Le Film Noir

ODDS AGAINST TOMORROW (Le Coup de l’escalier) – Robert Wise (1959)

Un flic sexagénaire limogé pour corruption, un chanteur noir criblé de dettes de jeu et un vétéran de la seconde guerre qui n’a jamais réussi à se réintégrer s’associent pour un braquage de banque. la haine et le racisme font déraper l’entreprise… Adapté d’un roman de William Mac Given (The Big Heat) par Abraham Polonsky (Force of Evil) et Nelson Gidding et dans la lignée du Asphalt Jungle de John Huston, Odds Against Tomorrow s’intéresse plus à la psychologie des personnages qu’au « casse » proprement dit, qui, arrive à la fin, ne dure que quelques minutes et dont la conclusion reflète l’attitude suicidaire des protagonistes. Complexés, ambigus, ils sont le produit de l’univers glacial et étouffant dans lequel ils sont forcer d’évoluer. Ce film est le chant du cygne du film noir de la grande époque. [François Guérif]


L’action se passe au milieu des années 1950 dans une petite ville des environs de New York. L’après-midi est fraîche en cette fin d’automne, le vent souffle. De gros nuages menaçants courent dans le ciel, de loin en Iain le soleil perce de ses rayons la sombre masse nuageuse et jette une lueur vive sur le fleuve tranquille. À différents endroits sur les rives du fleuve, trois New-yorkais – deux Blancs et un Noir – attendent que le temps passe. La scène a quelque chose d’inquiétant. L’attente semble se prolonger indéfiniment. Même si les trois hommes n’ont pas grand-chose en commun, ils forment désormais un trio, avec le même objectif en tête : dévaliser une banque.

Dans ce film noir hors du commun, le thème classique du héros tragique va de pair avec l’inéluctabilité de l’échec Individuel, mais l’atmosphère sinistre caractéristique du genre est rendue ici par des images saisissantes. Des feuilles de journaux sont poussées par le vent dans les rues désertes, de la vapeur s’échappe des égouts et le soir, les lumières de la grande ville se reflètent dans les flaques d’eau. Le réalisateur Robert Wise parvient à transformer cette banlieue en un vaste paysage solitaire. 

Les trois hommes, qui s’apprêtent à commettre un braquage ne sont du tout sûrs de leur affaire. C’est que l’idée ne les a jamais effleurés qu’Ils dévaliseraient un jour une banque et le doute s’inscrit sur leur visage Mais Ils ont connu des moments difficiles dans leur vie et ce gros coup semble être la chance de leur vie. Johnny, le joueur de Jazz (Harry Belafonte) qui s’est endetté au jeu, a besoin de 7500 dollars. Séparé de sa femme et de sa fille, il aimerait être cet homme riche et couronné de succès qu’il affecte d’être en portant des vêtements de marque. À cet instant précis, assis sur la berge à contempler le fleuve, son regard tombe sur une poupée jetée dans les broussailles. 

Earle (Robert Ryan) est un raciste originaire de l’Oklahoma. Irascible, il a fait de la prison pour avoir tué un homme. Depuis sa sortie, il vit avec Lorry (Shelley Winters), une jeune employée de bureau qui, à force de travail, s’est hissée à un poste à responsabilité. Mais le style de vie émancipé de la jeune femme blesse sa fierté masculine. Earle a le sentiment d’être un éternel perdant. Au bord du fleuve, il recharge son fusil et tire au hasard sur un lapin. 

Le troisième membre du trio est aussi le plus âgé. Il s’agit de Dave (Ed Begley), un ancien flic passé par la case prison pour avoir couvert un parrain de la mafia au cours d’un procès. Il vit avec son berger allemand dans un appartement miteux. C’est lui qui a planifié les détails du braquage. L’affaire pourrait être rondement menée sans cette discorde entre Johnny et Earle… Dominant le fleuve, Dave est assis sur un banc et vise une boîte de conserve avec des cailloux en attendant le moment de passer à l’action. Ce moment est fixé à six heures du soir.  

