The Killing (L’ultime Razzia) traite d’un thème familier à Stanley Kubrick, la faillibilité de l’homme et de ses projets. De même que les dispositifs de sécurité dans Le Dr Folamour fonctionnaient mal et précipitaient la catastrophe finale, que l’ordinateur de L’Odyssée de l’espace, Hal, finissait par se révolter, le crime parfait de The Killing se solde dans un bain de sang à cause de l’avidité et de l’erreur humaine.

L’histoire : Un petit truand qui a déjà fait de la prison, Johnny Clay (Sterling Hayden), met au point un plan audacieux de cambriolage des recettes du tiercé avec la complicité d’un flic corrompu, Randy Kennan (Ted de Corsia), du serveur du bar du champ de courses, Mike O’Reilly (Joe Sawyer), du caissier du guichet des paris, George Peatty (Elisha Cook Jr.) , d’un joueur d’échecs et d’un tireur d’élite, Nikki Arane (Timothy Carey). Pour faire diversion ils tirent sur un cheval de course et le vol se déroule comme prévu mais le tireur d’élite est abattu en s’enfuyant. Sherry Peatty (Marie Windsor), la femme autoritaire et cupide du caissier fait parler son mari puis informe son amant du coup. Quand le gang est rassemblé pour procéder au partage du butin, l’amant de Sherry, aidé d’un complice, tente de voler les voleurs. La fusillade qui s’ensuit est une vraie boucherie. Mortellement blessé, le caissier titube jusque chez lui et tue sa femme infidèle. Clay, arrivé après le massacre, prend l’argent. Il est arrêté à l’aéroport au moment où la valise tombe du wagonnet des bagages, les billets s’éparpillant au vent.

Troisième film de Stanley Kubrick, qui a alors vingt-huit ans, The Killing ne possède plus aucun des défauts du style un peu tape-à-l’œil de son œuvre précédente, Killer’s Kiss (Le Baiser du tueur). Le film présente une intrigue et des personnages aussi rigoureux que ceux de Asphalt Jungle (Quand la ville dort), de John Huston, avec lequel il offre d’ailleurs divers points de comparaison. Moins « professionnels » que les héros du film de Huston, ceux de Kubrick cherchent eux aussi, à l’occasion de ce hold-up auquel ils sont confrontés, à échapper à la médiocrité de leur univers quotidien. Marvin Unger est un homme vieilli, Randy Keenan un policier incapable de subvenir à ses nombreuses dettes, Mike O’Reilly a une femme malade qu’il a besoin de faire soigner, et George Peatty vit avec une femme coquette qui le ruine et le trompe. La réussite du hold-up peut brusquement leur permettre d’échapper aux difficultés de leur vie quotidienne. [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]

« Cerveau » de l’opération, Johnny Clay vient de passer quelques années en prison. Il n’a qu’une envie : ne pas y retourner. Gravitent autour de ces personnages essentiels, l’amant de Sherry et son complice, un jeune tueur, rêvant l’un et l’autre de s’emparer du butin, et les deux comparses engagés par Johnny, Maurice Oboukhoff, lutteur et amateur d’échecs, et Nikki Arane, le seul professionnel de toute l’équipe, qui aime visiblement plus les petits chiens que les Noirs… Le choix de l’interprétation permet à Kubrick de se référer immédiatement à la tradition mythologique du « film noir ». Sterling Hayden était le héros de Asphalt Jungle, ce Dix Handley incapable d’oublier sa jeunesse et espérant avant de mourir retrouver les lieux de celle-ci. Elisha Cook Jr., trahi ici par une pulpeuse épouse – une de ces garces chères au genre – était Harry Jones, l’une des victimes du Big Sleep (Le Grand Sommeil), marqué, comme ici, par un destin fatal et inéluctable. [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]

Raconter un cambriolage du point de vue des voleurs fut un procédé employé couramment entre les années 1950 et 1960, mais le film diffère de ses prédécesseurs par son travail sur le déroulement temporel. Le film noir a usé des Flash-back (The Killers, Dead Reckoning, Out of the past, pour ne citer qu’eux) mais The Killing joue avec le temps d’une manière différente. Le complot est relaté par bribes et par fragments au fur et à mesure que les différents membres du gang, et leurs rôles respectifs dans le hold-up, nous sont présentés. Une fois que le portrait d’un personnage a été établi, le film fait un bond en arrière pour en reprendre un autre jusqu’à ce que tous les éléments s’assemblent comme les pièces d’un puzzle. Cette technique est reprise pour le cambriolage lui-même. Un plan sur les chevaux mettant en place les barrières de départ donne la référence initiale du temps, puis l’on suit chacun des membres du gang jusqu’à la fin du cambriolage. [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]

« Je cherche, disait Kubrick, à créer un climat, mais un peu comme une échappatoire lorsque le sujet ne présente pas beaucoup d’intérêt en soi. C’est le cas pour The Killing, qui n’était qu’une simple histoire policière et que j’ai sauvé – du moins je le crois – de la banalité en employant un procédé narratif assez littéraire pour ce qui est de la chronologie des événements. (…) The Killing a été mon premier vrai travail de professionnel. Là aussi, le sujet était assez mauvais, mais j’en ai soigné bien davantage la réalisation.»

