pantois. » La soirée fut décisive à plusieurs égards. Le lendemain, Hawks convoquait Dvorak, et après avoir arrangé avec Eddie Mannix de la libérer de son contrat à la MGM, où elle languissait dans de petits rôles, il lui confia le rôle essentiel de Cesca, la sœur de Tony qui tombe amoureuse de Gino. La danse de Dvorak avait tellement impressionné Hawks qu’il la lui fit reprendre dans le film, dans la scène du night-club où Cesca attire Gino sur la piste, moment qui marque le début de leur liaison passionnée et malheureuse. Pour Hawks, « la scène était formidablement efficace parce que c’était quelque chose qui était vraiment arrivé entre George et Ann ».  

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Quant à Paul Muni, Hawks était loin d’être un amateur du théâtre yiddish, et il semble plausible que Hecht lui ait fait obtenir le rôle, comme il l’affirmait. A tout le moins, Hecht attira probablement son attention sur l’acteur. A l’époque, Muni était de retour à New York après une première tentative décevante à Hollywood dans The Valiant et Seven Faces en 1929, convaincu que son avenir était sur la scène et non au cinéma. Hawks a prétendu avoir vu Muni au théâtre yiddish « dans une excellente scène où il avait le dos à la caméra [sic]. C’était un tel puriste que même ses mains étaient celles du personnage. » Une autre fois, Hawks dit avoir « vu Muni dans un théâtre juif de la 39 Rue, il jouait un vieillard ». En réalité, Muni ne jouait dans aucune pièce lors du séjour de Hawks à New York, mais le cinéaste lui rendit néanmoins visite. « Il fut très agréable et souriant mais il dit qu’il ne pourrait pas jouer ce type d’homme, ce n’était pas son genre, il n’était pas physiquement assez solide. De plus, Cagney avait fait The Public Enemy (L’Ennemi punlic) et Robinson Le Petit César; que pouvait-on faire avec Scarface  qui n’ait pas déjà été fait ? »  

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Hawks avait engagé George Raft pour son allure et sa personnalité, et savait que son efficacité à l’écran dépendrait avant tout de ses yeux, ses manières. Bien habillé, Raft faisait beaucoup d’effet, et Hawks le plaça souvent dans des scènes où il n’avait rien à faire, simplement pour ajouter à l’ambiance, et donner du poids et de l’autorité au personnage de Rinaldi. Quand au célèbre jeu de scène de Gino avec une pièce de monnaie, dont au Hawks disait qu’il a « probablement contribué à faire de Raft une star », la paternité en est de nouveau disputée entre le réalisateur et le scénariste. Raft a toujours maintenu que c’était Hawks qui l’avait imaginé : « Je passais le plus clair de mon temps sur le plateau à m’exercer à jeter cette pièce en l’air. » Heureux d’accepter la responsabilité de l’idée, Hawks expliquait qu’elle lui avait été inspirée par une vieille histoire de gangster sur un tueur qui, en signe de dérision, laissait une maigre pièce de cinq cents, un nickel, dans la main de sa victime. John Lee Mahin, en revanche, jurait que Hecht avait introduit le détail dans le scénario, qu’il soupçonnait Raft de n’avoir jamais lu. Quand Tony vient chez sa sœur et abat Gino, Raft, qui jouait avec sa pièce sur les instructions de Hawks, tomba en arrière et se cogna accidentellement la tête contre la porte. « En glissant le long de la porte j’étais semi-inconscient et je suis tombé dans une mare de mon propre sang. Mes yeux ont roulé comme ceux de quelqu’un qui meurt. La pièce est tombée de ma main. J’ai entendu Hawks qui disait « Coupez, elle est bonne». Tout le monde a dit que c’était la meilleure scène de mort jamais tournée. Hawks a filmé la pièce roulant sur le plancher puis s’immobilisant. Il m’a dit plus tard : «Cette pièce qui roule et s’arrête raconte l’histoire de la mort de Gino.» » Toutefois, rien de tout cela ne se retrouve dans le film ; George Raft glisse simplement au sol, secouant la tête d’un air incrédule, et la pièce a disparu. 

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L’aspect le plus litigieux de Scarface, depuis la première lecture du scénario jusque même après la sortie du film restait la fin. Dans la première mouture Tony Camonte, réfugié dans son repaire aux fenêtres blindées avec sa sœur bien-aimée, échange des coups de feu avec les policiers tout en les agonissant d’injures. Le frère et la sœur échangent des expressions d’amour éternel, Cesca est abattue et Tony forcé à sortir par les gaz lacrymogènes. Comme un animal enragé il se rue dans les escaliers sous une pluie de balles qui ne parviennent pourtant pas à l’arrêter. Il titube vers Guarino – le flic sur la plaque duquel il avait craqué une allumette un peu plus tôt dans l’histoire – et, pointant son revolver sur son visage, tire sur lui à bout portant. Mais l’arme était vide. Guarino abat Scarface, qui s’écroule mais continue à appuyer sur la détente de son revolver, provocant et insolent jusqu’au bout.
Hays rejeta tout cela en bloc : « Dans le dernier épisode de cette histoire, Tony fait preuve de qualités humaines, en particulier dans le souci qu’il exprime pour le sort de sa sœur. Il est aussi doué d’une force surhumaine quand il essuie un tir de barrage sans être tué. Si cette scène n’est pas modifiée, elle prêtera facilement à l’accusation de constituer une « glorification» du criminel. »
Trois jours plus tard, le colonel Joy renchérissait dans une lettre officielle, exprimant l’inquiétude que Scarface ne paraisse trop héroïque ; il suggérait, pour la première fois, que le gangster se comporte comme un lâche à la fin, et que le personnage du détective Guarino soit étoffé pour en faire le policier courageux qui entre seul dans le bâtiment en flammes pour capturer le gangster.
Avec John Lee Mahin désormais principal scénariste, des révisions furent hâtivement écrites pour satisfaire le Hays Office. A la mi-juin, Hawks et E. B. Derr, un cadre de Hughes, rencontraient presque quotidiennement le colonel Joy « dans une dernière tentative pour sauver tout ce qu’on pouvait de l’histoire ». Au milieu des négociations, Joy fit savoir à Hays que le traitement de l’histoire devenait « plus satisfaisant », mais que le résultat resterait néanmoins « le film de gangsters le plus brutal et le plus franc que nous ayons eu. Nous avons dit [à Hawks] qu’il serait probablement refusé par toutes les commissions de censure, et qu’il aurait pour effet de fermer la porte à tout autre projet proposé.  »  