Cette séquence (extrait n°6) étonnamment lente avant l’attaque de la banque, située aux deux tiers du film, ne dure pas moins de dix minutes. Elle est accompagnée par un thème musical de jazz absolument remarquable composé pour occasion par John Lewis du Modern Jazz Quartet. Cette séquence est l’une des plus calmes et des plus bouleversantes qui aient jamais précédé une scène d’action au cinéma. Elle pousse le suspense à un point insoutenable. Après la longue exposition des personnages et des conflits qui les déchirent, le spectateur brûle d’impatience. L’action n’est pas loin… 

Dans Odd against tomorrow, le réalisateur Robert Wise utilise avec maestria la notion du temps comme élément structurant de la composition générale. Il se sert également de l’espace avec une même virtuosité en recourant à la profondeur du champ pour traduire, à l’intérieur d’une même image, les relations entre les différents personnages. Chaque plan, chaque image de cette séquence enregistrée avec un film spécial à infrarouge et aux contrastes profonds, ont été étudiés avec soin et nous dévoilent un peu du psychisme  des trois protagonistes. Robert Wise, qui a commencé sa carrière comme monteur et a signé le montage de Citizen Kane (1941) pour Orson Welles, nous prouve encore une fois qu’il est un homme de métier. 

Tandis que l’horloge de la First National Bank sonne les six coups, six images nous montrent Johnny, Earle et Dave en train de prendre leurs positions. Le braquage peut commencer. (La première version du scénario prévoyait un happy end, Johnny et Earl mettaient fin à leurs animosités et les trois hommes réussissaient leur coup. Mais le film de Stanley Kramer, The Defiant ones (La Chaîne, 1958], avec Sidney Poitier et Tony Curtis, était sorti l’année précédente, et l’on ne voulait pas d’une fin identique pour Odd against tomorrow) L’avant-dernière image nous montre un panneau portant l’inscription « Stop! Cul-de-sac ». Puis l’œil de la caméra s’abaisse et fixe une flaque d’eau dans lequel le ciel se reflète. [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]


« Le racisme est le sujet de Odds against tomorrow, a expliqué Robert Wise. C’est Harry Belafonte qui m’a contacté pour que je réalise le film car sa compagnie en possédait les droits et il avait déjà développé un scénario. Je me suis senti très concerné par ce thème. A la fin du script original et du roman, le blanc et le noir, au lieu de s’entretuer, devenaient amis. Cela ressemblait trop à The Defiant ones (La chaîne, avec Tony Curtis et Sidney Poirier). Pourquoi ne pas dire que la  » haine détruit » ? ai-je demandé à Harry. Et j’ai changé le dénouement. Je ne suis pas sûr d’avoir eu raison, mais le film bénéficie d’une bonne atmosphère. » Dans le livre, en effet, le hold-up réussit in extremis grâce à la solidarité des deux complices auparavant séparés par la barrière raciale. Wise n’a pu résister à un final nihiliste et hautement symbolique. Cette faiblesse lui sera aisément pardonnée puisque Odd against tomorrow est sans conteste l’une des pièces maîtresses de son œuvre (en passant, quelqu’un pourra-t-il un jour nous expliquer cet énigmatique titre français ?)

Le plaidoyer antiraciste n’est pas la seule qualité du film. Odd against tomorrow est le fruit d’un cinéaste parvenu à une sorte de plénitude de l’art. Capable de tout faire comprendre et de tout dire par le truchement d’une technique épurée : l’écran normal et le noir et blanc. Ce n’est pas un accident si Wise tournera une page de sa carrière après ce sommet en prenant en charge l’un des plus gros budgets de l’époque avec West Side Story. Une autre forme d’expérience avec laquelle il n’avait pas encore eu l’opportunité de se mesurer. Quitte à revenir périodiquement au film à petit budget et « à technique simple » (symptôme important toutefois : les deux seuls films en noir et blanc qu’il signera par la suite seront de format Cinémascope, Two for the Seesaw (Deux sur la balançoire, 1962) et The Haunting (La maison du Diable, 1963).  [Robert Wise – Danièle Grivel et Roland Lacourbe – Filmo 11 – Ed. Edilig (1985)]