C’est une structure originale pour un film de ce genre qui résout avec succès le problème de la simultanéité narrative. Le film est tourné dans un style cru et nerveux et bien qu’il semble vouloir forcer sa parenté avec la tradition de la fiction hard-boiled. Il comporte de nombreux traits mémorables : le masque de clown en caoutchouc souriant grotesquement que Hayden emploie pour cacher son visage ; l’amour du tireur d’élite, incarné par Timothy Carey, pour les jeunes chiots et son rictus souriant, annonciateur de sa mort rapide ; le perroquet enfin qui scande de ses cris la querelle conjugale. [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]

Johnny, le cerveau du braquage, a tout imaginé et conçu comme un « puzzle en désordre » dont « toutes les pièces » finissent par s’assembler pour former « le motif prédéterminé ». Mais comme dans tout film noir qui se respecte, le destin finit par entrer dans le jeu pour mettre à mal les plans les mieux huilés. Si Johnny peut donner l’impression de courir sans but de gauche à droite dans une série de plans en travelling latéral, à la fin du film la caméra se déplace dans la direction opposée, de droite à gauche, et montre un chariot à bagages qui fait une embardée pour éviter un caniche égaré ; la valise de Johnny s’ouvre en tombant par terre, éparpillant le butin du braquage aux quatre vents. Ce caniche ne faisait pas partie du puzzle prédéterminé. Quand sa fiancée Fay (Coleen Gray) l’enjoint de s’enfuir pour échapper à la police, la réponse de Johnny exprime un fatalisme typique du noir : « Qu’est- que ça change ? » Qu’il essaie de s’en sortir ou pas, le destin veillera à ce qu’il échoue. [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]

Tout le monde est-il donc prédestiné à l’échec ? Lorsque George, caissier au champ de courses et complice du braquage, se plaint de douleurs au centre, son épouse Sherry lui dit : « Peut-être que t’as un trou à l’estomac. » Sherry vend la mèche à son amant, Val (Vince Edwards), qui tente de s’approprier l’argent après le braquage ; Georges l’abat, mais reçoit une balle dans le ventre. S’il n’avait pas tiré sur Val, George n’aurait pas fini avec un « trou à l’estomac ». ce n’est pas le destin, ici, qui condamne George, mais son désir de vengeance. De même, si Sherry avait aimé George au lieu de le tromper et de le piéger pour devenir riche, elle n’aurait pas été tuée par son mari trahi. « Tu as un énorme dollar à l’endroit où la plupart des femmes ont un cœur », s’entend-elle dire avant qu’une balle vienne interrompre ce cœur cupide. Plutôt qu’un destin écrit, ce sont leurs propres vices qui finissent par perdre ces personnages. La cupidité, le désir farouche de « faire une razzia » les conduits à la mort. [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]

Pourtant, ni le destin ni les actions des personnages ne sont forcément déterminants. La structure fragmentée du film suggère également cette idée d’imprévisibilité et de flexibilité qui dément toute possibilité de fin prédéterminée. Le temps modifie l’espace ; la narration n’est pas un puzzle achevé, mais plutôt un ensemble de pièces placées tour à tour au bon ou au mauvais endroit et qui s’imbriquent (ou non) les unes dans les autres selon un plan initial. Le catcheur Maurice Oboukhoff (Kola Kwariani) provoque une bagarre pour créer une diversion dont Johnny profite pour se glisser sans être vu dans la salle des calculs et commettre le vol. Cette pièce du puzzle est bien placée, mais Marvin (Jay C. Flippen), qui finance le coup, était censé rester chez lui et, surtout, ne pas arriver ivre sur le champ de course, menaçant de tout faire capoter. Cette pièce inattendue jetée en plein jeu fait pourtant partie des éléments qui participent à un film parfait, car quand un autre imprévu se présente – un gardien surprend Johnny – Marvin bouscule l’agent et donne ainsi l’occasion à Johnny de s’enfuir. Une autre contingence (les embouteillages) retarde l’arrivée de Johnny à la planque de la bande, mais là encore ce grain de sable est bénéfique, puisqu’il lui évite de se faire tuer avec les autres dans l’échange de feu entre George et Val. C’est la dernière pièce étrangère, le caniche errant, qui finit par gâcher le puzzle que Johnny a tenté d’assembler avec tant de soin. [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]

Si un petit chien peut réduire à néant tous les grands projets de Johnny, on ne saurait s’étonner qu’il conclue : « Qu’est-ce que ça change ? » Cela ne veut pas pour autant dire que les décisions morales et les actions humaines ne changent rien. Nikki, qui doit abattre un cheval au fusil pour créer une diversion, refuse un fer à cheval porte-bonheur pour se débarrasser d’un employé du parking trop fouineur, et c’est sur ce même fer à cheval qu’il crève ensuite un pneu de sa voiture et se retrouve piégé sous le tir d’un policier. L’ironie du sort dont est victime Nikki signifie qu’on est le propre artisan de sa chance ou de sa malchance. Ses actions et décisions ne sont pas anodines, mais elles ne prédéterminent pas non plus son avenir : elles y contribuent en apportant d’autres pièces au puzzle inextricable de l’existence – et du film. [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]
Les extraits
Catégories :Le Film étranger, Le Film Noir
J’adore ce film, Mary Windsor y joue une horrible garce mais il parait qu’elle était adorable dans la réalité !!
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j’aime me promener sur votre blog. un bel univers. Très intéressant. vous pouvez visiter mon blog (cliquez sur pseudo) à bientôt. bises
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