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Joy montra Scarface à Hays et au chef de la police Mulrooney. Ce dernier donna son approbation. Mais pendant les trois semaines qu’il passa à New York, Joy s’abstint de le projeter aux censeurs de l’Etat de New York, craignant, avec Hays, qu’ils n’approuvent le film. De retour à Hollywood, il informa Hughes qu’il faudrait de nouvelles coupures, ainsi qu’une nouvelle fin qui forcerait Tony à payer pour ses crimes. Comme Quarberg le remarquait sarcastiquement : « La fin imaginée par Hays était un chef-d’œuvre de créativité. Bien qu’aucun gangster dans la vie réelle n’ait jamais été pendu, c’était le sort qu’il réservait à Scarface. Quatre minutes après la conclusion logique d’un film au réalisme sans égal, alors que les spectateurs sortent déjà de la salle, on vous montre ce qui arrive à un grand méchant gangster – procès, condamnation, discours du juge quand il prononce la sentence, et tous les détails de la pendaison : on fait lecture de l’acte d’exécution, on teste l’échafaud, on passe la corde au cou du condamné, et finalement la pendaison elle-même. »


Cette exécution artistique fut filmée comme Hays le demandait, mais sans la participation ni d’Howard Hawks ni de Paul Muni. Utilisant une doublure pour les plans généraux et des gros plans de menottes aux poignets et de fers aux chevilles, et filmant le dos du prisonnier presque tout le temps, Richard Rosson réussit à assembler cette conclusion ampoulée et totalement irréaliste qui ne pouvait satisfaire qu’une seule personne : Will Hays.
Pour s’assurer que sa version favorite du film serait montrée dans toutes les situations possibles, Hughes fit savoir que toutes les copies contenant la pendaison finale seraient réunies et gardées sous scellés. Le producteur réapparut enfin aux Etats-Unis, assistant avec Billie Dove à la première de Scarface à Houston, sa ville natale, le 22 avril. Hawks et Ann Dvorak, qui avaient récemment terminé La foule hurle, vinrent aussi, à la demande de Hughes. Scarface battit le record de recettes pour un premier jour d’exploitation au Metropolitan Theater. Les premiers résultats dans d’autres villes étaient également substantiels. La redoutable commission de censure de l’Ohio venait d’approuver le film sans coupures, et la persistance de Quarberg semblait sur le point de porter ses fruits. [Hawks – Todd McCarthy (Biographie traduite de l’américain par Jean-Pierre Coursodon – Ed. Institut Lumière / Actes Sud (1999)]


MONKEY BUSINESS (Chérie, je me sens rajeunir) – Howard Hawks (1952)
Quinze ans après le triomphe de Bringing up Baby (L’Impossible Monsieur Bébé), Howard Hawks et Cary Grant renouent avec le ton résolument décalé de la « screwball comedy ». Mais le film fera également date pour avoir enfin révélé au grand public une certaine Marilyn Monroe.

THE BIG SLEEP (Le Grand sommeil) – Howard Hawks (1946)
Le vieux général Sternwood (Charles Waldron) charge le détective privé Marlowe (Humphrey Bogart) de résoudre une affaire de chantage dans laquelle est impliquée sa fille Carmen (Martha Vickers), une jeune femme aux mœurs très libres. L’enquête conduit le détective sur la piste d’un complot meurtrier dans lequel la jolie Vivian (Lauren Bacall), la seconde fille du général, semble jouer elle aussi un rôle obscur. En s’éprenant de cette dernière, Marlowe va devenir la cible de bandes rivales.  

HIS GIRL FRIDAY (La Dame du vendredi) – Howard Hawks (1940)
His Girl Friday (La Dame du vendredi) est une adaptation d’une célèbre pièce de théâtre nommée Front Page, écrite par le tandem Hecht et Mac Arthur, amis personnels d’Howard Hawks. Hecht fut par ailleurs un scénariste très prisé à Hollywood, et a travaillé à maintes reprises avec le réalisateur de The Big Sky (La Captive aux yeux clairs).

TO HAVE AND HAVE NOT (le Port de l’angoisse) – Howard Hawks (1944)
« Est-ce que tu crois qu’on pourrait créer un personnage féminin qui soit insolent, aussi insolent que Bogart, qui insulte les gens, qui le fasse en riant, et arriver à ce que le public aime ça ? » demanda Howard Hawks au scénariste Jules Furthman. Ainsi naquit le personnage de Marie Browning, la fille qui apprend à siffler à Bogart. Et ce n’est rien de dire que le public aima. Bogart, aussi, mais c’est une autre histoire.

GENTLEMEN PREFER BLONDES – Howard Hawks (1953)
Ce premier rôle de Marilyn dans une comédie musicale lui permit de révéler l’incroyable potentiel artistique qu’elle avait en elle: jouer, chanter, danser… Elle mit un tel cœur à démontrer ces qualités, et dépensa une telle énergie à les travailler que ce film est resté célèbre.



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