Odd against tomorrow pourrait être considéré visuellement parlant, comme le dernier film noir. C’est un estimable rejeton des comédies policières noires comme The Asphalt jungle (Quand la ville dort, John Huston, 1950), mis au goût du jour par un fond sonore « jazzy », les thèmes de l’homosexualité et du racisme. La fin rappelle l’apothéose de White Heat (L’enfer est à lui, 1949). Odd against tomorrow constitue en somme une bonne épitaphe au film noir car il fait référence à plusieurs sous-genres ayant défini son histoire (toutes les productions par exemple, qui mettent en scène des gangsters infâmes, des tueurs psychotiques, des conflits raciaux et autres problèmes sociaux). Le style noir de la fin des années 40 et du début des années 50 se retrouve dans Odd against tomorrow avec ses extérieurs noirs sur noirs et ses scènes d’intérieur efficaces situées dans des pièces sombres découpées par les diagonales des stores vénitiens. Gloria Grahame incarne la dernière veuve noire, ou femme fatale, typique du cycle : elle demande à Robert Ryan de l’exciter avant l’amour en lui racontant ce qu’il ressent au moment de tuer. [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]


Voici un film noir s’appuyant sur un canevas archi-conventionnel et qui recèle une thèse parfaitement intégrée à son développement. A l’inverse d’un Kubrick qui, avec The Killing (L’Ultime razzia, 1956), se livre à un exercice de haute virtuosité par mépris du sujet, Wise ne manifeste jamais la moindre arrogance. Sa réalisation, constamment inventive, ne cherche qu’à se mettre au service de l’histoire qu’elle raconte. Dans Odd against tomorrow, tout est logique, palpable, rigoureux, dépeint chronologiquement, sans séduction gratuite ni tape-à-l’œil. En s’attardant à la description du milieu socioprofessionnel de ses trois protagonistes, Wise met à jour leurs motivations mieux que ne pourrait le faire toute une étude analytique, et renvoie à un autre brillant exercice de cet ordre inauguré dans l’immortel The Asphalt jungle. L’attitude exceptionnelle du cinéaste est de laisser paraître à chaque seconde son attachement pour ses tristes héros : ce ne sont pas de vulgaires gangsters mais des hommes communs amenés presque malgré eux à cette extrémité. Rejetant la responsabilité véritable de leur acte irréparable sur le cynisme d’un ordre social et une certaine angoisse de vivre, Wise s’acharne à découvrir dans le passé de chacun d’eux et dans leur comportement de tous les instants, les signes d’une humanité profonde. Même Slater, le plus méprisable par son racisme viscéral, trouve grâce à ses yeux : il n’est qu’une victime; meurtri par la vie, prisonnier de ses préjugés, violent et plein de rancœur, ses réactions sont le plus souvent déconcertantes par leur candeur. Dès la séquence d’ouverture, bousculé par une petite fille noire dans la rue, on ne peut discerner en lui le raciste qu’il est en réalité : il la prend dans ses bras et la gronde avec une sensibilité touchante en lui disant « petit bout de négresse, tu vas te tuer à voler comme ça » . 

Ado Kyrou, à qui l’on doit la critique la plus pertinente du film, a bien raison de voir en ce personnage « l’un des plus riches et des plus complexes que le cinéma américain nous ait jamais proposé». Robert Ryan fait de Slater un être composite à références cinéphiliques : il y entre des données du soldat antisémite de Crossfire (Feux croisés,1947) d’Edward Dmytryk, et aussi du boxeur gagnant et vaincu de The Set-up (Nous avons gagné ce soir, 1949). Il pourrait être « Stocker » Thompson dix ans après, débarrassé des quelques illusions qui lui restaient… Mais enrichi d’une bonne dose d’ambiguïté. Wise n’aime pas trop expliciter ses idées. Il s’adresse à ceux qui ont conscience de la relativité des faits et de la complexité des sentiments. Son cinéma est aux antipodes de celui des années quatre-vingts : jamais la moindre insistance… Libre à chacun de sentir et d’interpréter le message. Si message il y a.  

Avec des images d’une simplicité déconcertante et des rapports analogiques dont l’évidence n’éclate pas à la première vision mais que des découvertes successives viennent enrichir. Wise s’y révèle l’un des rares cinéastes américains à savoir filmer les temps morts, en valorisant toujours le petit détail déterminant : une feuille de journal emportée par le vent, une poubelle cabossée, une flaque d’eau sur le trottoir, des cheminées d’usine et la campagne en automne, ou l’envol d’une nuée de pigeons dans Central Park se parent, à travers sa caméra, d’une signification instantanée… Une séquence célèbre fait figure d’anthologie : celle de l’attente des trois complices avant l’accomplissement du coup. Chacun s’installe sur le terrain, « en triangle », sous le regard des deux autres. Ingram, pour tromper son impatience, jette de petits cailloux dans la rivière qui charrie des détritus ; Burke l’observe à la dérobée, inquiet de ses réactions ; Slater, un fusil dans les mains, fait mine de tirer sur un lapin. Ils ne font rien et tout est dit. On ne saurait parler de Odd against tomorrow sans signaler qu’il était le film préféré de Jean-Pierre Melville, lequel se vantait de l’avoir vu 120 fois dans sa salle de projection de la rue Jenner. Une ferveur que nous comprenons parfaitement. Melville rendra hommage, une fois de plus, à son maître dans cette utilisation géométrique de l’espace avec la scène qui précède le hold-up du Deuxième souffle (1966). 

Le film de Wise est presque un prototype. En tout cas, l’un des rares exemples d’un film techniquement parfait (il ne doit pas en exister plus de vingt ou trente pouvant mériter ce qualificatif dans toute l’histoire du cinéma). On a le sentiment que le moindre plan coupé ou rallongé, le moindre déplacement d’appareil ou la moindre modification du cadrage aboutirait à un déséquilibre immédiatement préjudiciable à l’ensemble de l’édifice. Chaque élément est à sa place. Immuable et définitive. Un chef-d’œuvre. [Robert Wise – Danièle Grivel et Roland Lacourbe – Filmo 11 – Ed. Edilig (1985)]



L’histoire

Dave Burke (Ed Begley), ancien flic qui s’est fait honteusement chasser des forces de l’ordre de l’ordre demande à Slater (Robert Ryan), gangster plein de préjugés raciaux, de préparer avec lui le hold-up d’une banque située dans une petite ville de l’état de New York. Johnny Ingram (Harry Belafonte), un chanteur noir, se joint à eux car un truand, Bacco (Will Kuluva ), a juré de mettre à exécution ses menaces contre son ex-femme et sa petite fille s’il ne lui rembourse pas très rapidement une dette d’argent. Le cambriolage se passe mal ; un pompiste reconnaît Earl et Johnny est retardé parce qu’il a assisté à un accident et doit témoigner ; il finit par réussir à prendre la place d’un coursier noir chargé de livrer de la nourriture et des boissons à la banque pendant la nuit. Finalement un flic blesse Burke qui ne lui ne pourra donc pas donner la clé de la voiture à ses partenaires ; il se suicide plutôt que d’être arrêté. Les antagonismes raciaux éclatent entre Johnny et Earl qui se battent violemment ; Johnny court après Earl, et tous deux sont pourchassés par la police jusque sur un immense réservoir de pétrole. Les deux criminels se tirent mutuellement dessus, mettant le feu au réservoir. Le lendemain, quelqu’un fouillant les décombres se demandent devant les deux cadavres : « Qui est qui ? » et son compagnon lui répond : « A toi de choisir ».


Les extraits


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